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Juillet 1954 : Washington plonge le Guatemala dans l’abîme

lundi 8 juillet 2024   |   Maurice Lemoine

Guatemala : Deux anciens présidents sont accusés de crime contre l’humanité de persécution. Le Procureur de la CPI est saisit.

Une plainte a été déposée au Bureau du Procureur de la Cour Pénale Internationale contre deux anciens présidents du Guatemala pour crime contre l’humanité de persécution.

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Une légende tenace veut que la victoire des « barbudos » de Fidel Castro en janvier 1959 à Cuba ait fait figure de séisme et transformé l’Amérique latine en nouveau théâtre de la guerre froide. A priori ? Idée reçue ? Ce n’est pas impossible. Car c’est bien en 1954, cinq ans auparavant, qu’un président progressiste, Jacobo Árbenz, a été renversé au Guatemala, au nom de « la lutte contre le communisme ». Une blague alors et déjà bien rodée. Mais qui, il y a tout juste soixante-dix ans, allait jeter le pays dans une tragédie.

Ce qui précéda ces événements pourrait se résumer en une formule : « Je n’ai pas d’amis, je n’ai que des ennemis domestiqués ! » Ces fortes paroles appartiennent en effet au dernier – à ce moment ! – d’une longue série de dictateurs guatémaltèques, le médiocre général Jorge Ubico, arrivé au pouvoir en 1931. Depuis le début du XXe siècle, cette succession de despotes a maintenu une structure sociale demi-féodale empreinte de racisme à l’égard des Indigènes d’ascendance Maya. Tous ont permis aux entreprises étatsuniennes de s’implanter sur le territoire et, petit à petit, de contrôler presque entièrement l’économie du pays. Avec pour cheffe de file la « pieuvre verte », la très puissante United Fruit Company (UFCo).

Fondée en 1899, débarquée au Guatemala dès 1900, cette première multinationale moderne se donne alors pour noble tâche de livrer des tonnes de bananes, provenant par définition de pays tropicaux, aux consommateurs des Etats-Unis (et, plus tard, du monde entier). Pour ce faire, elle va construire sans grande délicatesse un réseau de plantations s’étendant du Guatemala à la Colombie en passant par le Honduras, le Salvador, le Nicaragua, le Costa Rica, le Panamá et la Jamaïque, après avoir inventé le « navire frigorifique » permettant à ces fruits exotiques d’arriver à destination en bon état [1].


Au Guatemala, alors que se termine la Seconde Guerre mondiale, la « Frutera », comme on l’appelle, emploie quelque dix mille paysans, possède environ un tiers des terres arables, détient le port de Puerto Barrios, sur la côte atlantique, et 48 % des actions de l’International Railways Company – environ 600 km de lignes en grande partie destinées à l’activité fruitière. En bout de chaîne, sa « flotte blanche », trente-huit navires de fort tonnage, accoste et appareille en permanence dans les ports à l’odeur de marée et de goudron.

Pendant ce temps, seule une misérable agriculture de subsistance survit sur les terres hautes et inhospitalières, là où la grande majorité des indigènes (55 % de la population) ont été rejetés.

Une puissante colère populaire éclate contre l’oligarchie – quelques dizaines de grandes familles de latifundistes –, les compagnies « yankees » et donc leur représentant commun, le général-dictateur Ubico, fidèle allié des Etats-Unis. Ces troubles atteignent leur paroxysme en 1944. Le 1er juillet, après l’intervention des forces de répression, deux-cents cadavres jonchent les rues de la capitale Guatemala Ciudad. Depuis le Salvador, où il s’est exilé, un officier progressiste, Jacobo Árbenz, contacte un noyau de conjurés. La révolte s’étend. Incapable de rétablir l’ordre, le tyran s’enfuit à l’étranger.

Le 20 octobre, poussés par la pression populaire et au cri de « constitución y democracia », deux officiers, Árbenz (rentré au pays) et Fancisco Javier Arana, ainsi qu’un chef d’entreprise, Jorge Toriello, mobilisent la troupe qu’ils ont ralliée, distribuent des armes à 800 civils et renversent le général Ponce Vaides, qui entendait s’enkyster au pouvoir tout à fait illégitimement. Antifasciste notoire, Árbenz profite de l’occasion pour signer un décret de rupture avec l’Espagne de Francisco Franco.

Evénement sans précédent au Guatemala : cette junte révolutionnaire organise des élections… démocratiques ! Regroupant la petite bourgeoisie, les étudiants, les ouvriers et les paysans, une large coalition porte au pouvoir, le 19 décembre 1944, avec 84 % des suffrages exprimés, un philosophe de formation qui a enseigné en Argentine, Juan José Arévalo.

Chantre d’un « socialisme spirituel » reposant sur une pédagogie émancipatrice des individus, Arévalo lance un train de réformes et bouscule l’ordre établi. En 1947, il abroge la « Ley Fuga » (« loi de fuite ») qui permet aux propriétaires terriens d’abattre les journaliers agricoles qui quittent les haciendas sans autorisation. Une atteinte évidente au sacro-saint dogme de la propriété privée ! Il élabore également un code du travail, un système d’assurance sociale, autorise la création de syndicats dans les campagnes, consacre un tiers du budget à des programmes sociaux, mais, somme toute, pratique un réformisme plutôt prudent.

Juan José Arévalo (1945)


Vous avez dit prudent ? Hum… Il prépare un projet de réforme agraire, figurez-vous. Dans une « República banana » où la United Fruit Co – la revoilà ! – annonce un chiffre d’affaires annuel de 400 millions de dollars. Et où le nouveau code du travail dynamise l’activité syndicale tant en milieu urbain qu’en milieu rural, de sorte que, fin 1947, les ouvriers agricoles employés par la UFCo se mettent en grève pour exiger l’application de la nouvelle législation.

Pour pratiquer ce genre de réformisme en Amérique centrale, il faut être particulièrement endurant. Pendant les six années de son mandat et de ce qu’on appellera « la Révolution d’octobre » ou « Printemps guatémaltèque », Arévalo va devoir faire face à… vingt-huit tentatives de coups d’Etat – les plus sérieuses au cours des années 1949 et 1950. En quittant le pouvoir, il accusera les responsables de tous ces « golpes » manqués d’avoir agi sous des influences extérieures et « les fonctionnaires de certaines missions diplomatiques accréditées d’avoir conspiré avec les Guatémaltèques ». Un peu plus tard, il écrira un livre au titre évocateur : Le requin et les sardines. Devinez qui est le requin…

Elu à son tour président avec 65 % des suffrages, son ministre de la Défense, Jacobo Árbenz, lui succède en 1951. Réservé mais audacieux, honnête et des idées plein la tête, celui-ci se fixe pour objectif de substituer à la plaie oligarchique des planteurs de café et de la UFCo une démocratie moderne. Il accentue l’évolution ébauchée par Arévalo, légalise au passage le Parti guatémaltèque du travail (PGT ; communiste) et fait un constat : les Guatémaltèques ne sont ni des oiseaux vivant dans l’air ni des poissons nageant dans l’eau, mais des paysans qui ont besoin de terre pour subsister. Une réforme agraire s’impose. Or il se trouve que le destin ayant daigné accorder la prospérité à sa modeste entreprise, la United Fruit possède 234 000 hectares et n’en cultive que 15 %. Le 4 mars 1953, la « Frutera » est expropriée de 84 000 hectares et dédommagée de 1,1 million de dollars, sur la base de ce qu’elle déclarait aux impôts. Une somme qu’elle juge donc ridicule, forcément [2] !

De leur côté, et bien que les expropriations qui les touchent soient dédommagées par le versement d’une rente sous forme de bons agricoles valables vingt-cinq ans, les grands propriétaires terriens, principalement des plantations de café, s’opposent tout aussi vigoureusement à la mise en place de cette réforme. Fer de lance des « cachulecos » – catholiques – contre les communistes, l’Eglise les appuie. En 1944, elle s’était déjà opposée à la candidature de Juan José Arévalo.

Jacobo Árbenz


Jacobo Árbenz


Outre ce conflit sur la terre, la montée en puissance du PGT, dont les membres les plus importants sont des proches du président Árbenz, inquiète énormément. Premier secrétaire de ce parti communiste, José Manuel Fortuny n’est-il pas le principal auteur du projet de réforme agraire ? De quoi irriter les autres gouvernements centraméricains, parmi lesquels celui d’Anastasio Somoza, au pouvoir depuis 1936 au Nicaragua, conscients du risque de contagion.

Se lamenter ne sert à rien, il faut agir. Pour son plus grand bonheur, la « pieuvre verte » a des relations. En prenant ses fonctions le 20 janvier 1953, le président Dwight Eisenhower a nommé Allen Dulles directeur de la CIA. Le hasard faisant bien (ou mal) les choses (question de point de vue), celui-ci siège au conseil d’administration de la UFCo. Son frère, John Foster, qui a fait carrière à Wall Street, puis dans le cabinet d’avocats d’affaires Sullivan & Cromwell, dirige le Département d’Etat [3] ; en 1930 et 1936, au nom de Sullivan & Cromwell, il a rédigé les contrats de la UFCo avec le dictateur guatémaltèque Manuel Estrada Cabrera. Cerise sur le « banana split », la secrétaire particulière d’Eisenhower, Anne Whitman, n’est autre que l’épouse d’Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme.

Dwight Eisenhower et John Foster Dulles


Cette année 1954 n’a par ailleurs rien d’anodine. La révolution guatémaltèque n’arrive pas au meilleur moment. Quelques mois après l’armistice de Pan Mun Jon mettant fin à la guerre de Corée, l’accession au pouvoir de Gamal Abdel Nasser en Egypte et la défaite française en Indochine, à Dien-Bien-Phu, ont ravivé les tensions entre les Etats-Unis et l’Union soviétique. Et voilà qu’Árbenz, contournant l’inévitable embargo sur les armes imposé par Washington, a acheté du matériel militaire à la Tchécoslovaquie. Va savoir si demain cette marionnette manipulée par Moscou ne va pas transformer son pays en une quasi-base militaire d’où l’URSS pourra attaquer le canal de Panamá et, pourquoi pas, les Etats-Unis ? Le genre d’embrouille dans laquelle un novice ferait mieux de ne pas mettre les pieds. De fait, et bien que le Guatemala n’ait ni relations diplomatiques ni liens militaires avec l’URSS, l’accusation tombe : Árbenz « fait ouvertement le jeu des communistes ».

Sans doute pourrait-on plaider qu’il ne s’agit là que de supputations. Conscient de cette possibilité, Eisenhower précise fermement à son cercle rapproché : « Pas question d’une intervention directe des Etats-Unis. » Prononcer ces mots lui coûte un énorme effort. Mais il le faut. Que des mauvais esprits n’aillent pas prétendre que l’Oncle Sam bafoue la démocratie et la souveraineté de quelque pays que ce soit. Dès lors, l’idée d’utiliser des opposants au régime « aidés » par la CIA s’impose sans peine. L’issue favorable du coup d’Etat provoqué le 18 août 1953 par l’Agence [4] en Iran contre Mohammed Mossadegh – qui, lui, avait nationalisé l’Anglo-Iranian Oil Company (l’ancêtre de British Petroleum ; BP) – persuade Eisenhower que ce montage très classique peut également réussir au Guatemala.

Les frères Dulles se partagent le travail : depuis le Département d’Etat, John Foster enclenche la pression diplomatique à l’échelle internationale ; de son bureau de Langley (Virginie), Allen prend en main une opération baptisée « PB/Success ».

Allen Dulles, directeur de la CIA (1954)


La CIA demande à disposer sur place d’un ambassadeur solide, pas d’un « trouduc » en costard blanc. On y nomme un diplomate de choc, John Peurifoy. L’homme a été très favorablement remarqué pour son port d’un pistolet .45 à la ceinture et pour avoir, en Grèce, après la guerre civile entre royalistes et communistes, aidé à mettre en selle le gouvernement conservateur du maréchal Alexandros Papagos. Le nouvel ambassadeur débarque donc dans la populeuse capitale Guatemala Ciudad – plus connue, tout un symbole, sous le nom de Guatemala City (Peurifoy ne parlant pas un mot d’espagnol, ce sera plus facile pour lui). Les téléphones sonnent, les télex crachent. L’opération « PB/Sucess » voit le jour en petit comité.

Un modèle du genre. A l’exception de son volet militaire, ses principaux ingrédients seront encore utilisés au XXIe siècle [5]. Première étape : établissement d’une base avancée à Miami sur une installation du corps des « Marines », l’aéroport d’Opa Locka. Deuxième étape : conditionnement préliminaire de l’opinion. Troisième étape : campagne de rumeurs intensives pour accentuer les divisions internes au Guatemala. Quatrième étape : l’épreuve de force.

Juste avant Noël 1953, le poste de commandement « Lincoln » d’Opa Locka est en phase opérationnelle. Parmi les types à la poignée de main ferme et au bronzage parfait qui s’agitent dans les deux étages de la Baraque 67, le QG, l’un, Howard Hunt, jouera un rôle majeur, quelques années plus tard, dans la tentative d’invasion de la Baie des Cochons à Cuba. Il deviendra célèbre en 1972 lorsqu’il organisera, aux Etats-Unis, le cambriolage du siège du Parti démocrate pour y poser un système d’écoutes. L’arrestation de son équipe de « plombiers » marquera le point de départ du scandale du Watergate qui aboutira à la démission du président Richard Nixon.

On n’en est pas là. L’Agence implante une radio clandestine, Voice of Liberation, dans une zone rurale du Honduras. Dans les jungles marécageuses du Nicaragua, en tandem avec le dictateur Somoza, elle installe ses bases aériennes et terrestres. Des exilés guatémaltèques et des mercenaires s’y entraînent (d’autres se préparent dans la zone US du canal de Panamá). Le câble qu’adresse Peurifoy le 16 décembre 1953 donne le signal de la curée. « La chandelle se consume lentement mais sûrement et l’élimination totale des grands intérêts américains n’est qu’une affaire de temps. »

Le 12 janvier 1954, chargé d’armes, le premier « avion noir » de la CIA atterrit au Nicaragua. D’énormes C-24 de l’US Air Force suivent, tous signes distinctifs masqués, et déchargent 433 tonnes d’armes et d’équipements. Au Guatemala même, Peurifoy maintient la pression sur Árbenz. Du cœur de l’Empire, le très conservateur cardinal Francis Spellman arrange des réunions clandestines entre la CIA et le non moins conservateur archevêque guatémaltèque Mariano Rossell y Arellano. Chasteté (peut-être), pauvreté (sûrement pas), mais surtout obéissance, celui-ci exhorte « le peuple du Guatemala à se dresser comme un seul homme contre cet ennemi [Árbenz] de la nation. »

Pour une modeste rémunération de 100 000 dollars, Edward L. Bernays, considéré aux Etats-Unis comme l’un des fondateurs des techniques modernes de relations publiques, organise une gigantesque campagne de presse contre le Guatemala [6]. Un peu partout en Amérique centrale, des correspondants de presse « indépendants » se mettent à diffuser une litanie d’articles alarmistes inspirés en sous-main par les relais de la CIA. Journalistes consciencieux, aimant les honneurs et les remerciements des grands de ce monde, les chiens de garde du Times, de Newsweek, du Christian Science Monitor, du Miami Herald reprennent l’accusation. « Le communisme dans les Antilles », annonce tapageusement le Herald Tribune. Le New York Times rappelle à l’ordre (et au pays) l’un de ses meilleurs journalistes, Stanley Gruson. Un peu trop curieux, il enquêtait sur les complots de la UFCo et de la CIA. Pour les lecteurs étasuniens, Árbenz devient « Red Jacobo ».

« PB/Sucess » : document déclassifié de la CIA.


En provenance du Salvador, un médecin maigre et argentin de 25 ans loge depuis décembre 1953 dans la modeste pension « Meza » située – 10a calle, portal 10-17, zona 1 – dans le centre animé, bruyant et bon marché de Guatemala Ciudad. De cette chambre de cinq mètres carrés sans fenêtre ni air conditionné, Ernesto Guevara, qui n’est encore qu’un vagabond impénitent et pas encore le « Che », observe les événements et note : « Il y a certains journaux soutenus par la United Fruit que je fermerais dans les cinq minutes, si j’étais Árbenz : ils disent ce que bon leur semble et contribuent à créer le climat souhaité par les Etats-Unis. »

Ernesto Guevara dans les ruines maya de Quiriguá (Guatemala) en 1954.


Pour donner un fondement diplomatique à l’intervention, Washington prépare la Xe Conférence interaméricaine, qui se tiendra à Caracas, la cité la plus « américaine » du continent, en mars 1954 [7]. Au jour dit, l’équipe menée par John Foster Dulles réussit à y faire accepter une « Déclaration de solidarité pour la préservation de l’intégrité politique des Etats américains contre l’intervention du communisme international » (plus connue sous le nom de « Résolution Dulles »). Avec pour plus fervents partisans les gouvernements dictatoriaux, le texte est adopté à l’unanimité moins trois voix – celle du Guatemala, qui vote contre, l’Argentine et le Mexique s’abstenant [8].

L’offensive de Washington se poursuit devant l’Organisation des Nations unies (ONU). Le 25 juin 1954, au terme d’un débat houleux, l’ordre du jour – à savoir l’examen de la question guatémaltèque – y est rejeté par le Conseil de sécurité. Outre ses piliers permanents – Etats-Unis, Royaume-Uni, France, République de Chine (Taïwan) et Union soviétique – celui-ci héberge alors six membres non permanents presque tous acquis à la cause occidentale, à commencer par le Brésil et la Colombie, « cul et chemise » avec les Etats-Unis [9]. Représentant de Washington, Henry Cabot Lodge s’est chargé pour sa part de faire pression sur ses homologues européens : si la Grande-Bretagne et la France entendaient soutenir le gouvernement du Guatemala, révélera-t-il ultérieurement, « nous nous sentirions libres d’adopter une ligne également indépendante concernant des sujets tels que l’Egypte et l’Afrique du Nord, sujets sur lesquels nous avions malgré tout essayé d’exercer la plus grande compréhension de façon à ne pas [les] embarrasser [10].  » Une claire référence, pour Paris, aux premiers grondements de l’insurrection algérienne et, tant pour les Français que pour les Anglais, très mobilisés sur ce thème, à la question du canal de Suez, que le colonel Nasser prétendait nationaliser. De quoi inciter les deux protagonistes à abandonner à son triste sort le lointain Guatemala. Ce que, sans états d’âme, ils firent illico.

Aux ordres d’un honorable agent de la CIA – pseudonyme « colonel Rutheford » – de retour de Corée, des exercices de préparation se déroulent en Floride, des camps d’entraînement surgissent du néant, dont plusieurs sur les plantations de Somoza, au Nicaragua. Président du Honduras, Juan Manuel Gálvez fournit aimablement le poste de commandement – Santa Mora de Copán – à partir duquel sera lancée l’offensive. Pour la petite composante aérienne, des pistes clandestines voient le jour au Honduras et au Nicaragua. Une douzaine d’avions sans immatriculation, comprenant des chasseurs-bombardiers P-47 Thunderbolt et P-51 Mustang y stationnent. Les pilotes : pour la plupart, des « volontaires » étatsuniens, anciens de la Chinese Air Transport (CAT). Fondée en 1946 avec des surplus de l’US Air force, cette compagnie a été engagée auprès des nationalistes chinois de Tchang Kaï-chek contre les communistes de Mao Zedong. En faillite après la victoire finale du Grand Timonier, la CAT a été sauvée de la disparition par la CIA, puis rachetée par cette dernière en 1950 à travers une société écran, la Airdale Corporation. Si le nom change, devenant Civil Air Transport, le sigle reste le même, CAT [11].

La phase finale de « PB/Sucess » transfère les forces rebelles au Honduras. Lequel a rompu ses relations diplomatiques avec le Guatemala en l’accusant de… vouloir l’envahir. Le 18 juin, un terne petit colonel guatémaltèque formé à Fort Leavenworth (Kansas) et exilé à Tegucigalpa, Castillo Armas [12], à la tête des deux cents hommes d’un pseudo Mouvement de libération nationale, pénètre au Guatemala. Et stoppe quelques kilomètres après la frontière. Tout le plaisir du jeu sans prendre le moindre risque. Le renversement d’Árbenz doit apparaître comme le résultat d’un soulèvement populaire, non d’une intervention venue de l’extérieur. Le manège ne trompera pas grand monde, mais les apparences seront sauvées.

Castillo Armas (deuxième à partir de la droite), dans le parc central de Chiquimula.


Le 23 juin, face à la piste, la douzaine de chasseurs bombardiers basés au Nicaragua se mettent à vibrer furieusement, quittent le sol et vont pilonner San José, le port le plus important de la côte pacifique, ainsi que les casernes et les principales voies d’accès du pays. Les forces mercenaires s’emparent d’une ville nommée Esquipulas.

Sous le contrôle des attachés militaires étatsuniens, les chefs de l’armée guatémaltèque refusent d’attaquer la petite force mercenaire de Castillo Armas – qui pourtant reste toujours sans bouger.

Le 27 au matin, la démocratie agonise. Se rendant compte que ses généraux obéissent aux ordres de Peurifoy plutôt qu’aux siens, et pour tenter de sauver les cadres de la révolution de la souricière dans laquelle la trahison du haut commandement les a placés, Árbenz démissionne. « Notre seul délit, constate-t-il amèrement, a été de nous donner nos propres lois, notre crime a été de les avoir appliquées à la United Fruit. » Aucune référence au communisme, là-dedans.

Au grand désespoir de beaucoup, le président a refusé d’armer tant la population urbaine que les milices paysannes pour barrer la route aux assaillants. Environ cinq cents de ses partisans sont assassinés. Le 2 juillet, l’ambassadeur Peurifoy en personne négocie le pacte de San Salvador entre le colonel Díaz, chef d’état-major de l’armée devenu « chef du gouvernement provisoire », et Castillo Armas. Accompagné du nonce apostolique Generao Verolino et de Peurifoy, Armas, un scapulaire autour du cou, débarque « triomphalement » à Guatemala Ciudad, à bord d’un avion militaire US, dès le lendemain. Le recevant à l’aéroport, Mgr Arellano le proclame « homme de la providence » : « Je vous envoie mes chaleureuses salutations et mes ferventes félicitations au nom du pays qui vous attend à bras ouverts et qui reconnaît et admire votre authentique patriotisme. Puisse Notre Seigneur Dieu vous guider, vous et vos héroïques compagnons, dans votre campagne de libération contre le communisme athée. »

Le 8 juillet, la junte militaire nomme Arias « président provisoire ». Les Etats-Unis et les autres pays latino-américains le reconnaissent immédiatement.

Castillo Armas et Mgr Mariano Rossell y Arellano, le 21 juillet 1954.


Comme d’autres communistes, Ernesto Guevara se réfugie à l’ambassade d’Argentine qu’il quittera en septembre pour gagner le Mexique où, le 8 juillet 1955, il rencontrera et se liera d’amitié avec un certain Fidel Castro. Peu avant le dénouement du drame, il écrivait dans un article titré « Le dilemme du Guatemala » : « L’heure est venue que le bâton réponde au bâton car, s’il faut mourir, il faut le faire comme Sandino en non comme Azaña [13]. » Le sort réservé par les « centaures-pieuvres de race blonde » à « Tonton Jacobo », comme il appelait affectueusement Árbenz, restera gravé dans son esprit. « Dans le Guatemala d’Árbenz, écrira-t-il plus tard, j’ai compris une chose fondamentale : pour être révolutionnaire, il faut d’abord avoir une révolution. » Il ne peut encore imaginer le tumultueux avenir qui l’attend, mais la réussite de « PB/Succes » encouragera la CIA, sept ans plus tard, à préparer l’invasion de Cuba dans la Baie des Cochons.

Au Guatemala, les premiers mois de la contre-révolution font neuf mille victimes, entre morts et emprisonnés. Après avoir consolidé son pouvoir au terme d’un référendum remporté avec un raisonnable 99 % des suffrages le 10 octobre 1954, Armas devient officiellement président le 6 novembre. Bénéficiant immédiatement de l’assistance économique des Etats-Unis, il s’empresse d’annuler la réforme agraire. Plus de 100 000 familles paysannes en avaient bénéficié, environ 1 100 000 ha ayant été expropriés. Ces terres sont rendues à leurs anciens propriétaires, au premier rang desquels la « Frutera ». En vertu d’un traité d’alliance militaire signé avec Washington, l’entraînement systématiques des militaires guatémaltèques débute aux USA et dans l’ « Ecole des Amériques » (dite également « Ecole des assassins »), située dans la zone américaine du canal de Panamá.

Castillo Armas et son état-major (1955)


Manifestation pro-Armas à Esquipulas.


Un an après l’invasion, le général Walter Bedell Smith, ex-directeur de la CIA, est devenu membre du conseil d’administration de la United Fruit tandis qu’Allen Dulles, toujours membre de ce conseil d’administration, restait directeur de la CIA.


Tout espace politique ayant été fermé, la contestation s’amplifie. En réponse, des escadrons de la mort font leur apparition. Après la mort d’Armas, assassiné en 1957, et l’entrée victorieuse de Castro à La Havane en 1959, le général Miguel Ydigoras Fuentes, arrivé au pouvoir grâce à l’aide des Etats-Unis, permet l’utilisation du territoire guatémaltèque pour l’entraînement des contre-révolutionnaires cubains. Mécontents de cet abandon de souveraineté et influencés par le geste des « barbudos », cent vingt officiers se soulèvent en novembre 1960. Mis en échec, certains d’entre eux, dont Luis Turcios Lima (formé à Fort Benning, USA) et Marcos Yon Sosa (entraîné au Panamá) organisent les premiers groupes de guérilla. Ainsi naît le conflit armé qui va ravager le pays pendant quasiment quatre décennies. Ainsi perdure la « bonne cause » défendue fanatiquement par les dictateurs successifs à coups de milliers de morts. Arrivé au pouvoir en 1970, le général Carlos Arana Osorio, surnommé « le chacal de Zacapa », a donné le « la » en se déclarant décidé à « transformer, s’il le faut, le pays en cimetière, pour restaurer la paix civile ».

Terreur quotidienne, massacres, déportations… Après l’échec de la première génération d’insurgés, l’effet d’entraînement de la révolution nicaraguayenne, la radicalisation de la lutte armée au Salvador ont débouché le 25 janvier 1982 sur le regroupement de quatre mouvements d’opposition armée au sein de l’Union révolutionnaire nationale guatémaltèque (URNG) [14].

Pour le gouvernement du général Romeo Lucas García (1978-1982), gardien vigilant du régime d’apartheid, l’extermination des guérilleros exige la destruction de la base sociale qui leur sert d’appui. D’innombrables massacres déciment la population indienne. Autre général, Efrain Rios Montt (1982-1983) accélère la militarisation du pays. Sa stratégie « Tortilla, Techo, Trabajo » (« galette de maïs, toit, travail ») regroupe les populations dans des « hameaux stratégiques » sur le modèle américain de la guerre du Vietnam, pratique le recrutement forcé des Indiens dans des Patrouilles d’autodéfense civile (PAC) qui les transforment en chair à canon des opérations de contre-insurrection.

Ce sont des temps épouvantables : le Guatemala « des cent Oradour » devient une terre de veuves et d’orphelins. Même les Etats-Unis s’émeuvent, qui suspendent leur aide militaire en 1984 – immédiatement suppléés par le gouvernement israélien [15].

Général Efrain Rios Montt


Bien qu’un président civil, Vinicio Cerezo, ait été élu en décembre 1985, le conflit interne se prolongera jusqu’au 19 décembre 1996, date de la signature d’Accords de paix. Quand, le 1er juillet 1984, en l’absence de toute forme d’opposition, avait été élue une Assemblée nationale constituante, le général Mejia Victores avait clairement précisé les règles du jeu : « Si [elle] outrepasse les limites pour lesquelles elle a été convoquée, elle sera dissoute par l’armée. »

A l’heure du bilan, la Commission de la vérité (Comisión para el Esclarecimiento Histórico) estimera que, au cours de ces quarante années, 200 000 personnes ont été tuées et que 45 000 ont disparu – 90 % des crimes pouvant être imputés à l’armée et 3 % à la guérilla [16].


La paix, enfin ! Beaucoup d’espoirs. Autant de déceptions. Une démocratie des plus précaires. L’armée s’est arrogée le rôle de vainqueur. La brutalité du conflit a délité le lien social. Le mouvement indigène a été pulvérisé. Démobilisée, la guérilla a raté sa transformation en parti. Promesses non tenues, accords non respectés, les élections, tous les quatre ans, ne changent rien. Une succession de présidents – Álvaro Arzu (droite), Jorge Serrano (évangéliste, ami du général Rios Montt), Alfonso Portillo (extrême droite), Óscar Berger (conservateur), Álvaro Colom (centre droit), Otto Pérez Molina (général à la retraite, accusé de crimes et d’assassinats), Jimmy Morales (comédien sans expérience politique), Alejandro Giammattei (réactionnaire) – n’ont laissé dans de ce pays de 17,7 millions d’habitant qu’un taux de pauvreté de 59 % en 2020 (35 % de la population survivant grâce aux « remesas » envoyées par les Guatémaltèques émigrés, soit 14,6 % du PIB) [17].

Comme avant 1954, les indices de dénuement les plus élevés coïncident avec les départements fortement peuplés par les communautés indigènes. Seul secteur réellement en progrès : la corruption.

Dans ce pays miné par 40 ans de guerre civile et où moins de 2 % des crimes connaissaient une issue judiciaire, le gouvernement du président Óscar Berger et l’ONU ont signé le 12 décembre 2006 un accord établissant une Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG) destinée à « soutenir, renforcer et épauler les institutions » pour démanteler les CIACS (corps illégaux et appareils clandestins de sécurité) gangrénant l’Etat et la société.

Pour une fois, on peut parler de réussite. Entre 2007 et 2019, plus de soixante-dix structures criminelles impliquant pour certaines d’importants acteurs des secteurs économique, médiatique et politique ont été démantelées par la CICIG et le Ministère public. Près de deux mille policiers –15% des effectifs ! – ont été licenciés pour corruption, de même qu’un ministre de la Justice, dix procureurs et trois juges de la Cour suprême, radiés pour manque de coopération. En 2019, neuf anciens présidents faisaient l’objet de poursuites judiciaires ou de peines d’emprisonnement. Mais, et précisément en raison de ces succès, le ver s’était déjà introduit dans le fruit.

Iván Velásquez, chef (comisionado) de la CICIG et António Guterres, secrétaire général de l’ONU


En 2015, grâce à la CICIG, plusieurs de ces scandales – fraudes douanières et fiscales, trafics d’influence, financements électoraux illégaux, blanchiment… – ont éclaboussé des fonctionnaires et des ministres, ainsi que la vice-présidente Roxana Baldetti et le président Pérez Molina. Malgré l’âcreté du gaz lacrymogène réprimant les manifestations de la classe moyenne urbaine scandalisée, le gouvernement et le chef de l’Etat furent poussés à la démission.

Pour l’oligarchie, la classe militaire et les milieux conservateurs, la commission internationale franchit définitivement la ligne rouge quand elle prétendit poursuivre son nettoyage, mettant cette fois sur la sellette le président Morales. Des fonds illicites dans sa campagne électorale de 2015 et des malversations impliquant sa famille eurent pour conséquence une demande de levée de son immunité présidentielle par le chef de la CICIG, le colombien Iván Velásquez (qui deviendra en 2022 ministre de la Défense dans le gouvernement de Gustavo Petro). Le 26 août août 2017, Morales déclarait le magistrat persona non grata, l’accusant d’outrepasser le mandat de la Commission et de s’immiscer dans les affaires internes du pays.

Le Secrétaire général de l’ONU António Guterres demanda à Velásquez de continuer à diriger la Commission depuis l’extérieur jusqu’à ce que la situation s’éclaircisse. Eclaircissement dont se chargea… Donald Trump. Son administration décida de retirer l’appui politique et financier des Etats-Unis à la CICIG après que le Guatemala eut reconnu Jérusalem comme la capitale d’Israël le 24 décembre 2017 et que Morales ait signé en juillet 2019 un accord désignant le Guatemala comme « tiers pays sûr » afin de contrôler le flot de migrants centraméricains cherchant à rejoindre les Etats-Unis. Ne restait plus à Morales qu’à mettre fin unilatéralement au mandat de la mission onusienne, l’obligeant à plier bagages le 3 septembre 2019. Le Bureau du procureur spécialisé contre l’impunité (FECI) fut également démantelé. Les fonctionnaires, magistrats et avocats ayant travaillé avec ces organismes furent dès lors victimes de persécution systématique. Plus de trente procureurs et juges anticorruption, dont la procureure générale Thelma Aldana, furent contraints de quitter leur pays.

Cette même année 2019, censé élire de nouveaux juges à la Cour suprême de justice et à la Cour d’appel, le Congrès transgressa l’ordre de la Cour constitutionnelle et prolongea le mandat des magistrats en place pour une durée indéterminée. La suite des événements était donc aussi prévisible que le coucher du soleil en fin de journée.

Janvier 2020 : Alejandro Giammatei succède à Morales en jurant ses grands dieux qu’il luttera contre la corruption. Promesse qui n’engage que ceux qui la prennent au sérieux. Durant son mandat, la répression contre les magistrats et journalistes qui dénoncent cette plaie s’accentue – le cas le plus emblématique étant celui du directeur d’El Periódico, José Rubén Zamora, arrêté sur ordre du procureur Rafael Curruchiche, responsable de… la lutte contre la corruption, puis condamné à six ans de prison.
Le chef de l’Etat ne poursuit qu’un objectif : perpétuer à tout prix les secteurs dominants au pouvoir. Maintenir en l’état le « pacte des corrompus », ce ramassis d’oligarques, d’hommes d’affaires et même à l’occasion de narcotrafiquants.

Eternels oubliés, les Indigènes des peuples K’iche’, Mam, Q’eqchi’, Kaqchikel, Q’anjob’al, Garífuna, Ixil, Xinka et autres se rappellent les premiers au bon souvenir de la caste lors d’élections locales aux termes desquelles le Mouvement pour la libération des peuples (MLP), bras politique du Comité de développement paysan (Codeca), fait une percée significative et inattendue. Lorsque les dirigeants du MLP, Thelma Cabrera et l’ex-procureur des droits de l’Homme Jordán Rodas prétendent se présenter à l’élection présidentielle de juin 2023, le Tribunal suprême électoral refuse leur inscription [18]. Une décision que confirme la Cour constitutionnelle (CC).
A un mois du premier tour, la candidature de l’homme d’affaires Carlos Pineda (Prospérité citoyenne), favori des sondages, qui le gratifient de 23 % des voix, est à son tour écartée. Fils de l’ex-président Álvaro Arzu (1996-2000) Roberto Arzu (droite) subit le même sort. Voilà, pas de jaloux !
La situation est telle qu’un ancien rapporteur de l’ONU pour la liberté d’expression, Frank La Rue, estime : «  La dictature d’un groupe [soudé] par des intérêts économiques, de corruption et même de crime organisé  » impose ses vues au pays.

La situation semble sous contrôle. En tête des sondages apparaît Sandra Torres, d’Unité nationale de l’espérance (UNE), candidate battue antérieurement à plusieurs reprises et, étiquetée sociale-démocrate, figure politique du système dominant. Si elle propose la continuité des programmes sociaux mis en œuvre par l’ancien président Álvaro Colom (2008-2012), dont elle était l’épouse à l’époque, elle bénéficie de la sympathie des partis traditionnels, des milieux évangéliques ultraconservateurs et du patronat. Candidat du parti gouvernemental sortant (Vamos), Manuel Conde figure en deuxième position.

Le 25 juin 2023, pourtant, avec près de 40 % d’abstention (17 % de votes nuls et 7 % de bulletins blancs) – une constante au Guatemala –, le choix des électeurs provoque la surprise. Si Torres arrive bien en tête des vingt-deux candidats avec 16 % des voix, celui qu’elle affrontera au second tour (huitième dans les sondages avec 3 % d’intentions de vote !), a surgi du néant : Bernardo Arévalo (12 %), du parti Semilla (graine).

Né le 7 octobre 1958 à Montevideo (Uruguay), durant l’exil qu’imposa à son père Juan José, comme à son successeur et ami Árbenz [19], le « golpe » de 1954, Arévalo a vécu à l’étranger jusqu’à l’âge de 15 ans. Rentré au Guatemala, il est reparti étudier la sociologie en Israël (d’où son appui inconditionnel à Tel Aviv après le 7 octobre 2023) et la philosophie au Pays-Bas, avant d’embrasser une carrière diplomatique dans les années 1980 (vice-ministre des Affaires étrangères en 1994-1995, ambassadeur en Espagne jusqu’en 1996) et d’être élu député en 2020. Pour sa part, Semilla a émergé à la suite des grandes manifestations qui, en 2015, ont conduit à la démission du président Otto Pérez Molina, avant de devenir officiellement parti politique le 21 novembre 2018.

Proposé par Arévalo, le plan de gouvernement met l’accent sur les politiques de développement social, l’amélioration de l’infrastructure économique, la protection de la nature, la sécurité démocratique et la lutte contre la corruption. Présenté comme « de gauche », mais conservateur sur le plan sociétal – opposé tant à l’avortement qu’aux mariages entre conjoints de même sexe – et ouvertement pro-américain, le candidat-surprise à la magistrature suprême est en fait un respectable libéral modéré de centre droit.
Il n’empêche… Pour la classe dominante guatémaltèque, c’est encore trop. Le spectre de la « Révolution d’octobre » flotte au-dessus des terres volcaniques du Guatemala. A la stupéfaction succède la panique : « Au secours, Arévalo revient ! »

D’emblée, neuf partis de droite, dont Vamos, celui du président sortant Giammattei, invoquent une « fraude » et des « vices » dans le scrutin. Le temps des colonnes mercenaires étant pour l’heure terminé, c’est à travers une intense offensive judiciaire que l’ « élite » va tenter d’empêcher l’arrivée au pouvoir de ce fâcheux. Dirigé par la procureure générale Consuelo Porras, magistrate figurant depuis 2021 sur la « liste Engel » des personnalités « corrompues » dressée par Washington, le parquet demande la levée de l’immunité d’Arévalo, encore député. Dès le 12 juillet, le procureur Curruchiche (présent sur la même liste étatsunienne) accuse Semilla de… corruption et demande sa suspension. Six jours plus tars, le juge Freddy Orellana met en examen deux fonctionnaires du Tribunal suprême électoral (TSE) qui refusent de suspendre la participation du parti au second tour programmé le 20 août et de déclarer les élections « nulles et non avenues ». A l’instigation du Parquet spécial contre l’impunité (FECI), le siège de Semilla est perquisitionné.

En ce qui le concerne, Giammattei a depuis longtemps fait « le job » pour s’attirer les bonnes grâces de Washington. Le 25 juillet 2022, il a voyagé jusqu’à Kiev pour partager avec Volodymyr Zelensky « les valeurs de la liberté et de la souveraineté ». Giamattei ayant été le premier président latino-américain à soutenir la création d’un Tribunal spécial chargé de juger les crimes commis par la Russie en Ukraine, le vice-ministre des affaires étrangères Andriy Melnyk, le 1er mars 2023, à son tour en « visite de travail » au Guatemala, l’a salué comme un « vrai leader du monde libre en Amérique latine ».

A désespérer de tout : rien n’y fait ! Arévalo ne représente aucun danger pour Washington. Au lendemain du premier tour, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a sèchement déclaré que la remise en cause des élections représente « une grave menace pour la démocratie, avec des implications de grande envergure ». Le temps passant, le Département d’Etat – et donc la « communauté internationale » – persiste et signe. Plus haute juridiction du pays, la Cour constitutionnelle préfère ne pas jouer avec le feu : le 13 juillet, elle suspend la décision de justice qui interdit à Semilla et Arévalo de participer au second tour.
La décision irrite sans toutefois désespérer. La droite, la droite de droite et même l’Association des vétérans militaires du Guatemala (Avemilgua), le club des ex-bourreaux de la population, font bloc derrière la « sociale démocrate » Sandra Torres avec la certitude de l’emporter.

Enorme stupéfaction ! Le 20 août 2023, les électeurs infligent une nouvelle et magistrale gifle à la classe politique traditionnelle. Arévalo devance largement Torres (39,1 %) et l’emporte avec 60,9 % des voix. Soutenu à l’origine par les jeunes et les mouvements étudiants, notamment au sein des zones urbaines, il a bénéficié de l’aura de son père et, désamorçant les accusations de « communisme » ou, encore pire, de « chavisme » !, a rallié à sa cause de vastes pans des zones paysannes et indigènes.
Bien que le peuple ait parlé, l’incertitude va rester la règle. En effet, à peine le Tribunal suprême électoral (TSE) a-t-il validé et officialisé le résultat que la guérilla judiciaire reprend pour empêcher les nouveaux députés d’être investis et interdire la passation de pouvoir présidentielle censée avoir lieu le 14 janvier 2024. Pour lui interdire d’avoir son propre groupe au Congrès, Semilla se voit retirer son statut légal de parti politique suite à une ordonnance du juge Freddy Orellana à la demande de la FECI dirigée par Curruchiche. Une décision inique que le TSE, seule instance compétente en la matière, suspend immédiatement.
Qu’à cela ne tienne… Plus de trois semaines après l’élection, et malgré l’interposition de plusieurs magistrats, le parquet saisit et ouvre cent-soixante caisses contenant les bulletins de vote et les procès-verbaux validant le scrutin. Au milieu de l’indignation générale, le TSE dénonce une « rupture de la chaîne de contrôle du vote » et prévient qu’il ne peut plus être tenu pour responsables du contenu des caisses en question. Cette fois, celui que la population surnomme désormais « Tío Bernie » (« Oncle Bernie ») nomme les êtres et les choses par leur nom : les procureurs Curruchiche et Porras ainsi que le juge Orellana ont entrepris une « nouvelle escalade dans le coup d’Etat en cours ».
Bien que le Conseil permanent de l’Organisation des Etats américains (OEA) dénonce les manœuvres empêchant une transition pacifique du pouvoir, le Ministère public persiste et signe en indiquant le 8 décembre considérer l’élection présidentielle « nulle et non avenue » en raison d’irrégularités supposées.

Depuis le 2 octobre, des départements à la capitale, manifestations et blocages de routes « pro-démocratie » se succèdent pour obtenir le départ de la procureure générale Consuelo Porras et soutenir Arévalo. Des centaines de milliers de personnes participent à la mobilisation. L’appel à la grève nationale s’étend à tout le pays. Le 20, commémoration du 79ème anniversaire de la « Révolution d’Octobre », Arévalo s’est exprimé devant les organisations, collectifs, étudiants et syndicats manifestant dans Guatemala Ciudad : « Aujourd’hui, face à une tyrannie de corrompus, nous portons un nouveau printemps de prospérité ». Suffisant pour que Giammatei l’accuse de déstabiliser le pays en promouvant des théories « fausses et inexistantes » sur de « prétendus coups d’Etat ». Et que la procureure Porras réussisse la performance de pousser le ministre de l’Intérieur à la démission en l’accusant de ne pas réprimer suffisamment les manifestants.

Trois semaines de grève générale, plusieurs mois de troubles. Il faudra attendre le 14 décembre 2023 pour que la Cour constitutionnelle mette fin aux velléités du parquet, en exigeant du Congrès qu’il « garantisse l’investiture du président élu ». La 11 janvier encore, la plus haute cour devra émettre un ordre protégeant la vice-présidente élue Karin Herrera, les rumeurs de sa possible arrestation courant sur les réseaux sociaux.
Après des mois d’incertitude et malgré les multiples embûches, la cérémonie d’investiture se tiendra finalement comme prévu dans la nuit du dimanche 14 au lundi 15 janvier, non sans que les députés sortants n’aient retardé pendant plus de sept heures le début de la cérémonie, déclenchant des échauffourées entre la police et les partisans du président.

Investiture de Bernardo Arévalo.


Depuis, l’affrontement entre le chef de l’Etat et la procureure Porras n’a nullement baissé d’intensité. Le mandat de cette dernière, à la tête du ministère public depuis 2018, a été prolongé jusqu’en 2026 par Giammattei. « Une minorité stupide survit, retranchée dans des institutions cooptées qui abusent de leur pouvoir pour faire chanter, extorquer et punir ceux qui ont participé à l’effort de transformation, a déclaré Arévalo le 5 mai. Cela est possible grâce à la permanence de Consuelo Porras au ministère public. » S’il a présenté au Congrès une proposition avec laquelle il espère obtenir le pouvoir de la destituer, l’obtention des 107 voix fixées par la loi pour approuver une telle réforme est très loin d’être acquise.
Les élections législatives ont débouché sur un Parlement fragmenté au sein duquel 16 partis se partagent 160 sièges. Soutien d’Arévalo, le mouvement Semilla ne compte que 23 députés, ce qui en fait la troisième force parlementaire derrière Vamos, de Giammatei, arrivé en tête (39 sièges), et l’UNES de Sandra Torres (28). De même, faute d’une structure de parti consolidée au niveau national, le président devra compter avec le fait que les mairies restent largement entre les mains des formations d’opposition.

En six ans de mandat entre 1944 et 1950, Juan José, le père d’Arévalo, a dû affronter vingt-huit tentatives de coup d’Etat. Lui en a déjà subi une avant même d’occuper la fonction ! Contrairement à son prédécesseur familial, il n’a dû son salut, qu’à l’appui des Etats-Unis, de l’OEA et de la « communauté internationale » favorables à son réformisme modéré. Faits symptomatiques, le Guatemala n’avait pas été convié au Sommet des Démocraties organisé par le président Joe Biden en décembre 2021 et Giammattei ne s’est pas rendu au Sommet des Amériques de juin 2022. Par ailleurs, deux jours à peine après l‘investiture d’Arévalo, le Département d’Etat a informé que le territoire des Etats-Unis était désormais interdit à Giammattei « en raison de son implication dans des actes de corruption importants ».
Tout est bien qui finit bien, pourrait-on conclure. A un détail près, qu’on ne minorera pas. Le Guatemala demeure le Guatemala. Et le « pacte des corrompus » n’a sans doute pas dit son dernier mot.

Bernardo Arévalo et, au second plan, son père Juan José Arévalo.



Illustration d’ouverture : Détail d’une toile de Diego Rivera montrant le secrétaire d’Etat américain John Foster Dulles rendre une bombe au colonel Castillo Armas (Musée des beaux-arts Pouchkine à Moscou). / Wikimedia Commons




[1Lire (entre autres) Peter Chapman, Bananas : How the United Fruit Company Shaped the World, Canongate, Edimbourg, 2007.

[2La UFCo réclamait 19,3 millions de dollars.

[3Dans les années 1930, il a régulièrement fait affaire avec IG Farben, l’un des piliers industriels du régime hitlérien.

[4Nom donné à la CIA par les initiés.

[5On verra arriver le même type d’ambassadeur que Peurifoy en 2002 au Venezuela (Charles Chapiro), en 2008 en Bolivie (Philip Goldberg), en 2009 au Honduras (Hugo Llorens).

[6Etienne Dasso, « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz » – https://journals.openedition.org/orda/2667

[7Lire le câble de Peurifoy au Département d’Etat : https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1952-54v04/d428

[9Membres non permanents en 1954 : Brésil, Colombie, Danemark, Liban, Nouvelle-Zélande, Turquie.

[10Pierre Gerstle, « Le règlement du conflit entre les Etats-Unis et le Guatemala (mars-juin 1954) », Relations internationales, n° 137, 2009 – https://www.cairn.info/revue-relations-internationales-2009-1-page-77.htm

[11Rebaptisée Air America en 1959, la compagnie transportera plus ou moins secrètement « bérets verts », commandos, mercenaires, personnalités, prisonniers, nourriture, carburant, munitions, fonds de la CIA et héroïne du Triangle d’Or pendant la guerre du Vietnam.

[12En 1950, l’un des coups d’Etat ratés contre Juan José Arévalo l’avait laissé grièvement blessé. Jeté en prison, il avait creusé un tunnel à mains nues pour s’évader.

[13Président de la République espagnole fusillé en 1939 par le général Franco.

[14Armée de guérilla des pauvres (EGP), Forces armées révolutionnaires (FAR), Organisation du peuple en armes (ORPA), Parti guatémaltèque du travail (PGT).

[15Lire « Israël au miroir de l’Amérique latine » – https://www.medelu.org/Israel-au-miroir-de-l-Amerique-latine

[172,8 millions de Guatémaltèques résident aux Etats-Unis.

[18Le même jour seront élus : le président et le vice-président ; 32 députés au Congrès de la République par liste nationale ; 125 députés représentant 23 circonscriptions électorales ; 340 corporations municipales (dans le cas des municipalités de plus de 100 000 habitants, un maire, trois administrateurs, dix conseillers titulaires) ; 20 députés au Parlement centraméricain auxquels le président sortant (ce qui garantit son immunité).

[19En exil à Mexico, Árbenz a été retrouvé noyé dans sa baignoire, soit accidentellement, soit par suicide, le 27 janvier 1971. Enterré au Salvador, son corps a finalement été rapatrié en 1995 au Guatemala où il fut accueilli par une multitude qui put enfin l’honorer.



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