A ceux qui doutaient encore de l’importance des passions en politique, les mois qui viennent de s’écouler auront certainement fourni d’utiles leçons. Ils sauront peut-être désormais que la vie politique est associée à la mobilisation d’affects parfois puissants et difficilement contrôlables. Ces affects expriment, pour parler comme Emile Durkheim, l’état moral d’un groupe ou d’une société dont les contradictions sont un moteur du changement, tout autant peut-être, à certains moments, que celles qui opposent les intérêts des groupes sociaux.
Depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande, la droite française est dans une situation nouvelle : d’une part, elle a perdu le pouvoir central qu’elle contrôlait depuis dix ans, après avoir subi de lourdes défaites à toutes les élections locales ; d’autre part, elle est confrontée – comme l’ensemble des organisations durablement converties au néolibéralisme reagano-thatchérien durant les années 1980 [1] – au désarroi idéologique larvé qui accompagne depuis 2008, partout dans le monde, les développements imprévisibles de la crise du capitalisme financiarisé [2]. L’échec de plus en plus patent de la politique économique d’austérité initiée en Europe après 2010 sous son impulsion et celle de la droite allemande, la renationalisation croissante des politiques économiques qui l’accompagne, l’affectent sans doute tout autant qu’elle divise les gauches. Même si cela ne se traduit pas pour l’instant par un débat de politique économique ouvert et contradictoire, comme celui existant entre social-libéralisme et « gauche de gauche ».
Une doctrine incertaine
La doctrine de la droite politique est aujourd’hui plus incertaine que ne laisse penser l’homogénéité apparente d’une rhétorique centrée sur le « matraquage fiscal », la « nécessaire baisse des dépenses publiques », ou « l’assouplissement du Code du travail ». Ce sont là autant d’éléments directement transposés du discours patronal et des « fondamentaux » néolibéraux, et qui continuent, au premier abord, de fonctionner comme plus petit commun dénominateur au sein de l’UMP, voire de l’UDI. L’héritage doctrinal sarkozyste est pourtant loin d’être aussi homogène et cohérent [3]. Pendant tout le quinquennat, il a oscillé entre réductions et hausses d’impôts, relance et rigueur (un temps réunis dans la « rilance » chère à Christine Lagarde), « travailler plus pour gagner plus », critique du PIB, etc. [4].
Les déchirements de la campagne pour la présidence de l’UMP sont peut-être avant tout une manifestation, parmi d’autres, de ce désarroi. Ils se sont produits dans un contexte de résultat serré inattendu, lié à l’impressionnante capacité organisationnelle et mobilisatrice du clan Copé – donné défait par les sondages –, et à des ambitions claniques mal régulées par des institutions inadaptées au jeu démocratique interne [5]. Mais le révélateur le plus manifeste d’une crise de doctrine de la droite française est sans doute ce que l’on peut appeler la généralisation et la banalisation, chez ses principaux responsables et dans le pays, du recours à l’ « effet phobie » [6] comme moteur de l’action et du discours politiques.
Ce recours bénéficie de l’usage des sondages d’opinion qui sont censés révéler une droitisation ou du moins une radicalisation des Français sur certaines questions telles que la place de l’islam, les impôts, etc. [7]. Cette tendance n’est pas propre à la droite française, mais celle-ci l’utilise de façon en quelque sorte « épurée ». Car elle le fait dans le contexte d’une opposition frontale au gouvernement, conçue comme le prélude de la reconquête du pouvoir.
La gauchophobie
Symétriquement à ce qui a été l’une des grandes stratégies de la gauche à partir de 2007, l’échec électoral de la droite a commencé par se traduire par des expressions véhémentes de rejet de la personnalité du nouveau président de la République, utilisant des registres de toute nature, à la mesure du charisme du chef défait [8].
Ce type de mobilisation repose sur ce que les sociologues appellent le jeu des « affinités d’habitus » : le chef des Français doit être un « vrai chef » [9]. Sous sa forme la plus officielle, le 3 novembre 2012 : « Jusqu’à quand va-t-on continuer à se mentir sur une réalité que tout le monde peut voir ? Nous avons à la tête du pays quelqu’un qui n’est pas au niveau » (Jean-François Copé). Sous une forme plus triviale, celle d’un post parmi des centaines, en réaction à la déclaration précédente : « 04/11/2012 – 10h13 Hollande et son gouvernement sont tous de[s] bon[s] à rien. Il faut demander une dissolution du gouvernement et revoter pour un président de qualité ».
Il est frappant de constater que la personnalisation de la fonction présidentielle se traduit non seulement par l’adhésion charismatique, mais aussi négativement par la personnalisation extrême du rejet de l’occupant de l’Elysée [10].
Homophobie ou islamophobie ?
Si la gauchophobie ou – dans des termes plus sociologiques – le rejet des habitus de gauche, qui ont pour caractéristique un manque de charisme de « vrai chef », continue manifestement de faire recette, l’homophobie aura été, contre toute attente, le premier grand ciment permettant de commencer à colmater les brèches de l’UMP divisée. La « manif pour tous » du 14 janvier, en mobilisant entre 320 000 et 800 000 personnes selon les sources, peut être vue comme le premier temps fort de l’affirmation idéologique et sociale de la reconquête par le parti conservateur français.
Cette unité est relativement paradoxale car, en réactivant de façon appuyée les bases historiques de l’engagement réactionnaire en France – le conformisme religieux et moral, l’attachement à l’institution du mariage figée dans une définition datée, le rejet de la différence sexuelle, etc. –, l’UMP prend aussi un risque : en relayant cette mobilisation « d’en bas », elle contribue à un réalignement « à gauche » (du PS, voire du centre, à l’extrême-gauche) autour du projet de loi et des valeurs laïques et républicaines.
L’homophobie est cependant devenue en France, il faut bien l’admettre, un ressort puissant de mobilisation collective dans un contexte de fragilisation des institutions et de désarroi face aux évolutions culturelles du monde moderne. L’unité homophobe permet, en particulier, de repousser un instant dans l’ombre ce qui est devenu la principale phobie de la droite française, à savoir l’islamophobie, dont la construction et la progression sondagière depuis les années 2000 constituent un phénomène central [11].
Car si l’islamophobie est devenue une attitude de plus en plus légitime en Europe à la faveur de la montée de l’islam politique au Moyen-Orient et dans le monde arabe, son expression est particulièrement virulente dans le contexte français où elle est quasiment devenue une obsession nationale. Elle bénéficie de l’histoire particulière de la construction du « problème de l’immigration » [12] depuis les années 1970, elle-même indissociable des liens entre la France et le monde islamique, du poids du Front national (FN) dans le jeu politique, de la liaison étroite établie dans l’espace politico-médiatique entre immigration musulmane et insécurité, etc.
A la différence de l’homophobie, qui clive plus l’extrême-droite que la droite, l’islamophobie est aujourd’hui au cœur de la concurrence entre les différentes fractions de l’UMP, et bien sûr entre l’UMP et le FN. Elle est devenue le terrain même où se joue le plus directement l’avenir organisationnel et idéologique de la droite française. Elle est certainement aussi, en arrière-plan, l’une des clés pour comprendre l’intensité de ses divisions, même si les fractures claniques rendues visibles par la crise ne recoupent pas exactement les oppositions stratégiques.
L’anecdote du « pain au chocolat », chère à Jean-François Copé, illustre le mode opératoire de l’islamophobie : comme dans toute passion plus ou moins dévorante, l’expression islamophobe n’est qu’une question de degré d’euphémisation. Les musulmans jouent dans tous les cas le rôle symbolique que peuvent tenir, occasionnellement, les Roms, les « assistés » et tous les autres groupes pointés du doigt comme plus ou moins incompatibles avec les valeurs nationales.
Et les années 1930 ont amplement montré à quel point la phobie collective devenait un matériau politique autonome, susceptible de structurer durablement les représentations politiques du monde social et l’action publique. Les conditions sont aujourd’hui largement réunies pour que l’espace politique européen se restructure très fortement autour d’un rejet des musulmans déjà présent dans la plupart des contextes nationaux sous diverses formes [13].
Matière sensible, l’islamophobie grandissante, produite par l’ensemble du complexe médiatico-politique, nourrit sur le terrain la concurrence entre la droite et l’extrême-droite. Elle contribue aussi aujourd’hui à brouiller largement les frontières entre les deux pôles de l’espace politique droitier chez des militants de plus en plus désorientés face à la crise du néolibéralisme. Ces frontières existent pourtant, mais elles sont désormais plutôt économiques et sociales, et ont aussi avoir avec la place de la France dans l’Europe et dans le monde.
Etato-phobie et fiscalo-phobie : la contradiction masquée
La droite conservatrice a importé le néolibéralisme anglo-saxon, surtout depuis les années 1980, en mobilisant deux phobies socialement constituées : l’étato-phobie (phobie de l’Etat) et la fiscalo-phobie (phobie de l’impôt).
Dans les années 2000, le rejet des dépenses publiques et des « fonctionnaires inefficaces » s’est cristallisé dans des textes et des mesures, tout autant que dans le discours politique. Il reste aujourd’hui, on l’a bien vu avec l’affaire Depardieu, un motif central de l’expression néoconservatrice, qui pointe l’archaïsme d’une France rongée par le poids démesuré de la fonction publique, de l’impôt et des « rigidités » de toutes sortes. Il est articulé au thème, qui s’est surtout épanoui après 2005, de la rupture nécessaire avec ce « modèle social français » déficient. On voit aujourd’hui à quel point ce discours reste fortement ancré et politiquement efficace, mobilisant une opinion lourdement conditionnée par tout un ensemble d’acteurs et d’institutions dominants.
Pourtant, une contradiction centrale traverse aujourd’hui le discours politico-économique de la droite et de l’extrême-droite, en France comme dans d’autres pays, même si elle y prend d’autres formes (en Grande-Bretagne et en Allemagne en particulier) : l’effondrement de la confiance dans les institutions affecte particulièrement les institutions européennes et les politiques publiques qu’elles impulsent, à un moment où l’enjeu de l’intégration européenne est plus que jamais au centre de l’agenda [14].
La montée de l’Asie et des pays émergents continue de nourrir le sentiment du déclin collectif, objectivé à travers la montée du chômage et l’effondrement industriel. Le libre-échange et la mondialisation apparaissent chaque jour un peu plus comme des menaces aux effets visibles : le besoin de protection s’accroît [15].
Le discours de reconquête, qui se structure à droite de l’espace politique, s’organise dès lors entre deux possibles opposés, même si l’on peut imaginer diverses combinaisons hybrides :
- la radicalisation des politiques d’austérité (baisse des dépenses publiques, hausse de la TVA), combinée à des politiques structurelles encore plus brutales (démantèlement du droit du travail, baisses de charges pour les entreprises, privatisations et mise en concurrence accrue dans les secteurs encore protégés ), dans un cadre européen toujours plus intégré par les cadres juridiques, mais sans budget européen élevé. Cette « voie allemande » a été finalement choisie en 2010 par Nicolas Sarkozy et son gouvernement ; elle a ensuite été légèrement « ajustée » en 2012 par le Parti socialiste ;
- le rejet du carcan européen et du libre-échange, perçus comme sources de solidarité imposées et de contraintes croissantes, et le retour à la souveraineté économique nationale, programme défendu par le FN, par quelques néo-gaullistes, mais en réalité beaucoup plus diffus et soutenus dans de larges pans de la société française et de l’espace politique. Y compris à la gauche de la gauche, mais dans ce cas, bien sûr, sans sa dimension ethnique qui la relie potentiellement à la xénophobie [16].
Cette contradiction traverse aujourd’hui les droites européennes. Au sein de l’UMP, elle ne s’exprime pas très directement pour l’instant, mais seulement sur un mode encore implicite, notamment autour de l’enjeu du protectionnisme (européen, pour l’instant) [17] et, nous venons de le voir ces derniers jours, autour du budget de l’UE. Sur ce dernier point, on a, en effet, pu constater l’écart entre, d’un côté, un parti qui se félicite de la baisse globale du budget européen entre 2014 et 2020 [18] et, d’un autre côté, des parlementaires européens qui, derrière Alain Lamassoure, la condamnent avec vigueur [19].
Toute la question des mois et années à venir est finalement celle du destin de cette contradiction idéologique, qui a affleuré à diverses reprises dans la période récente et a été jusqu’ici largement masquée par l’ « effet phobie ». A quel niveau d’expression et à partir de quand la droite européenne va-t-elle devoir composer plus explicitement avec le retour du nationalisme économique ? Quelles alliances politiques cristalliseront ce retour déjà largement engagé dans les non-dits ? Pourra-t-elle continuer à se contenter d’additionner les phobies en espérant de l’avenir un simple jeu de balancier électoral ?