Chroniques du mois

Faire l’Europe en partant du bas

mardi 22 septembre 2020   |   Bernard Cassen
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S’il est un mot qui autorise les détournements, c’est bien « Europe ». Ce terme est utilisé dans deux principales catégories de récits. Dans la première, comme c’est le cas pour d’autres régions du monde, il renvoie à l’histoire et à la culture de pays qui s’inscrivent dans un même espace physique – en l’occurrence l’Europe des manuels de géographie. La seconde catégorie est celle de la production à flux tendu d’actes législatifs par une entité juridique, l’Union européenne (UE), que Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995, avait qualifiée d’ « objet politique non identifié ».

On retrouve cette dualité dans la représentation institutionnelle de l’« objet » en question. D’un côté, le Conseil de l’Europe (CE) créé en 1949, et qui regroupe actuellement 47 États ; de l’autre côté, l’Union européenne dont les 27 membres font également partie du CE. Parmi les 20 États membres du CE mais non membres de l’UE figurent la Russie et la Turquie. Avec des moyens modestes, le CE intervient essentiellement en matière d’éducation, de culture, d’environnement et de droits de l’homme (il a institué en 1959 la Cour européenne des droits de l’homme). L’UE, elle, dispose de budgets considérables pour mener ses politiques avec comme outil la « concurrence libre et non faussée ».

Malgré les différences de nature entre les deux institutions, nombreux sont les médias et les dirigeants qui cèdent à la facilité de réduire l’Europe à l’UE. Ce faisant, ils empêchent tout véritable débat de fond sur les voies et les moyens de promouvoir une forme ou une autre d’unité du Vieux Continent dont personne ne conteste la nécessité, ne serait-ce que pour préserver le multilatéralisme à l’échelle mondiale.

Toute avancée dans ce domaine repose sur la construction d’un espace public européen. Ici encore, deux approches sont possibles. Celle qui prévaut depuis des décennies est une intégration impulsée du sommet vers la base qui, via les institutions européennes non soumises à un contrôle démocratique (Commission, Cour de justice de l’UE, Banque centrale européenne, Eurogroupe) dépossède les Etats de leurs prérogatives, certes avec leur assentiment, et « fabrique » des consommateurs et des clients, et non pas des citoyens.

Un indicateur symbolique de cette approche est la place croissante de l’anglais, devenu langue hégémonique de fait sinon de droit de l’appareil communautaire, alors que le Royaume-Uni est sur le point de sortir de l’UE. Ce n’est pas sur la base de rapports de force et d’imposition de hiérarchies que peut se construire un espace public. Alors sur quelles méthodes fonder une intégration partant du bas ? La réponse à cette question pourra surprendre : paradoxalement, c’est par la multiplication et le renforcement des relations bilatérales entre sociétés.

Prenons un exemple. On qualifie volontiers d’« européennes » des rencontres auxquelles participent effectivement des intervenants de différents pays d’Europe. Plus ils sont nombreux et moins ils ont le temps de se connaître et d’échanger entre eux. En revanche, une rencontre entre intervenants de seulement deux pays permet des dialogues approfondis susceptibles de déboucher sur des rapports pérennes. Pour ces dialogues, il faudra seulement mobiliser un traducteur de chaque langue.

On objectera que, avec 27 États membres de l’UE, 702 combinaisons bilatérales sont possibles. Mais, dans nombre de cas, il s’agirait seulement de réorienter des activités déjà programmées, notamment dans le cadre de jumelages dont le contenu pourrait être considérablement enrichi. En somme, de montrer qu’une rencontre entre, par exemple, des Finlandais et des Portugais est une initiative à 100% européenne…





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