Depuis 1979, les membres du Parlement européen sont élus au suffrage universel direct. Cependant, jusqu’ici, les campagnes précédant les scrutins avaient peu porté sur les problématiques européennes, sinon de manière vague ou sur le mode de l’incantation, du type « demain l’Europe sociale ». En réalité, chacun savait parfaitement que ces élections avaient un tout autre objet : mesurer les rapports de forces politiques au sein de chaque pays.
Cette instrumentalisation était difficilement évitable dans la mesure où la composition du Parlement était le résultat d’autant d’élections nationales qu’il y avait d’Etats membres de la Communauté européenne (CEE) devenue Union européenne (UE) en 1993. Par ailleurs, seule une infime minorité de citoyens avait les idées claires sur le rôle de la Commission, du Parlement, du Conseil européen (souvent confondu avec le Conseil de l’Europe), de la Cour de justice. Sans parler de la Banque centrale européenne (BCE). Du coup « Bruxelles », dénomination générique pour l’ensemble des institutions communautaires, qu’elles siègent ou non dans la capitale belge, apparaissait comme une entité bureaucratique extérieure, voire étrangère, sur laquelle les électeurs n’avaient de toute façon aucune prise, ce qui ne les incitait pas à aller voter.
L’idée que les principales politiques nationales sont seulement la transcription de décisions prises au niveau européen a mis du temps à faire son chemin. C’est en France que cette prise de conscience a été la plus précoce, et elle explique largement la victoire du « non » au référendum du 29 mai 2005 sur le traité constitutionnel européen. La crise des dettes souveraines a accéléré et élargi géographiquement cette prise de conscience. En un sens, la mise en place, au sein de la zone euro, de la « troïka » Commission/BCE/FMI, dotée de tous les pouvoirs sur les gouvernements « bénéficiant », si l’on peut dire, de « plans de sauvetage », a constitué un véritable cours magistral sur le fonctionnement de l’Europe institutionnelle. Ces trois structures non élues et n’ayant de comptes à rendre à personne ont actualisé le concept de « souveraineté limitée » qui régissait les rapports de l’Union soviétique avec les « démocraties populaires » ou, au siècle dernier, ceux des Etats-Unis avec les Républiques bananières d’Amérique centrale et du Sud.
Cette fois, la puissance impériale est celle de la finance internationale, avec comme relais opérationnels des gouvernements européens adeptes de la servitude volontaire. Mais où sont les dissidents, tels qu’en a connu l’Europe de l’Est, ou les résistants qui affrontaient les dictatures d’Amérique latine ? Le prochain Parlement européen peut-il jouer ce rôle en mettant au moins quelques grains de sable dans un engrenage néolibéral dont l’euro est la pièce centrale ? On a de bonnes raisons d’en douter, bien que les pouvoirs dont il dispose à cet effet ne soient pas négligeables.
Le modèle qui s’installe en effet dans les capitales européennes est celui de « grandes coalitions » rassemblant les partis conservateurs et sociaux-démocrates ou, ce qui revient au même, de gouvernements – tel celui de François Hollande en France – élus en se réclamant de la gauche pour ensuite mener la politique de la droite. Ce modèle est celui qui a prévalu au Parlement européen depuis 1979, et qui sera sans nul doute reconduit après les élections de mai. A la lumière de l’expérience, les débats des prochains mois auront cependant un avantage, celui de mettre en évidence qu’il n’est pas de politiques nationales progressistes sans rupture avec l’ordre juridique et monétaire européen. A cet égard, ces élections seront les plus « européennes » jamais organisées…