Les préambules et autres parties des traités européens portant sur les valeurs et les objectifs de la construction communautaire ne sont pas, on s’en doute, la lecture quotidienne des dirigeants des Vingt-Huit. Il faut des circonstances exceptionnelles pour que ces textes remplis de bonnes intentions et de vœux pieux fassent irruption dans le débat public. Tel a récemment été le cas dans l’affaire du Brexit – le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) – qui sera tranchée par le référendum convoqué pour le 23 juin prochain.
Parmi les revendications de David Cameron figurait en effet la remise en question d’une clause présente dans tous les traités européens depuis celui de Rome de 1957, et stipulant que les Etats membres étaient « déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Comme il était politiquement impossible de modifier ces traités, ses partenaires durent convaincre le premier ministre britannique que cette clause pouvait être interprétée de différentes façons, y compris pour lui faire presque dire son contraire…
David Cameron avait exhumé une phrase qui paraît surréaliste quand on la confronte aux politiques européennes qu’elle est censée inspirer. Ainsi la manière dont la Grèce a été traitée par l’UE – en premier lieu, via la funeste « troïka », par la Commission et la Banque centrale européenne –, ainsi que par les autres Etats – et d’abord par l’Allemagne – n’est pas de nature à rapprocher les peuples grec et allemand, et pas davantage à faire de l’UE et de l’euro des exemples de solidarité avec tous les pays placés sous haute surveillance par Bruxelles et Francfort. Si « union sans cesse plus étroite » il y a, c’est plutôt entre les tenants – gouvernements et institutions – des politiques d’austérité.
Il est significatif que, dans la presse, on trouve de plus en plus de titres d’articles du type « Le Portugal face à l’Europe », comme si « l’Europe » était une entité n’incluant pas ce pays. Il s’agit certes d’un raccourci journalistique, mais il exprime une vérité profonde : dès lors qu’un gouvernement prend ou envisage de prendre des mesures rompant si peu que ce soit avec les dogmes néolibéraux, il est en quelque sorte traduit devant le tribunal de « l’Europe ». Et comme cette « Europe » est un simple paravent du pouvoir de Berlin, on ne s’étonnera pas de ne jamais trouver d’articles titrés « L’Allemagne face à l’Europe » !
Et pourtant, l’Allemagne s’est bien trouvée complètement isolée au sein de l’UE dans sa gestion du problème des migrants. D’abord en décidant unilatéralement, dans un premier temps, de les accueillir sans limites ; ensuite, dans une spectaculaire volte-face, en négociant directement avec le gouvernement turc pour qu’il les regroupe sur son territoire et fasse le tri entre réfugiés bénéficiaires potentiels du droit d’asile dans un pays membre de l’UE et migrants économiques promis à l’expulsion. Tout cela en échange de compensations financières (six milliards d’euros), de l’accélération des procédures de délivrance de visas pour les Turcs et d’une réouverture des négociations d’adhésion d’Ankara à l’UE. Cette honteuse sous-traitance de responsabilités a été approuvée le 18 mars dernier par le Conseil européen.
Les historiens rapportent qu’Abraham Lincoln consulta un jour les sept membres de son gouvernement sur un sujet important. Un vote eut lieu, et tous se prononcèrent contre sa proposition de décision. Le président en tira une conclusion sans appel : « Je compte sept « non » et un « oui ». Les « oui » l’emportent ». Contrairement à Lincoln, et en confondant union et vassalisation, Angela Merkel n’a même pas fait semblant de consulter ses vingt-sept collègues…
Illustration : Alex Falcó Chang.