Il y a quelques semaines, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, reprenait à son compte une analyse (souvent citée) de Jean Monnet : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». À Bruxelles, du 17 au 20 juillet, les quatre jours et nuits de réunion du Conseil européen (les chefs d’État ou de gouvernement) ont montré que ces crises pouvaient aussi bien déboucher sur un accord – ce fut le cas, mais à l’arraché – que sur la remise en question de l’existence même de l’Union européenne (UE).
Si cette dernière hypothèse a souvent été évoquée dans l’histoire de la construction européenne, il s’agissait avant tout de postures visant à renforcer la main de tel ou tel acteur – gouvernement, institution communautaire, parti, dirigeant politique – engagé dans une négociation ou un débat sur l’Europe, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’UE. La plupart de ces acteurs, quelle que soit leur position de fond, et malgré le précédent du Brexit, ne croyaient pas vraiment à de nouveaux retraits de l’Union, et encore moins à sa désintégration. Aujourd’hui, à la lumière des tensions qui ont servi de toile de fond au sommet bruxellois, cette éventualité ne peut être écartée d’un revers de main. Elle ne relève pas du chantage, mais d’une évaluation lucide de la situation.
L’élément déclencheur et révélateur de la fracture européenne a été la pandémie du Covid-19 qui a mis à bas l’économie mondiale et tout particulièrement les économies européennes. La quasi totalité des gouvernements ont alors adopté des plans de relance nationaux mobilisant des montants considérables d’argent public, et cela en rupture avec les dogmes néolibéraux dont la Commission européenne, la Banque centrale européenne et l’Eurogroupe (dont font partie les États ayant l’euro pour monnaie) étaient jusque-là les gardiens vigilants. Mais la rupture est allée beaucoup plus loin : à l’initiative des gouvernements allemand et français, la présidente de la Commission a proposé un plan de relance européen post-coronavirus de 750 milliards d’euros combinant des prêts (donc remboursables) et des subventions (donc non remboursables) aux États ayant le plus souffert de la pandémie.
L’originalité de ce montage est qu’il repose sur un emprunt commun de l’UE levé sur les marchés financiers, et non pas sur des emprunts contractés pays par pays. Ce dispositif, auquel Emmanuel Macron avait préalablement réussi à rallier Angela Merkel, est un événement de portée historique, même si l’on peut contester l’expression de « mutualisation » de la dette. Elle est pertinente pour la levée de l’emprunt puisqu’elle fait bénéficier l’ensemble des gouvernements des taux d’intérêt de ceux qui ont la meilleure « signature », en premier lieu l’Allemagne. En revanche, elle n’est pas appropriée pour les conditions de remboursement de cet emprunt. En principe, il s’effectuerait à partir de ressources propres de l’UE, et non pas de contributions nationales : taxes numériques (sur les GAFAM), taxe sur les déchets non recyclés (le plastique), taxe sur les transactions financières à un taux qui ne soit pas ridiculement bas. Si ces ressources se révélaient insuffisantes, ce serait aux États de faire l’appoint avec la même clé de répartition que celle utilisée pour le budget de l’UE, et qui est fortement défavorable aux « grands » pays, Allemagne et France en tête.
Malgré ses limites, l’initiative mise en avant par Berlin et Paris a suscité l’opposition frontale de plusieurs gouvernements (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède, rejoints par la Finlande) qui refusent toute entorse à l’orthodoxie budgétaire et donc à tout transfert financier des États « vertueux » vers des États (Espagne, Italie et même France) jugés laxistes dans la gestion des comptes publics.
À Bruxelles, la tactique utilisée par les États « vertueux » – avec pour principal porte-parole Mark Rutte, premier ministre des Pays-Bas – a été de focaliser la négociation sur la répartition entre subventions et prêts dans l’enveloppe globale de 750 milliards d’euros. La proposition initiale de la Commission était de 500 milliards pour les subventions et de 250 milliards pour les prêts. Après quatre jours et autant de nuits de négociations, la répartition finalement adoptée a été respectivement de 390 et 360 milliards d’euros.
Dans un camp comme dans l’autre, on avait bien conscience que l’enjeu de cette réunion marathon n’était pas une affaire de chiffres, mais une question d’orientation politique pour l’Union : davantage d’intégration européenne ou pas. Parmi les problèmes de tous ordres auxquels elle est confrontée, et que le sommet de Bruxelles a exacerbés, figurent en bonne place le poids acquis par les « petits » États, l’avenir du « couple » franco-allemand, le mode de prise de décision (unanimité ou majorité qualifiée). L’accord de Bruxelles peut être lu comme une avancée fédérale. Mais, au vu des réactions qu’il a provoquées, il peut tout aussi bien rester un épisode sans lendemain.
Illustration : Union européenne.