« Au Venezuela, l’opposition destitue Juan Guaido ». « L’opposition met fin à la présidence intérimaire ». « La présidence par intérim de Juan Guaido prend fin. »
Comme ces choses-là sont dites… Car, enfin… L’ex-député vénézuélien dont il est question n’a jamais été « président intérimaire » de son pays, mais « président autoproclamé ». Elue le 6 décembre 2015, la fraction de l’ « Assemblée nationale » qui, le 31 décembre dernier, a mis un terme à son pseudo-mandat n’existe pas plus. Suite aux élections législatives du 6 décembre 2020, tenues conformément à la Constitution, un nouveau Parlement a pris ses fonctions le 5 janvier 2021.
L’ « opposition » en apparence unique évoquée dans la majorité des commentaires est de même une fiction politico-médiatique. Son évocation ignore délibérément diverses forces représentatives opposées au chavisme et au président Nicolás Maduro, sans pour autant participer au « Guaido Circus » et à la déstabilisation du pays. Enfin, pour qui croirait encore à la fable d’un Guaido soutenu par 60 pays – la « communauté internationale » ! –, on rappellera que lors de l’Assemblée générale des Nations unies tenue en décembre 2021, seuls 16 pays sur 193 ont refusé de reconnaître le président Maduro.
Si l’on tient compte de toutes ces approximations, il n’est pas inutile de revenir sur ce « Monde de Narnia » [1], régulièrement raillé par les chavistes, pour en rappeler l’origine, l’évolution, mais aussi pour saisir l’ampleur des dégâts qu’il a causés.
A l’origine (et à grands traits)
Victorieuse des élections législatives du 6 décembre 2015, avec 112 sièges sur 167, la droite vénézuélienne – regroupée alors au sein de la Table d’unité démocratique (MUD) – aurait pu exercer les prérogatives qui lui revenaient si, faisant fi de la Constitution et de la séparation des pouvoirs, écartant avec dédain le mot « cohabitation », elle n’avait annoncé vouloir renverser le chef de l’Etat en six mois. Et si, par pure provocation, elle n’avait fait prêter serment et investi trois de ses députés de l’Etat d’Amazonas accusés de fraude par le Tribunal suprême de justice (TSJ). Dès lors, ce même TSJ décréta l’Assemblée en « desacato » (outrage à l’autorité) et lui retira toutes ses attributions tant qu’elle se maintiendrait dans l’illégalité.
Des émeutes insurrectionnelles (avril à août 2017) allant de pair avec la déstabilisation économique du pays amenèrent le chef de l’Etat à annoncer l’élection d’une Assemblée constituante le 30 juillet 2017. En l’absence d’Assemblée nationale (définitivement en « desacato »), il s’agissait de disposer d’un organe offrant un socle juridique aux mesures prises par le gouvernement. La MUD boycottant ce scrutin, la Constituante tomba entièrement entre les mains du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et de ses alliés (le Grand pôle patriotique ; GPP).
Tandis que le Parlement continuait à siéger, se considérant toujours en fonction, les élus de la nouvelle Assemblée s’installèrent dans un hémicycle mitoyen. Le 18 août, ils s’arrogèrent les pouvoirs législatifs, mettant l’Assemblée nationale élue en 2015 définitivement hors jeu.
Le blocage politique est à deux doigts de prendre fin quand, au terme d’un dialogue tenu en République dominicaine pendant plusieurs mois, chavisme et opposition s’accordent sur les conditions d’une prochaine élection présidentielle anticipée. Au tout dernier moment, début janvier 2018, et sur ordre du Département d’Etat américain, le chef de la délégation d’opposition Julio Borges se refuse à signer l’accord conjointement élaboré. Récusant cette dérobade téléguidée, le gouvernement maintient l’organisation de l’élection présidentielle, dans les conditions prévues et acceptées par les deux parties lors de la négociation. La consultation aura lieu le 20 mai 2018.
Au commencement était Obama
Si les partis composant la MUD boycottent à nouveau le scrutin, plusieurs candidats d’opposition, mécontents d’être exclus des principaux espaces de décision, décident de se présenter. Les deux principaux, Henri Falcón (Copei) et Javier Bertucci (Mouvement espérance pour le changement) obtiennent respectivement 20,94 % et 10,82 % des voix. Néanmoins, l’absence des gros bataillons d’électeurs de droite (54 % d’abstention) favorise Maduro, qui l’emporte largement avec 67,84 % des suffrages exprimés.
« Election illégitime », proclament les Etats-Unis et leurs appendices – l’Organisation des Etats américains (OEA), l’Union européenne (UE) et les gouvernements latino-américains de droite regroupés au sein du Groupe de Lima. Ce très sélect club met le Venezuela à l’index pour « rupture de l’ordre démocratique ».
Prétexte « bidon », pure hypocrisie. Car c’est dès le 8 mars 2015, dans la grande tradition impérialiste des Richard Nixon et Ronald Reagan, que Barack Obama a, par décret, rangé le Venezuela au rang de « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale des Etats-Unis ». Le cadre de l’agression à venir était d’ores et déjà posé.
Depuis le début 2016, en vertu d’un accord, les quatre principaux partis constituant la MUD – Action démocratique (AD), Volonté populaire (VP), Primero Justicia (Justice d’abord ; PJ), Un Nouveau temps (UNT) – doivent alterner chaque année, et pour douze mois, à la tête du législatif. Le 5 janvier 2019, arrive le tour de VP : un de ses députés élu dans l’Etat de La Guaira avec 90 000 voix, Juan Guaido (VP), devient président de cette Assemblée nationale (AN) qui continue à se réunir sans aucunement légiférer.
Dix jours plus tard, premier étage de la fusée : en inaugurant l’ordre du jour de l’AN, Guaido annonce la recherche d’un « accord sur la déclaration d’usurpation de la Présidence de la République et l’application de la Constitution afin de la restaurer ».
Le deuxième étage se déploie le 22 janvier : depuis Washington, le vice-président étatsunien Mike Pence appelle le peuple vénézuélien à manifester le lendemain afin de « restaurer la démocratie et la liberté ».
Troisième étage, le 23 janvier : dans la rue, Guaidó s’autoproclame « président en exercice » du Venezuela et « prête serment » devant la foule fournie de ses partisans. Donald Trump l’adoube par tweet dans les minutes qui suivent.
A la fois président du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, Guaido, auquel il ne manque que la présidence du pouvoir judiciaire pour se transformer en Sainte Trinité [2], est reconnu immédiatement par les gouvernements latino-américains et européens épris (prétendent-ils) d’Etat de droit et de démocratie » !
Le grand jeu de la « pression maximale » peut commencer.
L’opération Guaido n’a en réalité qu’un seul objectif immédiat : faire basculer la Force armée nationale bolivarienne (FANB) et amener les militaires à renverser Maduro au nom d’une supposés « fin de l’usurpation ». A l’exception de quelques défections individuelles, ce putsch, recherché par la persuasion (à Caracas) et de menaçantes pressions (depuis Washington), n’aura jamais lieu. L’Armée demeure loyale à la Constitution et au chef de l’Etat. Il faut dès lors châtier les Vénézuéliens pour les obliger à plier.
Avec l’appui inconditionnel des dirigeants des quatre partis phares de la MUD, rebaptisés G-4, l’administration Trump instaure une politique de mesures coercitives unilatérales destinées à ruiner l’économie vénézuélienne. Ce qu’elle parvient à faire en paralysant drastiquement l’entretien des infrastructures, pétrolière et autres, ainsi que la production et la vente des hydrocarbures, principales ressources de la nation.
Dans l’indifférence générale – nous parlons-là des ténors, des porte-paroles et des « observateurs » de ce qu’on appelle improprement la « communauté internationale » – 927 mesures unilatérales de tous types (927 !) [3] vont frapper les dirigeants politiques, les hommes d’affaires, l’industrie, la production agricole, les exportations, les importations (même de médicaments, pendant la pandémie), les compagnies maritimes et aériennes – mais aussi les firmes internationales prétendant maintenir leurs liens commerciaux avec le Venezuela. La population paie l’agression au prix fort. Plusieurs millions de personnes choisissent de s’exiler. On demeurera prudent sur l’estimation de leur nombre, celui-ci, à des fins de propagande, ayant été régulièrement manipulé, mais, en tout état de cause, on assiste à une tragédie. Que justifie et justifiera en permanence Guaido : « Les sanctions sont le seul outil dont dispose le monde libre pour affronter les dictateurs. Elles sont insuffisantes. Mais elles sont nécessaires [4]. »
- De gauche à droite : Carlos Vecchio (« ambassadeur » aux Etats-Unis), Julio Borges (« ministre des Affaires étrangères) et Juan Guaido, président autoproclamé, avec le « boss », Donald Trump.
« Toutes les options »
« Insuffisantes » prétendent Guaido et ceux qui le soutiennent, évoquant les « sanctions ». C’est bien ce que pense Donald Trump qu’assiste sa « Troïka de la tyrannie » personnelle – Mike Pompeo (secrétaire d’Etat), John Bolton (conseiller à la Sécurité nationale), Elliott Abrams (envoyé spécial pour le Venezuela et l’Iran) [5]. « Toutes les options sont sur la table », annonce donc en permanence Washington, agitant la menace d’une intervention militaire.
A ceux qui objectent qu’une telle intervention ajouterait à la souffrance du peuple, l’ultra-radicale María Corina Machado, dirigeante du parti Vente Venezuela (Viens Venezuela), répond : « J’en conviens, mais c’est pour son bien. »
- Carlos Vecchio, « ambassadeur » du Royaume de Narnia à Washington avec Laura Richardson, cheffe du Commandement sud de l’Armée des Etats-Unis (Southern Command).
Pour mener leur offensive sans risquer d’être accusés d’impérialisme, les Etats-Unis font monter en première ligne le Groupe de Lima. Les rôles secondaires y sont tenus par le président équatorien Lenín Moreno (transfuge de la gauche), le chilien Sebastián Piñera (34 morts, 2300 blessés dont 1400 par armes à feu pendant la répression du mouvement social de 2019) ou le hondurien Juan Orlando Hernández (aujourd’hui incarcéré pour narcotrafic aux Etats-Unis) [6] ; en bellicistes principaux se distinguent les chefs d’Etat d’extrême droite Iván Duque (Colombie) et Jair Bolsonaro (Brésil). A la tête d’une OEA totalement inféodée, Luis Almagro joue les chefs d’orchestre. En Europe, les Emmanuel Macron (France) ou Pedro Sánchez (Espagne) suivent servilement ce douteux attelage, allant jusqu’à poser un ultimatum à un pays souverain pour qu’il organise de nouvelles élections.
Les médias dominants sanctifient ces grandes manœuvres – accablant Maduro en toute circonstance et détournant pudiquement les yeux lorsque Guaido, placé sur un piédestal, tente un coup d’Etat (avril 2019) ou participe personnellement à l’organisation d’une opération mercenaire (3 mai 2020) destinée à renverser ou « éliminer » Maduro [7].
- Février 2019, Cúcuta (Colombie) : Juan Guaido avec – de gauche à droite –Sebastián Piñera (Chili), Iván Duque (Colombie), Mario Abdo Benítez (Paraguay), ses alliés du Groupe de Lima.
Fiction politique, pillage réel
A président autoproclamé, gouvernement autoproclamé. En marge de l’Etat que jamais ne cessera de contrôler le gouvernement bolivarien, Guaido crée une pléthorique structure parallèle dotée de pseudo ministres et d’une Cour suprême de Justice (installés en Colombie), d’ambassadeurs, de représentants internationaux, de présidents ad hoc d’entreprises publiques, comme la compagnie pétrolière PDVSA, ou d’institutions, comme la Banque centrale du Venezuela (BCV) [8].
Au-delà des grandes proclamations dégoulinantes destinées aux médias, jamais cette nébuleuse ne se souciera de malnutrition, de santé, de services publics – pas même pendant la pandémie. Sa seule préoccupation sera de parvenir à une rupture institutionnelle, à une intervention militaire étrangère et surtout… à s’emparer et jouir d’un fabuleux butin.
Grâce aux « sanctions », Washington s’est emparé de CITGO (filiale aux Etats-Unis de PDVSA) – trois raffineries et une chaîne de commercialisation de carburants d’une valeur de 8 milliards de dollars. D’autres millions de dollars de biens et d’actifs ont été gelés. En Colombie, l’entreprise d’Etat vénézuélienne Monómeros a été confisquée. En Europe, au nom d’une permanente servilité à l’égard de Washington, 1 milliard de réserves d’or placées en dépôt à la Banque d’Angleterre par la BCV, 1,543 milliard d’euros déposés dans la banque portugaise Novobanco et 123 millions reposant dans les coffres de la Deutsche Bank sont immobilisés ou saisis (on ne cite là que les cas les plus emblématiques).
Washington décidant de mettre ce pactole à disposition du « président intérimaire », Guaido et sa « pandilla » [9] se retrouvent en mesure de gérer à volonté de considérables sommes d’argent. Et de taper outrageusement dans la caisse ! En rémunérant les « fonctionnaires », les notables, les amis, les vautours (en juin 2021, le cabinet Arnold&Porter avait par exemple déjà reçu plus de 6 millions de dollars pour ses services juridiques dans l’affaire de l’or de la Banque d’Angleterre que tente de récupérer Caracas). Chaque année, en 2021 et 2022, le « gouvernement intérimaire » se verra octroyer 52 millions de dollars d’argent de poche par Washington qui, tenant Guaido et les siens en laisse, se réserve en dernière analyse la gestion des fonds.
Impossibles à cacher, les scandales d’appropriation et de détournements de fonds se multiplient.
Premières fractures
Significatif : à deux reprises candidat de la droite contre Hugo Chávez (2012 ; 44,3 % des voix), puis, après la mort de ce dernier, contre Nicolás Maduro (2013 ; 49,1 %), Henrique Capriles Radonski commence à tenir des propos sévères à l’égard du « gouvernement » de Guaido, auquel participent pourtant des membres de son parti Primero Justicia, à l’image de Julio Borges (« ministre des Affaires étrangères », à Bogotá). En effet, alors que les élections législatives approchent, les partis du G-4 se divisent en interne entre partisans du boycott et tenants de la participation. Las d’être contrôlés depuis l’étranger au service d’une politique qui enfonce leurs concitoyens dans la misère et d’appartenir à des partis dont les directions, contrairement aux statuts, n’ont pas été renouvelées depuis des années, des militants et dirigeants se rebellent. Le Tribunal suprême de justice arbitre et leur donne raison. C’est ainsi qu’Action démocratique (supposément social-démocrate), Primero Justicia (droite néolibérale) et Volonté populaire (droite extrême) se cassent en deux, une partie demeurant au sein du G-4, l’autre réintégrant le jeu démocratique. Où elles s’ajoutent aux opposants « modérés » qui, en 2018, ont participé à la présidentielle.
Première conséquence de ces fractures : en janvier 2020, alors que le député Guaido (c’est là son seul titre légitime) entend se maintenir à la tête de l’Assemblée nationale (qui continue à fonctionner en apesanteur), c’est un dissident de Primero Justicia, Luis Parra, qui est élu président grâce à l’alliance des mutins de l’opposition et des socialistes du PSUV. Mis en minorité, Guaido monte un show extravagant et va se faire « élire » président de l’AN par ses fidèles dans les locaux du quotidien d’opposition El Nacional – qui s’étonnera un peu plus tard d’avoir de sérieux problèmes avec le pouvoir !
Parra, lui, affronte immédiatement des problèmes d’une autre nature : venant de commettre un crime de lèse-majesté, il est, avec six autres députés d’opposition dissidents, sanctionné par le Département du Trésor américain pour « tentative infructueuse de prise de contrôle du Parlement ». Washington sachant faire preuve d’une grande mansuétude, il est néanmoins précisé que ces sanctions « pourront être retirées s’ils se rangent aux côtés du peuple vénézuélien et de Juan Guaido ».
- Show médiatique monté par Guaido pour entrer dans l’enceinte l’Assemblée nationale alors que personne ne l’a empêché d’y pénétrer normalement (5 janvier 2020).
La crise qui déchire désormais les diverses factions de la droite leur coûte cher : lors des législatives du 6 décembre 2020, la coalition (GPP), qui soutient le président Maduro, obtient 67,7 % des 5,2 millions de suffrages exprimés. La participation n’a été que de 31 % du corps électoral. Censées aider l’opposition, les « sanctions » américaines ont certes affaibli le gouvernement, mais elles ont aussi forcé les citoyens, à gauche comme à droite, à se concentrer sur la survie quotidienne au détriment de la mobilisation politique. Qui décroît par ailleurs, chez les opposants, au fur et à mesure que se révèle la nature prédatrice des marionnettes de la Maison-Blanche. Dans un tel contexte, l’opposition n’obtient que 22 % voix, les dissidents d’Action démocratique, du fait d’une significative présence territoriale, étant les plus votés (7 %). Indépendamment de ces résultats, qu’on peut juger médiocres, un premier constat saute alors aux yeux : la stratégie abstentionniste du G4 favorise le chavisme et consolide le positionnement des alternatives de droite modérées.
Installée début janvier 2021, la nouvelle Assemblée nationale dispose donc d’une large majorité de sièges pro-Maduro. Parmi les députés figurent des noms forts du chavisme tels que Diosdado Cabello (vice-président du PSUV), Cilia Flores (épouse de Maduro), Jorge Rodríguez (élu président de l’AN), ainsi que des leaders populaires, des femmes et des jeunes issus des mouvements de base. Devenue inutile, l’Assemblée constituante disparaît.
En pronostiqueurs avisés, les Etats-Unis et leurs satellites avaient par avance annoncé qu’ils ne reconnaitraient pas la validité de cette élection. La grande imposture peut donc continuer : chassés des locaux de l’Assemblée nationale, les ex-députés d’extrême droite, dont seule l’existence donne un semblant de légitimité à Guaido, continuent à se réunir par vidéoconférences, comme s’ils appartenaient toujours à l’assemblée parlementaire. Ils se baptisent « Assemblée nationale 2015 » (AN-2015), censément « la seule légitime », pour parfaire l’illusion.
Comme Donald Trump et Jair Bolsonaro le feront aux Etats-Unis et au Brésil, les ténors de l’ « AN-2015 » et du gouvernement autoproclamé continuent à mettre systématiquement en doute la régularité des scrutins – par définition « frauduleux ». Toutefois, les pauvres résultats de leur stratégie fissure chaque jour un peu plus l’opposition – y compris dans les rangs des radicaux. De sorte que, le 31 août 2021, la MUD annonce qu’elle participera aux prochains scrutins régionaux et municipaux, tout en ratiocinant : « Nous savons que ces élections ne seront ni justes ni classiques ». Dans cette hypothèse, pourquoi y participer ? Comprenne qui pourra.
En tout cas, dans la perspective de ces régionales du 21 novembre, toutes les composantes de la droite décident d’inscrire leurs candidats aux postes de maires et de gouverneurs. Réticent jusqu’au dernier moment à légitimer le processus électoral et par conséquent le « rrrrrrrégime » honni de Maduro, Guaido finit par appeler la droite au rassemblement derrière la MUD : « Ce n’est pas le moment pour les disputes entre partis, ce n’est pas le moment pour les disputes d’ego, ou les guéguerres de pouvoir mais c’est le moment de la réflexion et de l’unité. » Trop tard, trop ambigu. Divisées, et même si elles remportent plus d’une centaine de municipalités, les oppositions s’inclinent devant le PSUV (42 % des suffrages), vainqueur dans la majorité des villes et des régions (19 Etats sur 23) [10].
A ce moment, il faut toute la mauvaise foi, l’ignorance ou, en France comme ailleurs, la connivence de l’appareil médiatique avec l’extrême droite, pour ne pas se rendre compte qu’il n’existe plus au Venezuela « une opposition », mais un nouvel écosystème de partis politiques divisé en au moins trois grands courants : représentant la cabale qui a sapé la souveraineté nationale et déstabilisé la vie sociale et politique de la République, la Plateforme unitaire (nouveau nom de la MUD), réunit une quarantaine de petites formations autour du G-4, de l’ « AN-2015 » et de Guaido ; l’Alliance démocratique, à laquelle se rattache le Copei (parti traditionnel social-chrétien), est une coalition de modérés dirigée par des leaders tels que Luis Parra ; nouveaux venus, Lapiz et Fuerza Vecinal (la Force du quartier, dissidence de partis comme Volonté populaire et Primero Justicia), s’opposent également aux errements du gouvernement autoproclamé.
On notera au passage que les divisions n’épargnent pas le camp chaviste, moins le PSUV d’ailleurs que le Grand pôle patriotique, dont le Parti communiste (PCV) s’est retiré, et au sein duquel Patrie pour tous (PPT) s’est divisé en deux factions, l’une demeurant fidèle à Maduro, l’autre passant, sans rejoindre la droite, dans l’opposition. Sans compter quelques ex-hiérarques, à l’instar de l’ex-procureure générale Luisa Ortega (accusée de corruption au Venezuela et… aux Etats-Unis !) ou Rafael Ramírez qui, depuis l’Italie, mène une guerre totale contre Maduro, mais qui, pour être crédible, devrait des explications au pays sur l’ampleur des détournements de fonds commis lorsqu’il était le « tzar du pétrole » au sein de PDVSA.
Toutefois, c’est bien à droite qu’ont lieu les plus durs affrontements. Alors que la Plateforme unitaire et Guaido ont repris à Mexico des négociations avec « le gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela » (reconnaissant, quoi qu’ils en disent, implicitement et explicitement Maduro), les partis de l’Alliance démocratique demandent à être inclus dans ces rencontres. De leur point de vue, des pourparlers plus inclusifs devraient permettre de prendre en compte d’autres points de vue que ceux du G-4 dans les discussions. Ils se heurtent à une fin de non recevoir dont témoigne, en mode particulièrement cassant, la réaction du secrétaire générale de la faction « dure » d’Action démocratique, Henry Ramos Allup : ces « alacranes [scorpions] n’appartiennent pas à l’opposition mais sont des employés du régime. »
Chaude ambiance. Mais on n’a encore rien vu. Car la soif de profit et l’intérêt politique donnent lieu à un enchevêtrement de calculs très évolutifs au fil du temps.
La chute
On l’a vu, les députés élus le 6 décembre 2015, y compris Guaidó, ont achevé leur mandat constitutionnel de cinq ans le 4 janvier 2021. Fonctionnant dès lors dans une semi-clandestinité, l’« AN-2015 » a une première fois approuvé la « continuité constitutionnelle de la présidence en exercice ». L’approbation sera renouvelée début 2022, dans l’indifférence générale des Vénézuéliens, mais aussi les critiques des voix qui, au sein d’Action démocratique et de Primero Justicia, récusent la persistance d’un « intérim » qui ne débouche sur aucun résultat concret. Critiques estompées par la satisfaction des Etats-Unis. Eux voient toujours dans cette fiction « la seule institution démocratique » restante dans le pays.
Fort de ces précédents, Guaidó demande à la direction de l’« AN-2015 » de le reconduire, ainsi que l’architecture institutionnelle parallèle, pour une durée d’un an à partir du 5 février 2023. A cette fin, il convoque une session extraordinaire pour le 22 décembre 2022. Et le ciel lui tombe sur la tête. Trois des partis du G-4 – Action démocratique, Primero Justicia et Un Nouveau Temps – qui se rebaptisent G-3 ! – considèrent que « le gouvernement provisoire a cessé d’être utile […] et ne présente aucun intérêt pour les citoyens ». Rien là de vraiment nouveau. En décembre 2021, le ministre des Affaires étrangères du gouvernement imaginaire, Julio Borges (PJ), avait claqué spectaculairement la porte en dénonçant : « Le gouvernement intérimaire était un instrument pour sortir de la dictature, mais il a été déformé jusqu’à devenir une sorte de fin en soi, géré par une caste. Elle s’est bureaucratisée et ne remplit plus sa fonction. Il [le gouvernement] doit disparaître [11]. »
Ce 22 décembre, à une large majorité – 72 ex-parlementaires contre 24 –, l’ « AN-2015 » met fin au régime provisoire, cette figure n’ayant pas atteint son objectif : réaliser « une transition démocratique » et mettre fin à « l’usurpation » du pouvoir par Nicolás Maduro.
D’autorité, en « autoproclamé » habitué à s’arroger tous les droits, Guaido décide d’un report de la décision au 3 janvier 2023, « dans l’intérêt de la recherche d’un accord plus large pour le pays ». Le tollé provoqué au sein du G-3, qui n’a pas été consulté sur cette suspension, l’oblige a convoquer la nouvelle assemblée pour le 30 décembre. Tout en organisant la contre-attaque du camp de Narnia.
Réunissant d’ « éminents juristes », le Bloc constitutionnel du Venezuela met en garde contre les conséquences institutionnelles, politiques, économiques et sociales de la fin de cette étape. Le TSJ en exil avertit (sans rire) que prétendre remplacer la figure présidentielle par un gouvernement parlementaire « viole la Constitution » ! Le vétéran politique Henry Ramos Allup se désolidarise de son parti, Action démocratique, et se prononce pour le maintien de l’ « autoproclamé ».
La tension monte d’un cran, les coups volent dans tous les sens. Selon l’ex-député Oneiber Peraza (Volonté populaire), il est « paradoxal » que le leader de Primero Justicia Henrique Capriles appelle à la fin du gouvernement intérimaire, « mais ne demande pas à Nicolás Maduro de quitter le pouvoir ». Pour le groupuscule Causa R (membre du G-4) l’élimination du gouvernement provisoire serait « un assassinat légal ». Guaido lui-même se démène comme un beau diable. Il prévient que l’alternative n’est pas sans risque « en raison des interprétations juridiques ou politiques que chaque pays [qui le reconnaît] pourrait donner ». Il dénonce un saut dans le vide. En désespoir de cause, il propose d’être remplacé à la « présidence intérimaire », cet outil devant être « défendu au-dessus des noms ou des intérêts personnels. Maintenir la présidence n’a rien à voir avec Juan Guaido ! »
Rien n’y fait. La session extraordinaire du 30 décembre confirme le verdict : par 72 voix pour, 29 contre et 8 abstentions, Guaido subit « un coup d’Etat parlementaire » – sans qu’existe ni Etat ni Parlement impliqués !
Interrogé quelques semaines auparavant par le quotidien espagnol El País – « Dans une élection propre, êtes-vous convaincu de pouvoir battre Maduro ? » – Guaido pérorait encore : « Dans une élection libre et propre, je ne serais pas le seul à battre Maduro. Si on lance un chien, on bat Maduro. Et ce n’est pas que je veuille banaliser un chien. Ce que je veux dire par là, c’est que la grande majorité des Vénézuéliens veulent une solution [12]. » Ses amis du G-3 semblent en avoir trouvé une – pas forcément celle qu’il espérait.
Cela étant, beaucoup se demandent : que s’est-il passé ?
Une partie du mystère est levé lorsque le G-3 édicte les nouvelles règles du jeu : toutes les structures, organes, entités, dispositions du gouvernement provisoire seront éliminés, à l’exception de ceux qui sont liées aux actifs à l’étranger, comme le conseil ad hoc de PDVSA (en charge de CITGO), ou le conseil ad hoc de la Banque centrale du Venezuela.
Et pour quelques dollars de plus…
Les désaccords et divergences entre les partenaires du G-4 (VP, PJ, AD et UNT) ne sont pas de nature idéologique ou même politique. Il s’agit bel et bien d’affrontements liés à une répartition du butin. Dans la pratique, et au fil du temps, sur fond d’irrégularités administratives et de détournements de fonds, le gouvernement intérimaire de Guaido est devenu, grâce aux fortunes confisquées par les Etats-Unis ou aux fonds destinés à une supposée aide humanitaire, la plateforme financière de Volonté populaire. S’ils ont eu, dans le cadre de la coalition, leur part significative de pouvoir et d’argent – on parle de 1 600 fonctionnaires ! –, les autres partis n’ont jamais pu piocher dans le coffre-fort avec la même impudeur que VP. Lors de sa rupture en décembre 2021, feignant oublier son rôle dans le développement de ce pillage, dont il a largement profité dans son confortable exil à Bogotá, Julio Borges avançait : « La gestion des actifs est un scandale. Un fidéicommis doit être créé pour qu’il y ait de la transparence. Personne ne rend de comptes, les actifs sont utilisés à des fins personnelles. » Emblématique et dévastatrice (y compris et peut-être surtout chez les électeurs vénézuéliens de droite) : l’image de Leopodo López, leader de Volonté populaire et mentor de Guaido, jouissant en Espagne d’un exil particulièrement doré…
De ce pactole géré et distribué en dernière analyse par l’Oncle Sam, il a beaucoup été question lors des débats précédant la « destitution » de Guaido. Celui-ci a averti que la fin de son gouvernement intérimaire risquait d’entraîner la perte des actifs de la République qui, horreur suprême ! « pourraient finir dans les mains de Maduro ». « Les acteurs de l’Angleterre, des Etats-Unis et de l’OEA nous ont dit qu’ils ne peuvent pas garantir qu’avec la réforme de la loi sur les statuts, les actifs seront protégés », a renchéri l’ex-député Freddy Guevara.
Des sommes considérables sont en jeu. Indépendamment du hold-up réalisé par les Etats-Unis sur les avoirs vénézuéliens, la Conférence internationale des donateurs, qui s’est déroulée au Canada en juin 2021, a amené la Commission européenne à ajouter 147 millions d’euros au « paquet d’aide » de 319 millions déjà déboursés depuis 2018. Une partie de ces dons va à une pléthore d’Organisations non gouvernementales (ONG) gravitant dans l’orbite de Guaido. On ignore pour l’heure si Washington assignera en 2023, comme en 2021 et 2022, 52 millions de dollars au gouvernement parallèle pour son fonctionnement.
Le 5 janvier, lorsque Dinorah Figuera (Primero Justicia) a été désignée nouvelle présidente de l’« AN-2015 », en remplacement de Guaido, ses toutes premières paroles ont été édifiantes sur l’ordre des priorités : « J’ai la volonté de travailler avec tous les députés et de représenter tous les citoyens. Nous saluons et accueillons les moyens de protéger les biens de la République »…
Transition
Exit la « présidence par intérim ». Elle laisse place à un nouveau Parlement parallèle et a des « commissions » dirigés par une présidente, Dinorah Figuera, et deux vice-présidentes, Marianela Fernández (UNT) et Auristela Vásquez (AD). Dans le baroque, on peut difficilement faire mieux pour « gouverner » un pays ou même fédérer l’opposition. Quasiment inconnue du grand public vénézuélien, l’ex-députée Dinorah Figuera vit en Espagne depuis 2018. Auristela Vásquez demeure dans le même pays (elles pourront au moins se réunir !). Marianela Fernández réside, elle, aux Etats-Unis. Jamais l’expression « gouvernement Internet » n’aura été aussi conforme à la réalité.
- De gauche à droite : Marianela Fernández (première vice-présidente), Dinorah Figuera (présidente), Auristela Vásquez (seconde vice-présidente).
Depuis les Etats-Unis, Carlos Vecchio a été le premier des trente-cinq « ambassadeurs » fantoches à annoncer mettre un terme à sa fonction. « Le pire, c’est que nous ne pouvons pas rentrer au Venezuela car nous avons tous des mandats d’arrêt, émis par le régime de Nicolás Maduro », a larmoyé depuis Madrid Enrique Alvarado, « ambassadeur » en Hongrie pendant quatre ans. Au Brésil, le 2 janvier, les dirigeants et les membres de plusieurs mouvements populaires [13], ont symboliquement remis les locaux de l’ambassade de la République bolivarienne à la délégation emmenée par le président de l’Assemblée nationale Jorge Rodríguez venue participer à l’intronisation du président Luiz Inácio Lula da Silva. Les lieux avaient été envahis en 2019 par des sympathisants de Guaido, mais repris par les militants de ces organisations sociales, avec l’aide de parlementaires de la gauche brésilienne et du corps diplomatique vénézuélien demeuré dans le pays. L’« ambassadrice » de Guaido, María Teresa Belandria, n’a jamais pu en prendre possession.
Venues de l’autre bord, les accusations fusent contre le G-3. Certains parlent de « suicide », d’autres de « capitulation ». « Si demain Maduro sort plus fort, sachez que c’est votre responsabilité », tempête l’ex-vice président de l’ « AN-2015 » Freddy Guevara (VP). Guaido dénonce le viol de l’article 233 de la Constitution et n’hésite pas à évoquer un « coup d’Etat ». Après un long-long-long silence très commenté, Leopoldo López rend hommage à son « ami et camarade de lutte » : « De nombreuses voix à l’époque l’ont mis en garde, et elles avaient raison ; les mains de Guaidó étaient liées par l’AN, et ce qui a commencé comme un contrôle politique s’est rapidement transformé en chantage et en trahison. » Là, c’est surtout le leader de Volonté populaire, parti jusque-là dominant, éjecté par ses concurrents, qui exprime son ressentiment.
- Juan Guaido et le leader de Volonté Populaire Leopoldo López, libéré alors qu’il se trouvait assigné à résidence, lors de la tentative de coup d’Etat du 30 avril 2019.
Washington ?
D’emblée, une chose apparaît certaine : l’éjection de Guaido n’a pas pu avoir lieu sans l’autorisation de l’administration américaine. Voire sans qu’elle l’ait suggérée ou ordonnée. Tous les leaders de feu le G-4 sont en relation permanente avec les représentants de Joe Biden. Ils n’auraient pas sauté dans le vide sans disposer d’un parachute aux couleurs de la bannière étoilée. « Ambassadeur » de Guaido en Colombie, Tomás Guanipa (PJ) a involontairement confirmé cette absolue dépendance lorsqu’il a révélé : « Tout ce qui concerne la réforme du statut a été préalablement communiqué aux pays alliés (…) On nous a toujours dit que la décision serait respectée. » Avant de lever le voile sur les raisons profondes de l’opération : « Un grand effort est fait pour construire une alliance de pays autour de l’accompagnement du Venezuela, non seulement dans le processus de négociation, en donnant de la force à l’opposition, mais surtout pour promouvoir, demander, lutter et travailler pour des élections libres. Et ce processus, dans lequel les pays les plus importants du monde sont impliqués, avait un caillou dans la chaussure. Ce caillou s’appelait gouvernement provisoire. Pourquoi ? Parce que le gouvernement intérimaire, en devenant une fin en soi, est aussi devenu une source de controverse dans ces pays. La plupart ne le reconnaissent plus, quelques-uns le reconnaissent et, pour la construction de cette alliance, il fallait le supprimer [14]. »
Tout est dit. C’est l’effritement de l’appui international au président de Narnia qui a imposé un changement de stratégie. Début 2021, l’UE n’a-t-elle pas cessé d’appeler Guaido « président par intérim », pour utiliser l’expression « leader de l’opposition » ? C’est donc, à l’instigation de Washington, d’une tentative de « reconstitution de ligue en train de se dissoudre » qu’il s’agit !
Washington joue sur tous les tableaux. On a pu croire un instant à un dégel quand, en mars 2022, sans même prévenir Guaido, le président Biden a envoyé une délégation de hauts responsables de la Maison Blanche et du Département d’Etat discuter avec le chef de l’Etat en exercice, Nicolás Maduro. A été évoqué un éventuel approvisionnement des Etats-Unis en pétrole, dans le contexte de la crise énergétique amplifiée par les sanctions occidentales contre la Russie. De fait, après un temps de latence, la multinationale Chevron a été autorisée à reprendre, sous conditions et pour six mois, une partie de ses opérations d’extraction et de commercialisation [15]. Début janvier, deux premiers pétroliers ont quitté le Venezuela pour les Etats-Unis.
Sur un autre plan, et dans le cadre des négociations entre le gouvernement vénézuélien et la Plateforme unitaire, au Mexique, a été signé un « accord social » prévoyant le déblocage de 3,15 milliards de dollars séquestrés illégalement à l’étranger pour les investir dans les services publics. L’affaire semble moins fluide que lorsque Washington est directement intéressé. « Cet accord a été signé, a confié Maduro, début janvier, au journaliste Ignacio Ramonet, mais il est difficile d’obtenir du gouvernement états-unien qu’il prenne les mesures nécessaires pour libérer ces ressources [16]. »
Pendant les dernières heures du « président autoproclamé », un porte-parole du Conseil national de sécurité (CNS) déclarait : « Le président Biden continuera à soutenir le gouvernement intérimaire quelle que soit la forme qu’il prendra. » Confirmation quelques jours plus tard, après le débarquement de Guaido. « Nous reconnaissons l’Assemblée nationale de 2015 », déclare le porte-parole du département d’Etat Ned Price, avant de souligner que la position des Etats-Unis à l’égard de Nicolás Maduro « ne va pas changer » car « il n’est pas le dirigeant légitime du Venezuela ». Washington autorise désormais l’ « AN-2015 », sa commission déléguée, ainsi que toute entité créée par l’institution d’opposition, à gérer les biens vénézuéliens à l’étranger.
Du côté des « alliés », soumission habituelle. La Grande-Bretagne s’aligne immédiatement sur les Etats-Unis. Bien qu’ayant serré la main de Maduro en l’appelant « Président », le 7 novembre 2022, à Charm el-Cheikh, dans le cadre de la COP27, Emmanuel Macron, pour ne citer que lui, refuse de commenter les décisions prises par les « forces démocratiques du Venezuela » qui sont libres de « s’organiser de la façon qui leur semble la meilleure ». On attend avec impatience de voir comment l’espagnol Pedro Sánchez va gérer la présence sur son territoire de la présidente d’une « Assemblée nationale » qui n’existe pas.
Tout changer pour que rien ne change ! Aucune mesure coercitive unilatérale n’a été en réalité levée. La stratégie est claire : maintenir la pression, en particulier économique, pour que, lors de l’élection présidentielle de 2024, les Vénézuéliens exercent un vote sanction.
Si, par rapport aux terribles années 2016-2021, la situation du pays s’est considérablement améliorée, de nombreuses manifestations sociales de travailleurs, enseignants, personnel médical et autres témoignent déjà, en ce moment, des difficultés quotidiennes qu’affronte la population.
Le 15 septembre, l’administratrice adjointe pour l’Amérique latine et les Caraïbes de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID), Marcela Escobari, a témoigné devant la Commission des relations extérieures du Sénat américain. Evoquant « trois domaines pour promouvoir l’unité de l’opposition et faire pression pour améliorer les conditions électorales », elle a affirmé que l’USAID « soutiendra l’initiative d’une primaire » et « la formation » d’un candidat anti-chaviste – pour un scrutin qu’elle qualifie d’ores et déjà de « non libres » (au cas où…).
Car, avec ou sans Guaido, l’affaire est loin d’être gagnée pour l’opposition.
Des primaires déprimantes
Après avoir poussé les opposants, pendant des années, dans le ravin de l’abstention systématique, la Plateforme unitaire a décidé en juin 2022 de se lancer dans des primaires pour participer à la présidentielle. Avec au moins trois pré-candidats (dont Tomas Guánipa) et peut être Henrique Capriles, Primero Justicia devra sans doute organiser une « primaire dans la primaire » pour déterminer celui qu’elle lancera dans l’arène. Côté Action démocratique (tendance « dure » Henry Ramos Allup), Carlos Prosperi assure que sa candidature est accueillie avec enthousiasme par les électeurs de tout le pays, qu’il parcourt assidument. Président d’Un Nuevo Tiempo (UNT), ancien candidat à la présidence et actuel gouverneur du Zulia, Manuel Rosales, pour avoir rencontré Maduro à plusieurs reprises et l’avoir appelé « président » a été qualifié au sein du G-4 de « collaborationniste » – en bon français, « collabo ».
Premier écueil : ce sont ces trois partis – rebaptisés G-3 – qui ont éjecté Guaido de la « présidence » et ont mis Volonté populaire en minorité. Il est donc à prévoir que, à partir de maintenant, dénonçant la « trahison » et les « vendus », c’est plus une lutte « à mort » qu’un affrontement courtois, que va entreprendre VP contre ses anciens « amis ». Depuis Madrid, Leopoldo López accuse déjà ouvertement Tomás Guanipa (PJ), membre de la délégation de la Plateforme unitaire qui négocie avec le gouvernement (et à laquelle participe VP) : « Maduro a un câble de mise à la terre avec l’un des membres de la commission [17]. » Il ne se montre pas plus tendre avec Henrique Capriles et Manuel Rosales…
D’une manière générale, un tel affrontement entre « alliés » divise profondément la base, peu encline à se rallier au vainqueur lorsque la primaire a délivré son verdict.
Par ailleurs, ces quatre partis de l’ex-G-4 ont mené le pays dans l’impasse, l’ont dépouillé de ses fleurons – CITGO ou Monómeros –, ont pourri la vie quotidienne, y compris de leurs partisans, tandis que leurs chefs vivaient comme des rois au Venezuela, en Colombie, en Espagne ou aux Etats-Unis. Pas sûr que l’électeur se précipite pour plébisciter l’un d’entre eux – à commencer par Guaido (pour peu qu’il puisse se présenter, car de nombreuses poursuites judiciaires pèsent sur lui).
Longtemps opposée aux primaires et même aux élections – auxquelles elle préférerait une intervention militaire US –, l’« ultra » María Corina Machado (Vente Venezuela) a changé d’avis. L’effondrement du G-4, du « président autoproclamé », dont elle n’a cessé de dénoncer l’impuissance, et de la Plateforme unitaire, qualifiée par elle de « cartel », lui ouvre un espace dans le clan des opposants radicaux. Tenante d’une guerre éternelle, elle assure que si elle remporte les primaires, l’élection présidentielle ne se tiendra pas avec l’actuel Conseil national électoral (CNE) !
Dans un autre registre, le politologue et chaviste défroqué Nicmer Evans (Mouvement pour la démocratie et l’inclusion) tout en annonçant sa participation à la primaire, la critique férocement, estimant n’être pas suffisamment pris en compte par la coalition (le G-4 élargi).
Reste que parler du processus est une chose, le mener à bien en est une autre. Tout ce beau monde se déchire sur les modalités de l’organisation. Après moult débats et affrontements, une Commission des primaires a finalement été présentée aux médias et au grand public le 18 novembre 2022. On ne parlera pas d’un très joyeux baptême. Les militants et sympathisants étant restés aux abonnés absents, la cérémonie n’a même pas pu remplir la petite enceinte où elle avait lieu, dans le Paseo El Hatillo (Caracas).
Cette commission va devoir décider de qui pourra être pré-candidat et qui devra être d’emblée éliminé – en imaginant que Guaido gagne les primaires, il ne sera vraisemblablement pas accepté comme candidat par CNE ! Elle devra déterminer si c’est ce même CNE (habituellement honni et vilipendé) qui conseillera, observera ou organisera l’événement. Elle devra également trancher sur la participation de l’ « opposition modérée », qui souhaite rejoindre la compétition, avec des chances non négligeables – mais que tous ou presque qualifient de nid de « collabos ». Lequel, s’il devait se présenter à part à la présidentielle, contre le candidat du PSUV certes, mais aussi contre celui issu des primaires, réduirait d’autant les chances des secteurs anti-chavistes.
Sachant par ailleurs que…
L’Amérique latine a changé. Après l’élection de Luis Arce en 2020, la Bolivie a repris des relations normales avec Caracas. Alberto Fernández a mis un terme à l’hostilité argentine. Le Pérou, qui s’était rapproché après l’élection de Pedro Castillo, a actuellement bien d’autres problèmes à régler que ceux du Venezuela. Plus important encore : en quelques semaines, Gustavo Petro, nouveau président de gauche en Colombie, a rencontré à deux reprises son homologue Maduro. Les relations diplomatiques et commerciales ont repris. Depuis le 1er janvier, c’est un ami qui gouverne le Brésil : Luiz Inácio Lula da Silva. Isolé hier, le Venezuela retrouve de l’oxygène. Le monde a une énorme soif de pétrole. Du fait de la crise à laquelle elle a été soumis, la République bolivarienne a diversifié son économie et marche désormais sur plusieurs pieds.
Tous les observateurs en sont d’accord (même quand c’est pour s’en désoler) : la chute de la maison Guaido est une formidable victoire pour le chavisme. Même le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, a mangé son chapeau en estimant que les processus de négociation passés se sont trop concentrés sur la sortie de Maduro, « qui, en tant qu’objectif stratégique, n’était probablement pas la plus viable, ni réalisable, ni réaliste ». Pauvre Almagro ! Il a même dû ajouter que, « dans de nombreux cas sous-estimé en ce qui concerne sa capacité de survie, sa gestion politique et ses compétences diplomatiques », Maduro consolide sa position.
Quoi qu’en aient pensé beaucoup, 2024 n’est pas joué.
Reste une inconnue. Confronté à son cuisant échec, jusqu’où ira Washington pour imposer ses règles du jeu ? L’incessante et insupportable question.
Illustration : Trump White House Archived / Flickr CC