La légalité est une chose, la légitimité en est une autre, et il s’est écrit des bibliothèques entières sur cette distinction classique en philosophie politique. C’est la notion de consentement qui peut relier les deux termes : une décision, une situation ou une institution peuvent être parfaitement fondées en droit, mais elles ne deviennent légitimes que si elles reçoivent tacitement et de manière consensuelle le consentement des membres du groupe auquel elles s’appliquent. La construction européenne est un laboratoire du non respect de cette exigence.
L’exemple le plus caricatural d’absence de légitimité d’une procédure communautaire est la ratification, en 2007, du traité de Lisbonne par la voie parlementaire, alors qu’il s’agissait de la copie conforme du traité constitutionnel européen rejeté deux ans plus tôt par référendum en France et aux Pays-Bas. Sur le plan légal, il n’y avait rien à redire : le traité avait été ratifié dans les formes règlementaires, mais sa légitimité était égale à zéro dans la mesure où il procédait d’un déni du suffrage universel direct dans deux États membres de l’Union européenne (UE). Cette forfaiture a durablement disqualifié les institutions européennes : il est difficile, pour leurs dirigeants, de dénoncer les atteintes aux règles démocratiques dans tel ou tel pays, alors qu’ils les ont eux-mêmes bafouées…
Au-delà de cet épisode emblématique, c’est l’évolution même de l’UE qui a progressivement éloigné les peuples européens de l’appareil de pouvoir communautaire. Ce que l’on a appelé l’euroscepticisme est une conséquence du sentiment de dépossession qu’éprouvent nombre de citoyens confrontés à une extension permanente des pouvoirs de cet appareil, mais qui n’est pas compensée par des mesures supplémentaires de contrôle démocratique. En faisant campagne pour « une Europe qui protège », Emmanuel Macron confirme implicitement que l’UE est perçue comme une menace par un grand nombre d’Européens, et donc peu légitime...
Tout se passe comme si l’UE avait pris son autonomie par rapport aux nations qui la composent et qui, à ce jour, demeurent les seuls espaces publics dans lesquels les citoyens se reconnaissent pleinement. Le sociologue Dominique Wolton a ainsi défini ce qu’est un espace public : « Un espace symbolique au sein duquel s’échangent les discours, pour la plupart contradictoires, des différents acteurs sociaux, religieux, culturels et politiques composant une société » [1]. Et il ajoute : « S’il y a éventuellement – et encore – une culture commune des élites, il n’y a pas de culture au sens large des Européens » [2]. C’est bien là le fond du problème : face au rouleau compresseur des politiques européennes qui s’imposent à tous les États membres de l’UE [3], il n’existe pas d’espace public du même périmètre, mais une juxtaposition d’espaces nationaux qui sont le produit d’histoires très différentes les unes des autres.
Quelle que soit la position que l’on défende sur la construction européenne – sur son architecture, son contenu et même son bien fondé –, elle pâtira d’un déficit de légitimité qui la fragilisera aussi longtemps qu’elle ne reposera pas sur un socle culturel commun ne se substituant pas aux « récits » nationaux. A supposer qu’elle soit entreprise, et même si c’est de manière volontariste, la création de ce socle se situe dans le moyen, voire le long terme. Or c’est quasi quotidiennement que des décisions, certaines structurantes, sont prises dans le cadre des institutions actuelles de l’UE. Comment articuler ces deux temporalités ? Le strict minimum est d’avoir conscience de leur existence, de considérer qu’il s’agit là d’un « sujet » à part entière. C’est loin d’être le cas dans les milieux dirigeants de la plupart des pays. Pour eux, parler d’Europe c’est, pour l’essentiel, parler de la zone euro, de la dette, de la compétitivité, des 3 % de déficit budgétaire, de « concurrence libre et non faussée », de traités de libre-échange, de liberté de circulation des capitaux, de « réformes structurelles », etc. Tels sont les ingrédients du « récit » européiste qui nous est proposé avec, comme acteurs de référence, non pas Périclès ou Victor Hugo, mais les présidents de la Banque centrale européenne et la Commission européenne.
Toutefois, à la différence de Mario Draghi et de Jean-Claude Juncker – dont rien ne le sépare sur le fond – Emmanuel Macron a compris que ce type de discours n’était pas de nature à mobiliser les opinions publiques et faisait plutôt fuir les électeurs. C’est pourquoi, dans ses récentes interventions dans des lieux emblématiques (face à l’Acropole et à la Sorbonne), il a voulu donner un habillage culturel à un projet européen parfaitement néolibéral. Il faudra cependant bien davantage qu’une extension du programme Erasmus et que l’objectif assigné aux étudiants de maîtriser deux langues européennes à l’horizon 2024 – et que l’on ne peut évidemment qu’approuver – pour créer l’espace public à partir duquel pourra éventuellement se construire une « Europe qui intéresse les peuples », pour reprendre la formule gaullienne bien connue.