Se boucher les oreilles et se mettre un bandeau sur les yeux : face à la crise, telle est la politique de déni de la réalité pratiquée par l’Union européenne (UE), et cela plus particulièrement au sein de la zone euro. Une politique se juge non pas à ses intentions, mais à ses résultats. Et ces résultats sont catastrophiques : la zone euro est au bord de la récession et la dette publique ne fait qu’augmenter dans plusieurs pays, alors que les mesures d’austérité exigées par Angela Merkel et mises en œuvre par la Commission européenne étaient censées la faire diminuer. Tout cela au prix d’une souffrance populaire qui se généralise en raison d’un démantèlement progressif, et parfois brutal, des outils de protection sociale. Le contexte international, en premier lieu l’effondrement financier de la Russie, ne peut qu’exacerber cette spirale récessive.
On n’est pas vraiment surpris que des gouvernements européens qui, au nom de la « compétitivité », se veulent chaque jour plus libéraux les uns que les autres, ne tiennent aucun compte des centaines de milliers de manifestants qui, ces derniers temps, sont descendus dans la rue en Belgique, en Italie, en Espagne, en Grèce et au Portugal pour rejeter la potion amère imposée par Bruxelles. En revanche, on est davantage étonné qu’ils n’écoutent pas certains de leurs maîtres à penser habituels – le FMI et l’OCDE – qui leur crient casse-cou et les adjurent de cesser d’être obsédés par la dette et de changer de politique. Et il faut que les risques de déstabilisation de la zone euro – et donc de l’UE – soient suffisamment perceptibles pour que la bible de la City et des milieux financiers internationaux, le quotidien britannique Financial Times, prenne ouvertement parti en faveur des forces politiques européennes anti-austérité.
Le titre de l’article publié le 24 novembre dernier par Wolfgang Münchau, l’un des éditorialistes vedettes du FT, constitue à lui seul une petite bombe : « La gauche radicale a raison sur la dette de l’Europe ». En voici quelques passages significatifs : « Considérons que vous partagez le consensus global sur ce que devrait faire immédiatement l’eurozone. Concrètement, vous voulez davantage d’investissements publics et de restructuration de la dette. Maintenant, posez-vous la question suivante : si vous étiez citoyen d’un pays de l’eurozone, quel parti politique soutiendriez-vous pour que cela advienne ? Vous serez probablement surpris de constater qu’il n’y a pas beaucoup de choix. En Allemagne, la seule formation qui soit proche d’un tel agenda est Die Linke, les anciens communistes. En Grèce, ce serait Syriza. En Espagne, ce serait Podemos qui est sorti de nulle part et se retrouve en tête dans les sondages ».
Plus loin, Münchau dénonce « le sentiment de résignation avec lequel les partis de l’Establishment, du centre-gauche et du centre-droit, laissent dériver l’Europe vers l’équivalent économique d’un hiver nucléaire ». Et il conclut : « Il est particulièrement tragique que les partis de la gauche dure soient les seuls à soutenir des politiques de simple bon sens, comme la restructuration de la dette ».
Au moment où il écrivait ces lignes, l’éditorialiste du FT ne pouvait pas savoir qu’un des partis de gauche dont il souligne la lucidité avait de fortes chances d’arriver au pouvoir dans les prochaines semaines. Cela pourrait en effet être le cas en Grèce avec Syriza si les résultats des élections législatives anticipées du 25 janvier prochain confirment les prévisions des sondages. Cette perspective tétanise Berlin et Bruxelles au point que leurs plus hautes autorités s’immiscent grossièrement dans le débat politique interne de la Grèce comme s’il s’agissait d’une république bananière d’Amérique centrale du début du 20ème siècle, avec la troïka dans le rôle de l’ambassadeur des Etats-Unis.
Ainsi on a entendu Jean-Claude Juncker, président de la Commission, le commissaire français Pierre Moscovici, et le ministre allemand des finances, Wolfgang Schaüble, mettre la pression sur les députés grecs pour qu’ils élisent à la présidence de la République Stavros Dimas, présenté par le premier ministre conservateur Antonis Samaras. En vain, puisque, le 29 décembre, il a manqué 12 voix au candidat pour atteindre la majorité qualifiée requise (180 voix sur 300). D’où la dissolution du Parlement et la convocation des citoyens aux urnes pour le 25 janvier.
Malgré cet échec, tout indique que le chantage au chaos et la stigmatisation de Syriza vont aller en grandissant jusqu’au jour du scrutin pour créer un climat de panique censé être favorable aux partis soutenant le gouvernement sortant. Toute la panoplie du bourrage de crâne va être utilisée pour empêcher une expression sereine de la volonté populaire. Pour reprendre le titre délibérément provocateur d’un article récent (30 décembre 2014) du Financial Times – oui, encore lui –, « les électeurs sont le maillon faible de l’eurozone ». On ne saurait mieux décrire la conception de la « démocratie » qui prévaut au sein de l’Union européenne…