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La Commission européenne, pilote automatique des politiques libérales

mercredi 3 septembre 2014   |   Bernard Cassen
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Avec Le Monde diplomatique en español

La préoccupation première de toute institution est de pérenniser son existence et d’élargir ses domaines d’intervention. Dans ce dernier cas, une telle ambition se heurte généralement à des forces et des structures qui n’entendent pas se laisser déposséder de tout ou partie de leur territoire et de leurs prérogatives. Quand ces forces et structures n’existent pas, c’est déjà pain bénit pour la nouvelle institution. Mais quand cette dernière peut, de surcroît, agir dans un cadre légal verrouillé laissant toute latitude à sa logique expansionniste, elle a de bonnes raisons d’être euphorique. Telle est bien la situation de rêve dans laquelle se trouve la Commission européenne.

Cette pièce centrale du système décisionnel de l’Union européenne (UE) — dont Jean-Claude Juncker vient d’être élu président en replacement de José Manuel Barroso — cumule en effet toutes les conditions favorables. Elle n’a pas à se soucier de sa survie puisqu’elle est inscrite dans des traités seulement modifiables à l’unanimité des Etats membres de l’UE. Une fois nommés, les 28 commissaires constituent un collège totalement indépendant disposant de multiples instruments de pouvoir dont les plus importants sont le monopole de l’initiative des actes législatifs soumis au Conseil et au PE ; la responsabilité exclusive de la conduite des négociations commerciales internationales [1] et un pouvoir de décision autonome en matière de concurrence [2]. A cela sont venus s’ajouter en 2012 et 2013 le contrôle a priori des budgets nationaux (le « semestre européen ») et le droit d’imposer des sanctions financières aux Etats déviants. Sans oublier la participation (avec le FMI et la Banque centrale européenne) à la troïka de funeste réputation.

Quand on constate l’étendue et la croissance régulière des compétences de la Commission, on comprend que le plus obscur de ses membres soit autrement plus puissant qu’un ministre, voire le premier ministre d’un Etat membre de l’UE — à l’exception bien entendu de la chancelière allemande... On peut alors se demander pourquoi les gouvernements et les parlementaires nationaux ont volontairement organisé leur propre servitude, réduisant par ricochet comme peau de chagrin la capacité d’intervention du suffrage universel.

Une grande partie de la réponse réside dans le ralliement de la social-démocratie européenne aux thèses néolibérales à partir du milieu des années 1980. Dès lors, ses différences avec la droite se sont graduellement effacées, et on en a une illustration hautement symbolique dans la cogestion du Parlement européen et la répartition des postes au sein de la Commission par les conservateurs et les sociaux -démocrates. Avec le zèle des convertis, et pour s’interdire à elle-même tout retour idéologique en arrière, la social-démocratie a contribué à constitutionnaliser les politiques libérales en les inscrivant noir sur blanc dans les traités européens. De ce fait, la Commission fonctionne sans retenue comme pilote automatique de ces politiques. Si l’on ne remet pas radicalement en cause ses pouvoirs, voire son existence, il serait illusoire de demander — comme prétend le faire le gouvernement français — une réorientation du projet européen.




[1On en a un exemple significatif avec la négociation en catimini du Grand marché transatlantique avec les Etats-Unis.

[2Par le biais de ses pouvoirs discrétionnaires en matière de concurrence, la Commission peut intervenir dans n’importe quel domaine. On rapporte que l’entourage de Jacques Delors, qui la présida de 1985 à 1995, la comparait au voyageur qui, un annuaire de chemin de fer en main, choisit entre d’innombrables possibilités la destination et les horaires que lui dicte son bon plaisir du moment.



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