Le 10 mai 2013, l’ancien général José Efraín Ríos Montt, dirigeant de facto du Guatemala du 23 mars 1982 au 8 août 1983, était condamné pour génocide et crimes contre l’humanité [1]. Quatre-vingt ans de prison ferme, la peine maximale. Ce verdict historique, prononcé par un tribunal national, était annulé par la Cour constitutionnelle guatémaltèque … dix jours plus tard, dans ce qui s’apparente à un véritable coup d’Etat judiciaire [2].
Malgré tout, c’est un moment historique que vient de vivre le Guatemala, pays où les phénomènes, toujours actuels, de concentration des terres, de racisme et d’absence de démocratie, ont constitué les racines du conflit armé. Une guerre sale de trente-six ans (1960-1996), la plus meurtrière qu’ait connue l’Amérique latine au 20e siècle.
M. Ríos Montt était jugé pour sa responsabilité dans plus de quinze massacres au cours desquels sont mortes 1 771 personnes, dans les municipalités de Santa María Nebaj, San Gaspar Chajul et San Juan Cotzal, dans le département du Quiché. Ces massacres visaient l’ethnie maya Ixile de l’Altiplano guatémaltèque. Ils ont été perpétrés par l’armée et les paramilitaires alors contrôlés par M.Efraín Ríos Montt et Mauricio Rodríguez Sánchez, son chef des renseignements depuis leur coup d’État du 23 mars 1982. Les massacres systématiques et indiscriminés faisaient partie de la stratégie de « terre brûlée » exécutée par l’armée pour « annihiler l’ennemi interne ». Pour leurs promoteurs, celle-ci se justifiait par la lutte sans merci contre le communisme.
Mais à la différence des autres peuples martyrs de la région (Honduras, El Salvador, Nicaragua) où la problématique de guerre froide était centrale dans la logique de répression, le conflit au Guatemala se doublait d’une logique interne propre, celle du racisme structurel à l’encontre de la population maya majoritaire et de la peur historique des élites dominantes locales de voir la population indigène accéder à une citoyenneté de plein droit. La logique de guerre froide a dès lors donné un excellent prétexte aux militaires et à l’oligarchie économique pour tenter d’exterminer des populations entières et de tuer dans l’œuf les revendications sociales de plus en plus offensives d’un peuple maya de mieux en mieux organisé.
M. Efraín Ríos Montt incarne la figure de cette répression brutale menée lors d’un conflit armé interne qui a causé 200 000 morts ou « disparus », un million de déplacés internes, 400 000 réfugiés à l’étranger, et rayé 440 villages autochtones de la carte entre 1960 et 1996. Son gouvernement n’a duré qu’à peine plus d’un an, mais a marqué à lui seul les années les plus sanglantes. Pourtant, suite à la signature des Accords de paix en 1996 et pendant plus de quatorze ans (de 1998 à 2012), il a continuellement bénéficié d’une immunité garantie par son statut de parlementaire. Pasteur d’une secte évangélique fondamentaliste, il était le dirigeant messianique de la lutte antimarxiste, éternel aspirant à la présidence (comme en 2003 où il se présentait comme candidat).
M. Ríos Montt, actuellement à l’hôpital militaire où il a été transféré deux jours après la condamnation, n’a fait que deux jours de prison. En revanche, ironie de l’histoire, son co-accusé, José Mauricio Rodríguez Sánchez, a, lui, retrouvé la prison préventive du fait de l’annulation du verdict du tribunal qui l’avait acquitté le 10 mai !
Les suites de cette bataille judiciaire sont obscures. La défense l’a livrée à coups d’appels et de recours de procédure au lieu de proposer un dossier capable de prouver l’innocence des accusés. Mais quand bien même la condamnation pour génocide en venait à être annulée définitivement, un pas énorme a été franchi. Si la justice n’avance pas, le retour à l’oubli, lui, est impossible [3]. Après avoir fait face à soixante-quinze recours et une demande d’amnistie, un tribunal de Guatemala Ciudad rendait publiques plus de neuf-cents preuves et quatre-vingt-dix-huit témoignages démontrant les actes de génocide commis. Surtout, les dix témoignages de femmes victimes de violations sexuelles systématiques ont été reconnus comme preuves de génocide car constituant des actes dont le but était de détruire le tissu social des communautés mayas, une première dans un procès pour génocide [4].
L’autre question essentielle est à présent de savoir si cette avancée déterminante passera l’envie à quelques-uns de mettre tant d’ardeur à défendre un système où règne une oligarchie sans partage, prête aux pires atrocités pour conserver ses biens.
L’histoire récente du Guatemala est celle d’une alliance entre les élites traditionnelles locales et les intérêts économiques étrangers. Les exemples n’ont que trop marqué l’histoire du pays. Un pillage organisé avec la complicité des dirigeants et le soutien des forces militaires, qui, sans mener aux sommets d’horreur connus lors du conflit armé, a conduit à l’élimination d’un grand nombre de résistants pacifiques et de dirigeants paysans mayas notamment. La CIA avait ainsi mis fin aux espoirs levés par le printemps démocratique de 1944 à 1954. Celui-ci portait des revendications importantes : droit à la syndicalisation, obtention des terres en friches de la United Fruit Company (aujourd’hui bananes Chiquita) pour les redistribuer aux paysans sans terre. En fomentant le coup d’Etat, l’agence de renseignement américaine venait ainsi au secours de la multinationale exportatrice de bananes, « menacée » par les réformes agraires et du travail, laissant le surnom au pays de « République bananière ».
Un demi-siècle plus tard, l’histoire semble se répéter. Ainsi, la compagnie pétrolière franco-britannique Perenco s’est illustrée en finançant, depuis 2011, l’armée via des sommes versées au gouvernement pour chaque baril de pétrole prélevé ... Depuis le début de l’année 2013, c’est la multinationale minière canadienne, Tahoe Ressources, qui fait parler d’elle. Les responsables de ses services de sécurité ont donné l’ordre d’abattre « les fils de p… » de paysans indigènes opposés à la mine, tirant sur des hommes désarmés. Les entreprises d’huile de palme ont recours à la force publique pour déloger dans le sang des populations de paysans sans terre occupant les terres fertilesde l’Est, ne manquant pas de détruire leurs abris de fortune et brûler leurs cultures [5]. Les acteurs de projets de centrales hydroélectriques, comme celui nommé « Hydro Santa Cruz », dirigé par une entreprise espagnole dans la ville de Barillas où l’état d’urgence avait été décrété l’année dernière [6], ne sont également pas en reste pour faire intervenir l’armée dès que la tension populaire se fait sentir... La liste est longue des exactions commises au nom des intérêts privés internationaux, soutenus par un régime corrompu et convaincu de son bon droit.
Le recours à la force armée pour régler des questions sociales est devenu une fâcheuse habitude pour Otto Pérez Molina. Militaire à la retraite, impliqué comme responsable des incendies systématiques organisés contre les communautés Ixiles lorsqu’il était en poste dans la région sous M. Ríos Montt, M. Pérez Molina préside désormais le pays depuis le 14 janvier 2012. Dernière mesure extrême prise pour calmer la colère populaire face au projet minier de Tahoe Ressources (pour lequel, au mépris du droit international, la population autochtone n’a pas été consultée) : l’imposition de l’Etat d’urgence, du 1er au 9 mai dernier [7]. Les restrictions de la liberté de circulation, de réunion et d’assemblée étaient de mises, accompagnées de fouilles, contrôles et arrestations arbitraires, notamment parmi les dirigeants autochtones Xincas.
En jeu ? L’extraction de métal précieux (or et argent) en opposition aux revendications paysannes de conservation des terres, des ressources naturelles et des cours d’eau afin d’assurer leur subsistance et l’avenir des générations futures, en accord avec leur respect traditionnel pour la Terre Mère.
Mais ces arguments ne pèsent pas pour les dirigeants d’un pays où les intérêts politiques et économiques sont aux mains d’une même oligarchie, sans conscience nationale lorsqu’il s’agit de livrer les richesses du Guatemala aux appétits féroces des multinationales minières, pétrolières, agricoles ... Depuis le début de l’année 2013, on assiste donc à la recrudescence du "nettoyage social" au sein des dirigeants et communautés mayas en lutte pour la défense du territoire et des ressources naturelles. Cent soixante-neuf attaques de défenseurs des droits humains ont eu lieu au premier trimestre 2013 selon l’Unité de protection des défenseurs du Guatemala (UDEFEGUA) [8].
L’attention internationale détournée sur le procès pour génocide a délié les mains du gouvernement pour mener la répression à l’encontre des mouvements paysans mayas au Guatemala. Les défenseurs des droits humains et leur soutien ne doivent pas relâcher leur pression. S’informer et faire circuler l’information sur ce qu’il se déroule au Guatemala pourrait permettre de sortir de ce cercle vicieux qui a fait du pays un véritable laboratoire de répression des revendications sociales depuis la chute, en 1954, du dernier gouvernement progressiste.
*Le Collectif Guatemala est une association créée en 1979 par des réfugiés guatémaltèques et des militants français des droits humains. Le principal objectif de l’association est le soutien aux organisations du mouvement social du pays dans leurs efforts pour construire un Etat de droit. Dans le cadre du projet d’accompagnement international ACOGUATE, le Collectif envoie des volontaires français sur le terrain pour être présents auprès de défenseurs des droits humains menacés. www.collectifguatemala.org/