Objet d’une intense activité médiatico-politique, ce qu’il est convenu d’appeler l’« affaire Fillon » ou le « Penelopegate » est aussi un extraordinaire révélateur de plusieurs enjeux qui traversent aujourd’hui la société française. C’est d’ailleurs peut-être parce que, survenant au milieu de cette période de forte intensité de politisation que constitue une campagne présidentielle, l’affaire se situe aussi au nœud de tout un ensemble de problèmes sociaux et politiques interdépendants, qu’elle a pu acquérir une telle centralité dans l’espace public [1].
Contre la distinction convenue entre la politique et la morale, l’affaire Fillon révèle avant tout à quel point la morale collective n’a jamais cessé d’être au cœur du fonctionnement ordinaire de la vie politique. C’est d’abord en revendiquant une forme de pureté par opposition à l’un de ses principaux rivaux, Nicolas Sarkozy, que François Fillon est parvenu, contre toute attente, à remporter très largement la primaire de la droite et du centre, en mobilisant un capital symbolique très spécifique.
Le recours appuyé à la référence chrétienne, dans un contexte où les mobilisations contre le mariage pour tous ont favorisé l’entrée de nombreux citoyens dans l’action collective à droite de l’espace politique, est resté l’un des vecteurs à travers lesquels la politique, en France comme partout dans le monde, met en jeu des ethos, c’est-à-dire des systèmes de valeurs contenus dans des orientations pratiques quotidiennes et dans des discours. François Fillon, en revendiquant « avec discrétion » et « tenue » [2] cette morale chrétienne a su capter, lors de la primaire, un des ressorts maintenus de l’engagement politique à droite [3]. Cela a d’autant plus été le cas qu’il a simultanément opéré une radicalisation néolibérale faisant de lui le « chevalier blanc », seul apte à réaliser une véritable rupture, laquelle est censée assurer le « redressement de la France » en rompant avec l’assistanat et la générosité dispendieuse de l’État-providence avec l’argent public.
Indépendamment de la dynamique judiciaire des faits en cause, la simple information selon laquelle François Fillon avait employé sa femme sur la base de l’enveloppe parlementaire et lui avait versé des rémunérations importantes, qu’elle aurait même cumulées avec celles de « conseillère littéraire » de la Revue des deux mondes, informationsreconnues voire confessées publiquement par l’intéressé, a eu pour effet de contredire frontalement plusieurs éléments qui s’étaient cristallisés à l’issue des primaires :
- François Fillon apparaît ouvertement, à l’opposé de son image de vainqueur des primaires sur la base de sa pureté relative, comme un individu intéressé qui tire de gros profits privés de l’argent public. Ce point explique pourquoi il s’est trouvé devant l’obligation de présenter ses « excuses », de reconnaître des « erreurs » – tout en essayant de minimiser les sommes en jeu – quand bien même l’emploi par les élus de membres de leur famille n’est pas illégal.
- L’usage de l’argent (public ou privé) par Mme Fillon n’a apparemment pas fait l’objet d’un contrôle très strict, alors que les sommes en jeu étaient importantes et perçues comme telles par une part importante de la population. Ce point a une signification idéologique. Le discours néolibéral sur les pauvres et les chômeurs est centré sur la (prétendue) absence de toute contrepartie en termes d’efforts opposée à la générosité de l’assurance-chômage [4]. Depuis les années 1980, les chômeurs ont vu se durcir très fortement les contrôles de leur activité de recherche d’emploi, et l’assurance-chômage être régulièrement accusée d’entretenir la paresse.
L’action publique s’est, quant à elle, trouvée mise en indicateurs (financiers) et soumise à des règles comptables de plus en plus draconiennes, incarnées par la généralisation d’une vision restrictive de la dépense publique. Il semble, à l’opposé, que l’argent public dont bénéficient les élus soit encore très largement laissé à leur discrétion, privilège lourdement revendiqué par François Fillon. Dès lors, il n’est pas indifférent que celui qui entreprend de durcir encore les conditions d’indemnisation des chômeurs, et veuille réduire drastiquement le nombre de fonctionnaires et la dépense publique, défende simultanément une gestion floue et discrétionnaire de l’argent réservé aux collaborateurs d’élus.
C’est bien l’éthos, c’est-à-dire la morale concrète – et la façon dont elle se manifeste dans des comportements quotidiens – qui est en jeu dans l’affaire Fillon. L’éthos de François Fillon, tel qu’il a été mis en scène lors de la primaire de la droite et du centre, était celui d’un chrétien discret, travailleur, fondamentalement honnête, intègre avec l’argent public et « bon père de famille », droit et conséquent. En bref, le seul dirigeant susceptible d’imposer au pays les « réformes » nécessaires pour reconquérir la compétitivité perdue, « remettre le pays au travail », notamment face à l’Allemagne.
Cet ethos mis-en-scène a été longuement et habilement construit par l’intéressé et, avec lui, par divers professionnels du champ politico-médiatique ; il semblait constituer un socle solide pour la marche du candidat à la victoire. Quelques informations, jusque-là inconnues, ont donc malencontreusement révélé ce que l’on pourrait appeler l’éthos caché, ou l’éthos réel, qui se trouve de fait souvent associé au néolibéralisme [5] : la défense de l’argent public masque son usage débridé à des fins privées ; le contrôle de l’argent public devient inexistant quand il s’agit des élites économiques et politiques dirigeantes elles-mêmes ; enfin, et peut-être surtout, la notion de « travail » devient elle-même très floue lorsqu’il s’agit d’activité politique ou économique (supposément) très qualifiée, si l’on en croît du moins la rémunération qui l’accompagne.
Pour mesurer l’effet de ces révélations, en dehors des sondages et baromètres de popularité qui entretiennent la chronique pré-électorale, il suffisait de parcourir les commentaires des lecteurs du site du Figaro dans les jours et semaines qui ont suivi celles-ci, même si cet exercice présente de nombreuses limites, en particulier du fait de l’absence de toute information sur les caractéristiques des locuteurs. On se contentera ici d’un exemple qui fait suite à un article du 4 février sur les doutes des parlementaires de droite [6] : « N’est-il pas temps de faire un grand ménage au Sénat et à l’Assemblée nationale ? En finir avec des pratiques, des avantages, des privilèges de plus en plus insupportables quand tant de Français souffrent … Des cagnottes, des retraites, des embauches à discrétion, des reversements en liquides, des restaurants haut de gamme, etc. … !!! Vraiment ? Comment nos élus peuvent-ils espérer regagner la confiance des Français sans faire preuve de décence ? L’exemple devrait venir d’en haut. Les Français en ont assez d’entendre des discours sur l’exemplarité sans voir de véritables changements de comportements, sans que les règles permissives qui induisent ces comportements soient définitivement supprimées. » (P.R. Le 04/02/2017 à 15:56).
En s’appuyant, en plus, sur quelques témoignages issus d’enquêtes journalistiques [7], on pourrait ajouter que l’effet des révélations est sans doute d’autant plus fort et négatif que l’adhésion aux valeurs (et pratiques) chrétiennes est plus élevée, le degré d’attachement aux partis politiques de droite plus faible et que les niveaux de revenus sont plus bas (et de nature salariale plutôt que dépendant des retraites par exemple) [8].
Si les enjeux autour de la division sexuelle du travail (notamment du travail politique d’élu) révélés par l’affaire ont été assez souvent commentés [9], plus rares ont été les analyses de ce que l’affaire donne à voir, plus simplement, de la domination masculine dans l’accès à la parole et à l’espace public. Il est pourtant frappant de constater que Penelope Fillon, acclamée lors du meeting à La Villette qui a suivi les « révélations », n’a eu que très tardivement accès à la parole publique et a constamment « été parlée » depuis le début de l’affaire [10]. Il a fallu attendre le 5 mars pour qu’elle s’exprime dans Le Journal du dimanche.
Son apparition, involontaire et malheureuse pour sa défense, dans un reportage de France 2 avait néanmoins contribué à modifier la perception des commentateurs, en suscitant une forme de compassion chez certains d’entre eux : femme obligée à l’inactivité par d’importantes charges familiales, elle est apparue comme en recherche de valorisation symbolique par le travail, ce qui entre en contradiction frontale avec les énormes rémunérations dont elle bénéficiait pour un travail très immatériel (conseil littéraire informel, préparation de discours, etc.) [11].
Dès lors, c’est l’ordre patriarcal notabiliaire qui est apparu de façon visible comme une composante clé de la personnalité publique de François Fillon. Mais ce qui pouvait être le point d’appui d’un familialisme réussi (une femme aimante et active dans la maison, cinq enfants…) change de nature quand la maisonnée semble bénéficier de façon démesurée des largesses publiques et privées.
La notion d’ethos a été développée par Max Weber pour rendre compte de l’histoire sociale du capitalisme et, en particulier, de ses liens avec le puritanisme. Plusieurs commentateurs ont souligné que l’affaire Fillon n’aurait sans doute pas pu avoir lieu dans des pays comme la Suède ou l’Allemagne, tant les normes éthiques qui régissent la vie politique y sont plus exigeantes. De fait, elle révèle le contraire de l’ethos capitaliste affiché, ethos de l’effort et de la quête contenue du profit, caractérisé par l’épargne rationnelle. Ici, les revenus sont largement de nature « rentière », qu’ils soient publics ou privés, leur équivalent en travail étant douteux, et ils ne donnent apparemment pas lieu à une importante accumulation de patrimoine, celui-ci restant relativement limité, malgré des revenus très élevés, dans le cas de la famille Fillon [12]. A la prédation s’ajoute ainsi une logique de dépense ostentatoire qui avait été associée au quinquennat de Nicolas Sarkozy, « président des riches », du Fouquet’s et du « bling bling », et que la primaire semblait avoir permis de dépasser enfin.
L’affaire Fillon révèle surtout la force et la cohérence des styles de vie et des réseaux sociaux élitaires qui l’accompagnent [13]. L’entre soi bourgeois est d’abord fait de contacts directement connectés à l’activité politique et professionnelle. On pense évidemment en premier lieu au milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière (fondateur de Fimalac, président et administrateur de nombreuses sociétés du secteur financier), mais aussi à Henri de Castries, ancien PDG d’Axa ; au comptable René Ricol ; ou encore au financier Philippe Oddo. Ces contacts peuvent aussi être plus superficiels – ces « liens faibles » chers à Mark Granovetter –, comme ceux nés de brefs échanges autour d’une table lors d’un dîner du Siècle. Ils se combinent avec des contacts « de terrain », de nature avant tout utilitaire, avec les groupes subalternes, dont les « petites mains » des partis et les collaborateurs d’élus.
Les mésaventures de l’ancien premier ministre ont finalement permis de rendre plus visibles et plus concrets les liens multiples et complexes entre acteurs politiques néolibéraux et dirigeants de très grandes entreprises, notamment financières. Ces liens de dépendance se traduisent en premier lieu par des revenus (salaires versés dans le cadre de l’édition, revenus issus des profits de la société de conseil 2F…), très éloignés de ceux d’une grande partie de la base électorale du néolibéralisme, même si les 4,4 millions d’électeurs de la primaire de droite étaient sans doute loin d’être représentatifs de la population française [14].