Est-on désormais sorti de la « guerre hybride » – ce type de conflit en « zone grise » qui déstabilise un pays par l’étranglement économique, les cyber-attaques, les intrusions de groupes mercenaires, le sabotage d’infrastructures, l’ingérence électorale et moult autres outils, à commencer par la désinformation ? La pression de Washington sur Caracas atteint un sommet inégalé jusque-là. En déployant depuis deux mois une imposante flotte navale dans les Caraïbes, face aux côtes de la République bolivarienne du Venezuela, le Pentagone est allé jusqu’à annoncer la mobilisation du « Gerald R. Ford », le plus monumental de ses porte-avions.
Qui, devant un arsenal aussi disproportionné, peut croire à la fable de la campagne contre le trafic de drogue ? Quelle que soit la forme de son dénouement, l’opération ne poursuit qu’un seul objectif : un « changement de régime » au Venezuela ; le renversement ou l’élimination de Nicolás Maduro, rebaptisé « narco-dictateur » par Donald Trump. C’est un processus progressif, mais chaque pas semble irréversible. « La prochaine étape, c’est l’opération terrestre », a menacé le despote étatsunien, alors que la destruction en mer d’une quinzaine d’embarcations – pour un solde de l’ordre de 75 morts – était en cours, sans que ne soit apportée aucune preuve tangible de leur implication dans le « narcotrafic ». Ce qui, de toute façon, n’octroierait aucun droit de vie ou de mort à quiconque sur ces éventuels délinquants.
Trump a estimé ne pas avoir besoin d’un accord du Congrès pour valider des opérations militaires ou menées clandestinement par la CIA contre le Venezuela ou d’autres pays (rajoutant dans son collimateur la Colombie et son président de gauche Gustavo Petro). En Amérique latine, les gouvernements inféodés au Bureau ovale – Argentine, Equateur, Paraguay, Pérou, Salvador, Trinidad et Tobago, etc. – applaudissent plus ou moins discrètement. En France, d’Emmanuel Macron à Raphaël Glucksmann, la droite a fait implicitement de même en félicitant l’extrémiste vénézuélienne María Corina Machado, partisane d’un bombardement de son propre pays, pour son récent « Prix Nobel de la Paix » [1].
La gauche « latina » connaît ses classiques. Au prix de dizaines de milliers de victimes, elle a suffisamment subi les agressions de Washington pour comprendre la nature de ce qui se profile on ne peut plus ouvertement. De La Havane à Bogotá, cette gauche sonne le tocsin. Malgré son désir de ne pas entrer dans une relation conflictuelle avec Washington, la présidente mexicaine Claudia Sheinbaum critique publiquement le déploiement militaire américain. Puissance régionale très modérée, le Brésil a fait savoir qu’il « s’oppose clairement à une intervention extérieure » qui « pourrait enflammer l’Amérique du Sud et conduire à une radicalisation politique dans tout le continent. »
En mode plus militant et évoquant la Guerre d’Espagne, le puissant Mouvement des sans terre brésilien (MST) annonce la création de Brigades internationales si devait se produire une intervention militaire US au Venezuela. Au Chili, l’éventuelle Brigade internationaliste solidaire a par avance été baptisée « Ramón Allende Garcés ». Grand-père de Salvador Allende, ce dernier lutta aux côtés de Simón Bolivar lors des batailles de Boyacá (1819) et de Carabobo, laquelle, en 1822, consacra l’indépendance du Venezuela (alors intégré à la Grande Colombie avec l’Equateur, le Panama et la Colombie) [2].
En Europe en général et en France en particulier, la gauche, courageusement… détourne les yeux. Tout en manifestant un « anti-impérialisme » aussi rituel que routinier, l’extrême-gauche « anarcho-trotskisante » s’est donnée pour tâche principale de casser les solidarités sur la base d’un « ni Trump ni Maduro » digne de l’hypocrite « en même temps » macronnien. Une ligne hostile à la Révolution bolivarienne sur laquelle, depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez, le Parti socialiste (PS) l’avait précédée. Fussent-ils catalogués « progressistes », les universitaires et autres docteurs en sciences politiques en mal de reconnaissance institutionnelle entendent demeurer « médiatico-compatibles ». Pour ce faire, ils s’alignent devant les micros sur la doxa dominante – et la confortent, s’il en était besoin.
De la galaxie Bolloré aux médias dits de référence, en passant par le service public-privé, l’industrie du lavage de cerveau tient en effet sur « le Venezuela de Maduro » le même discours que Fox News aux Etats-Unis. Une étreinte telle que les plus lucides des observateurs, pour éviter l’opprobre, finissent par s’autocensurer. Avec, outre le formatage de l’ « opinion publique », de désastreux dommages collatéraux : soumis à une pression permanente sur ce thème devenu hautement toxique, même les plus insoumis finissent par… se soumettre ! A l’exception de quelques individualités, ils évitent désormais de monter au créneau pour défendre le Venezuela (silence qui ne réduit en rien l’hostilité politico-médiatique à leur égard, soit dit en passant).
Pour autant, tous ceux qui s’interrogent, à gauche, en mode critique, sur la nature de la Révolution bolivarienne, ne sont pas, par définition, de mauvaise foi. Comment ne pas comprendre le doute qui saisit, plus encore que les autres, les militants du Parti communiste français (PCF) lorsque c’est d’un « parti frère », le Parti communiste vénézuélien (PCV), que proviennent les plus funestes nouvelles sur la « dérive » de Maduro ?
Traditionnel allié du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), c’est à partir de 2019 que le PCV a provoqué la suspicion d’une partie de la gauche internationale à l’égard du « régime », au terme d’un déballage fracassant. En août 2020, une « Lettre aux partis communistes et ouvriers du monde » dénonce ainsi « la politique économique gouvernementale chaque fois plus soumise aux intérêts du capital, au détriment des conquêtes et des droits obtenus par les travailleurs, la paysannerie et les secteurs populaires au long du processus bolivarien [3] ». Un an plus tard, le secrétaire général Oscar Figuera affirme que les différences entre le PCV et l’administration de Maduro sont désormais « irréconciliables », dénonce l’ « autoritarisme » du gouvernement et conclue : « Il ne s’agit pas de corriger des erreurs, mais de démonter le plan de Maduro. Ceci n’est pas un gouvernement chaviste. Il se fait appeler socialiste, mais il ne l’est pas [4]. »
Ces dures accusations semblent confirmées quand, le 11 août 2023, le Tribunal suprême de justice (TSJ) annonce la destitution de la direction du PCV, jugée « illégitime », et son remplacement par une direction ad hoc, chargée de « rétablir les processus démocratiques au sein du parti ». Un mois auparavant, Figuera avait accusé « un groupe de mercenaires au service du PSUV » – « une poignée de figures apparemment inconnues déclarant être les bases du PCV » précisa Tribuna Popular, l’organe du parti – de solliciter cette spoliation.
Pour tenter de comprendre la nature du conflit, et parce que leur version des faits a fait l’objet d’un silence quasi-total de ce côté de l’Atlantique, nous avons retrouvé deux de ces « mercenaires », « apparemment inconnus » du PCV : Henry Parra (président de la commission ad hoc), Griseldys Herrera (secrétaire nationale d’organisation).
Parra – maigre, le sourire facile, une certaine ironie dans la voix : « Je milite au sein du PCV depuis septembre 1973. J’ai commencé dans la Jeunesse communiste [JC], cinq jours après la chute du camarade Allende. J’étais un jeune de 16 ans. » Suit la longue description d’une trajectoire militante. Responsable de la JC pendant huit ans dans l’Etat du Táchira ; séjour dans une école de cadres en Union soviétique ; membre du Comité central ; membre de la Commission nationale exécutive ; député PCV du Táchira, quatre fois simultanément…
Griseldys Herrera – secouant la tête et pesant ses mots : « J’ai commencé formellement en 2000. Jusque-là, j’avais une militance empirique. Ma vision de jeune – on dit que tout jeune est révolutionnaire – m’a amenée à intégrer le PCV sur les principes marxistes-léninistes. Depuis, je n’ai jamais cessé de militer à la base, comme femme, avec le Comité régional de l’Etat de Monagas. »
En accusateur principal de ces deux « imposteurs » qui, pour le compte du « régime », se sont emparés du parti : Oscar Figuera. Secrétaire général depuis 1996, celui-ci a été réélu en novembre 2022 au cours d’un Congrès rassemblant 83 participants – quand, en 2017, le Congrès précédent avait réuni 530 délégués !
S’il ne pèse pas d’un poids déterminant au sein de la Révolution bolivarienne initiée en 1999 par Hugo Chávez, le PCV y tient un rôle éminemment symbolique : fondé en 1931, il a été le premier et longtemps le principal parti de gauche vénézuélien. A ce titre, il a connu la vie de toute formation politique (de quelque idéologie que ce soit) : des heures de gloire, des incertitudes, des erreurs, des défaites. Parmi les membres et dirigeants, il y eut des durs, des modérés, des dissidents, des traîtres et des héros. Des crises et des scissions, il y en eut aussi. Car celle qui nous occupe n’est pas la première. Sachant que, par de nombreux côtés, l’histoire du PCV a recoupé celle de bien d’autres partis communistes latino-américains.
On ne prétendra pas ici retracer le long itinéraire du PCV, mais en détacher quelques étapes significatives susceptibles d’éclairer ce qui s’y passe en ce moment. En préambule, on s’arrêtera sur 1922, année au cours de laquelle un impressionnant jet de pétrole jaillit du puits « Los Barrosos 2 », sur la côte est du lac de Maracaibo. L’événement marque, sans qu’il le sache encore, le futur du pays. Et l’apparition d’une classe ouvrière. De ce fait, le 5 mars 1931, nait à Caracas une première cellule communiste. Clandestine, elle s’affilie à l’Internationale – le Komintern [5]. Il lui faut bien du courage. La sanglante dictature du « Benmerito » Juan Vicente Gómez (1908–1935) a alors éliminé toute forme de démocratie. Gómez comble les « Big Three » (Dutch Shell, Gulf et Standard Oil) de privilèges. Considéré comme une trahison de la patrie, le délit de « communisme » est puni de vingt ans de prison.
Gómez est redoutable, redouté et haï. Gómez écrase toutes les résistances. Gómez déjoue tous les complots. Gómez meurt de sa belle mort. Mal payés, humiliés, mourant de paludisme et d’accidents du travail, les milliers d’ouvriers du pétrole sont férocement exploités. De décembre 1936 à janvier 1937, les militants communistes organisent en sous-main la première grève de ce secteur d’activité. Président provisoire, le général López Contreras réagit : accusés de « menées communistes », 46 agitateurs sont exilés.
Malgré le péril, le parti apparaît en pleine lumière, à l’occasion de sa première Conférence, le 8 août 1937. Semi-légaux, ses militants vont bientôt soutenir le gouvernement d’Isaías Medina Angarita. Ce dernier s’appuie sur des intellectuels et des « bourgeois progressistes » – Uslar Pietri, Eduardo Mendoza, Briceño Iragorri. Une nouvelle loi pétrolière renforce les obligations des compagnies – déjà à la solde des multinationales, la presse tonne qu’on veut les écorcher ! Mais, surtout – et la Seconde Guerre mondiale ayant éclaté –, le Komintern a ordonné au PCV de collaborer avec Medina, favorable aux alliés. En remerciement, un statut légal sera octroyé au parti en 1945.
Le gouvernement de Medina jouit de l’appui de l’opinion publique. Entre en scène un nouvel acteur, Action démocratique (AD). Depuis 1938, AD dispose en la personne de Romulo Betancourt d’un leader de premier plan. Après avoir été brièvement communiste dans les années 1920, Betancourt est passé au trotskisme. Le voilà social-démocrate. Côté pile, il critique vivement la répartition encore insatisfaisante des revenus pétroliers ; côté face, il s’oppose à la politique sociale de Medina. Le 18 octobre 1945, soutenu par un groupe de jeunes officiers mécontents et… l’ambassadeur des Etats-Unis – « Incredible, isn’t it ? » –, Betancourt renverse Medina.
Deux jours avant le « golpe », le PCV « pro-Medina » avait offert son premier grand meeting politique dans le « Nuevo Circo » de Caracas. Un chœur de 500 personnes y avait chanté publiquement et légalement l’Internationale ! Derrière la partie centrale de l’estrade, se dressait une gigantesque étoile rouge accompagnée de la faucille et du marteau ; à gauche, sur fond rouge, les silhouettes de Marx, Lénine et Staline ; à droite, sur arrière-plan tricolore, celles d’Isaías Medina, Simón Bolívar et Ezequiel Zamora [6].
Simón Bolívar : « El Libertador » – tout le monde connaît.
Ezequiel Zamora : « Général du peuple souverain », héros de la Guerre fédérale, chef du mouvement social paysan au cri de « Terre et hommes libres, élection populaire, mort à l’oligarchie ! ».
D’emblée, un marxisme très ostensiblement estampillé « Venezuela ». Pour ne pas dire « bolivarien ».
On ne rappellera ici que pour mémoire la fameuse biographie de Simón Bolívar écrite par Karl Marx en 1857, pour la New American Cyclopaedia (NAC). Dans une lecture très européenne d’une région dont il ne connaît strictement rien, ne travaillant que sur des sources de seconde main, le célèbre philosophe, qui a par ailleurs d’autres mérites, ne masque pas son antipathie pour le « Libertador ». Le présentant comme un chef militaire incompétent, ambitieux et manipulateur, soulignant avec gourmandise ses supposées « erreurs stratégiques », Marx fait de Bolivar un représentant des intérêts de l’oligarchie créole plutôt qu’un révolutionnaire attaché aux idéaux de liberté.
Sans s’attarder ici sur ce jugement péremptoire encore instrumentalisé à l’occasion aujourd’hui, on rappellera ce que du marxisme dit en 1965 un certain Fidel Castro : « C’est un guide pour l’action révolutionnaire, non un dogme. Tenter de réduire le marxisme à une sorte de catéchisme est anti-marxiste. »
Sous Betancourt, quoi qu’on en pense, le pays n’est plus celui de Juan Vicente Gómez. Politique pétrolière imposée aux compagnies : « fifty-fifty ». Augmentation des salaires, octroi d’une semaine de repos par an (AD doit pouvoir compter sur les travailleurs – certains militaires songent déjà au coup d’Etat). Une révision de la Constitution de 1936 permet l’élection du président au suffrage universel.
Campagne électorale menée tambour battant. AD fait élire Romulo Gallegos (1948). Un écrivain, issu de milieu modeste, épris de liberté. Gallegos lance des réformes et réduit les privilèges des compagnies pétrolières étrangères. Il pousse toutefois un peu trop loin quand il fait voter une loi « d’éducation révolutionnaire » et une loi agraire destinée à redistribuer les terres. Le 24 novembre 1948, un coup d’Etat le renverse, et avec lui son groupe d’intellectuels, meilleurs orateurs que tacticiens [7]. Une junte militaire prend le pouvoir, dirigée par trois colonels – Carlos Delgado Chalbaud, Luis Felipe Llovera, Marcos Pérez Jiménez. Quatre ans plus tard, au terme d’un assassinat et de quelques coups tordus, il n’en reste qu’un. Marcos Pérez Jiménez. Le plus mauvais des trois.
Tout comme AD, le PCV plonge dans la clandestinité.
L’armée, encore l’armée, toujours l’armée… Impossible d’ignorer cet acteur. Dès 1955, le PCV prend acte et développe une stratégie de captation d’officiers. Paradoxalement, le terreau s’y prête. Le dictateur aime les grands travaux. Euphorie, spéculation, gaspillage. Il perfectionne la corruption. Les contrats vont à ceux qui offrent les plus généreuses commissions. Des aviateurs et des marins s’indignent de la fortune des officiers andins de l’armée de terre, compatriotes de Pérez Jiménez ; des colonels et généraux voient avec effarement les privilèges des policiers [8]. Souvent métis, les cadres subalternes savent que le racisme des classes dirigeantes leur interdira à coup sûr l’accès aux grades élevés. En sourdine, dans certaines parties des casernes, il règne un fort mécontentement.
Intégré par des noms qui, au cours des décennies suivantes, deviendront familiers – Douglas Bravo, Teodoro Petkoff, Eloy Torres, Arráez Morles –, le parti arrive à la conclusion qu’il est possible d’impulser une révolution « civico-militaire ». « Les militants communistes, racontera bien plus tard Douglas Bravo, avaient des liens directs, pour des raisons familiales ou d’amitié, ou humaines, avec des membres des Forces armées nationales [FAN], dont la composition sociale est éminemment populaire [9]. » En même temps que plusieurs brigades armées, intégrées par des membres du parti et de la Jeunesse communiste – Luben Petkoff, Arístides Rojas, « Caraquita » Urbina, Alfredo Maneiro –, naît en 1957 le Front militaire de carrière. Douglas Bravo, dont c’est la mission, revendiquera bientôt la captation de plus de 200 officiers. Lorsque surgira l’année charnière de 1958, un état-major clandestin rassemblera des civils du PCV et une cinquantaine de ces officiers.
La police politique de Pérez Jiménez multiplie exactions et arrestations. Les diverses oppositions s’agrègent. Depuis le début de 1957 il existe, en exil, une Junte patriotique (JP) dirigée par le journaliste Fabricio Ojeda (Union républicaine démocratique ; URD). En font partie à haut niveau Silvestre Ortiz Bucarán (AD), Enrique Aristiguieta Gramko (Copei ; social-chrétien) et Guillermo García Ponce du PCV. Aucun des membres de cette junte n’a plus de trente-cinq ans. Grâce au parti communiste, la JP a des liens avec certains militaires. Le 1er janvier 1958, sous les ordres du colonel Hugo Trejo, une faction de l’armée se soulève. Partie de Maracay, une escadrille lâche quelques bombes sur Caracas. L’opération échoue. Du moins, en apparence. La colère populaire prend de l‘ampleur. Le 5 janvier, lors d’une manifestation à El Silencio (Caracas), les brigades de choc du PCV font pour la première fois usage de leurs armes. La Junte patriotique lance un appel à la grève générale. Les ouvriers du pétrole posent leurs outils. L’Eglise soutient officiellement la cause des conjurés. Caracas se hérisse de barricades. Le peuple laisse exploser sa colère. Jusque-là loyaux au dictateur, les chefs de la Force armée nationale sentent le vent tourner. Le 23 janvier, les armes à la main, les cellules du PC participent à l’apogée. Pour échapper à l’émeute, Pérez Jiménez saute dans un avion. Les valises bourrées de 300 millions de dollars, il s’enfuit à l’étranger.
Présidée par le commandant en chef de la marine, l’amiral Wolfgang Larrazabal, une junte s’installe au pouvoir. L’amiral est un homme honnête, plutôt porté vers la démocratie. Les têtes pensantes de l’état-major voient les choses d’une autre façon. Richard Nixon aussi. En avril 1958, le vice-président américain a la désastreuse idée de débarquer à Caracas. Personne n’a oublié la collusion entre les Etats-Unis et Pérez Jiménez. La foule gronde, hue, chahute la voiture du « yankee », les étudiants donnent le ton : « Fuera Nixon ! » « Muerte al imperialismo ! »
La réponse intervient rapidement. Le 21 juillet 1958, le général Castro Léon, ministre de la Défense, présente à la junte un ultimatum exigeant la dissolution du PCV et d’AD, sous peine de « pronunciamiento ». Réaction populaire, une grève générale est immédiatement déclenchée. Pendant ce temps, à Washington, le Département d’Etat s’active aussi. A son instigation est signé, le 31 octobre, l’historique Pacte de Punto Fijo. Un sympathique partage du pouvoir : une alternance entre les trois partis dominants – AD, Copei, URD – permettra d’assurer la stabilité du pays.
Les élections ont lieu le 7 décembre. Le PCV et la gauche soutiennent Larrazabal. A commencer par Romulo Betancourt, les exilés politiques sont rentrés. Pour avoir bénéficié du soutien des communistes, Larrazabal perd les voix d’une partie des classes moyennes. Les réseaux d’AD font le reste. C’est finalement Betancourt qui l’emporte. Le 13 février 1959, l’ex-tombeur de Medina Angarita prend ses fonctions.
Deux grandes victoires viennent néanmoins de se succéder. Le renversement de Pérez Jiménez puis, à Cuba, coup de tonnerre encore plus puissant, celui de Fulgencio Batista. Pendant toute l’année 1958, au Venezuela, une campagne de collecte de fonds – « Un bolivar pour la Sierra Maestra » – s’est donnée pour but d’aider la révolution cubaine. Aux derniers mois de la marche triomphale des « barbudos », Larrazábal leur a envoyé un avion plein d’armes pour illustrer la solidarité latino-américaine. Ensuite, Caracas a été la première capitale à reconnaître le pouvoir révolutionnaire installé à La Havane.
Début 1959, surgit précisément à Caracas cette force de la nature qu’est Fidel Castro. Il est mieux reçu que Nixon ! La plupart des instigateurs de la Révolution vénézuélienne sont présents à l’aéroport pour l’accueillir : Larrazábal, Fabricio Ojeda (URD), Luis Beltrán Prieto (AD), Gustavo Machado (PCV). En revanche, à quelques jours de s’installer à Miraflores – le palais présidentiel – Betancourt rechigne à rencontrer Castro. Sous une cordialité apparente, il ne le fait qu’en se pinçant le nez.
Aux 300 000 Vénézuéliens rassemblés à Caracas sur la place du Silencio, le chef de l’île rebelle parle trois heures d’affilée. Il a commencé ainsi : « Pourquoi suis-je venu au Venezuela ? Je suis venu au Venezuela, en premier lieu, par gratitude ; en second lieu, par un devoir élémentaire de réciprocité envers toutes les institutions qui généreusement m’ont invité à participer, en ce jour glorieux qu’est le 23 janvier, au bonheur du Venezuela, mais aussi pour une autre raison : parce que le peuple cubain a besoin de l’aide du Venezuela ; parce que le peuple cubain, en cette heure difficile, bien que glorieuse de son histoire, a besoin du soutien moral du peuple vénézuélien. » Chacune des paroles de « Fidel » suscite des tonnerres d’applaudissements. Entre les deux pays, un lien affectif est né.
Dès sa prise de pouvoir, Betancourt s’efforce de rassurer les « modérés ». Il y parvient. Si l’appui des mases lui a servi pour se faire élire, il n’est pas question de les laisser participer au pouvoir. La pression exercée par Washington est forte et Caracas dépend économiquement des Etats-Unis. Betancourt accentue son virage à droite. Même l’aile gauche d’AD trouve trop timide son programme réformiste. Son refus catégorique de voir Ernesto « Che » Guevara ou Raúl Castro participer à un meeting du PCV en commémoration de la Révolution russe accentue les tensions [10]. En avril 1961, bien que lui refusant tout soutien matériel, Betancourt soutient l’invasion de la Baie des cochons. En novembre, alors que Cuba s’est déclarée « socialiste », les relations diplomatiques sont rompues. A la mi-décembre, le président John F. Kennedy débarque à son tour à Caracas pour témoigner de son appui à l’action menée contre « le communisme ».
La Constitution de la République du Venezuela a été approuvée majoritairement le 23 janvier 1961. Vingt-quatre heures ne se sont pas écoulées que Betancourt suspend les garanties constitutionnelles et entame une forte répression contre les syndicats, les étudiants et les militants des partis de gauche. Par l’intermédiaire de Fabricio Ojeda, les transfuges du secteur radical d’AD, qui ont créé le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) [11], commencent à coopérer avec le PCV. Lors de son IIIe Plénum, en mars 1961, celui-ci adopte une double conduite : d’une part, il va continuer par tous les moyens l’action légale au travers de ses sept députés et deux sénateurs, sa presse et les syndicats ; de l’autre, il forme dans l’obscurité un appareil clandestin. Comptant toujours sur son contingent de 200 officiers, dont un certain nombre à la tête de bataillons, le parti, sous l’impulsion de Pompeyo Márquez (secrétaire général), Teodoro Petkoff (dirigeant de la JC), Guillermo García Ponce et Douglas Bravo, se dirige vers la résistance armée.
Les masses urbaines s’organisent. Le gouvernement Betancourt répond : Caracas vit au quotidien les quadrillages rue par rue, les perquisitions, les implantations de postes armés. Le 28 juin 1961, première insurrection militaire : 40 morts à Barcelona. Le 4 mai 1962, un groupe de civils et de soldats aux ordres du capitaine Jesús Molina Villegas prennent Carúpano. Ce « Carupanazo » est rapidement neutralisé. Un mois plus tard, nouveau soulèvement « civico-militaire » sur l’importante base navale de Puerto Cabello – le « Porteñazo ». Au prix de 400 morts, un siège et un bombardement mettent un terme à la mutinerie. Entre autres conséquences, ces actions entraînent l’interdiction du PCV et du MIR (le 11 mai) ainsi que l’emprisonnement de nombreux officiers qui leur sont liés – et dont certains gagneront ultérieurement la guérilla.
En effet, le PCV et le MIR ont maintenant formé un Front de libération nationale (FLN) doté d’une structure opérationnelle : les Forces armées de libération nationale (FALN). Objectivement justifiées par les désastreuses conditions sociales, des unités de guérilleros agissent et se développent dans six Etat – Mérida, Zulia, Miranda, Lara, Trujillo, Falcón.
Au-delà des apparences et des généralités, les diverses options discutées et mises en œuvre n’ont jamais fait l’unanimité au sein du parti. Une séparation y existait entre des militants honnêtes du prolétariat, qui avaient consacré leur vie à la lutte syndicale dans les entreprises dites « nationales » ou les trusts étatsuniens et les masses vivant en marge dans les campagnes ou les « ranchitos » [12], dans un combat quotidien pour la survie. Exploités, certes, les premiers entendaient préserver leurs avantages acquis et se trouvaient dans une situation privilégiée par rapport aux seconds [13]. D’où la moindre appétence pour une guerre, au sens premier du mot. D’autre part, la notion d’ « alliance civico-militaire » entraînait de fortes résistances. Dans le débat idéologique, rapportera le dirigeant historique Francisco « el flaco » Prada, « existait la vision mécanique de ce que militaire et fasciste sont une même chose. La vision que nous vend le soviétisme classique c’est que, avec les militaires, on ne peut rien faire. Notre histoire nous [a] dit autre chose [14]. »
Les actions d’éclat de la guérilla urbaine attirent en 1963 l’attention du monde entier (enlèvement du footballeur argentin Alfredo Di Stefano, séquestration de l’attaché militaire américain, arraisonnement du cargo Anzoategui et d’un avion, etc.) L’année précédente, sur le plan international, a toutefois été bousculée par un épisode déterminant : la crise des fusées (avril à octobre 1962). Au terme du bras de fer entre Washington et Moscou, l’URSS s’est engagée à retirer ses missiles de Cuba, mais aussi sa solidarité aux mouvements armés du continent. Du nord au sud, les partis communistes entérinent cette décision. Seuls, dans un premier temps, le PCV (dont le secrétaire général Pompeyo Marquez moisit en prison) et le Parti communiste colombien (PCC), qui, en 1964, fondera les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), ne se croient pas obligés d’obéir à Moscou [15]. Il n’empêche qu’en interne, au Venezuela, le débat fait rage. Sur la ligne du repli prôné par l’Union soviétique, une aile du parti, retranchée dans une semi-clandestinité ou recluse en prison, souhaite décréter une trêve unilatérale et revenir à l’action politique légale. En adoptant la ligne de « paix démocratique » en avril 1964, elle prend le dessus. A la fin 1965, la crise culmine. Les guérillas des campagnes n’étant plus soutenues par les directions des villes, l’approvisionnement matériel, les vêtements et les armes font défaut.

- Dans la guérilla (de gauche à droite) : Millo Perdomo, Douglas Bravo et Ali Rodríguez Araque (futur ministre et ambassadeur d’Hugo Chávez).
Les causes profondes qui ont provoqué le passage au maquis sont toujours présentes. Douglas Bravo et Fabricio Ojeda refusent de déposer les armes. « Les authentiques révolutionnaires, les authentiques marxistes-léninistes qui militaient jadis au sein du vieux PC se sont regroupés en un nouveau parti, le vrai PC, le Parti de la Révolution [PRV] », expliquera Douglas Bravo [16]. Commandant en chef des FALN, c’est lui qui dirige la formation, accompagné par les chefs de la guérilla (dont les militaires ralliés), un secteur du PCV et une bonne partie des dirigeants communistes de Caracas (sans oublier les jeunes militants du MIR). Dans ses premiers écrits intitulés « Les Documents de la montagne » (1964-1965), le communiste Douglas Bravo a revendiqué à nouveau l’alliance entre civils et militaires patriotes, mais est allé plus loin dans le processus de « créolisation » de la révolution : « Quand on nous a expulsés du Parti communiste c’est parce que nous revendiquions les éléments théoriques de Simón Bolivar, de Simón Rodriguez, de Zamora et d’autres de nos penseurs, dont les postulats se choquaient avec ceux de l’orthodoxie de la pensée soviétique. »
On retrouve à ce moment, à vingt ans de distance, les Bolivar et Zamora mis en avant par le PCV de 1945. Les a rejoint Simón Rodriguez (1769-1854), le précepteur du jeune Bolivar, à qui il demanda, pour lutter contre le joug espagnol, « d’inventer, d’être original, de ne plus copier la vieille Europe » [17].
La rupture idéologique irréversible des rebelles avec le PCV, l’URSS et les partis prosoviétiques aura lieu en août 1966, lorsque Douglas Bravo théorisera un « marxisme-léninisme-bolivarien » et « la nationalisation de la pensée révolutionnaire ».
En décembre 1963, Action démocratique a conservé le pouvoir en la personne de Raúl Leoni. L’armée intensifie les opérations de « pacification ». Malgré de nouvelles pointes de violence insurrectionnelle en 1966 et 1967, la machine antiguérilla mise en place par le Southern Command [18] s’est révélée d’une redoutable efficacité. Les guérilleros ne portent plus que des coups limités « à la clique militaire oligarchique, principal appareil répressif de la bourgeoisie fantoche au service de l’impérialisme yankee ».
Entre camarades du « Gallo Rojo » (le « Coq Rouge », emblème du parti), l’affrontement ne manque pas non plus d’intensité. Le coup d’Etat contre le progressiste Juan Bosch et l’invasion de la République dominicaine par les « marines » US, en 1965, a revalidé, s’il était nécessaire, l’analyse des radicaux. Dès 1966, Fabricio Ojeda et Douglas Bravo ont dénoncé le comportement du bureau politique du PCV auprès de La Havane. Le 13 mars 1967, dans un discours retentissant, Fidel Castro dénonce « la trahison » du PCV. Depuis l’exil, le nouveau secrétaire général du parti, Jesús Faria condamne en retour Bravo, stigmatisant « le minuscule groupe antiparti dirigé par un ancien membre du Comité central de tendances militaristes et caudillistes » [19]. Bravo est expulsé du Bureau politique. La rupture entre les FALN et le parti est consommée lors de la conférence de l’Organisation de solidarité des peuples latino-américains (OLAS), qui se tient à La Havane en août 1967, en l’absence du PCV. Cette dislocation permet un relatif rapprochement entre le parti communiste et le gouvernement Leoni.
De 1969 à 1974, le social-chrétien Rafael Caldera dirige le pays. Des convulsions continuent d’agiter le PCV. Mais, venues, cette fois, de… son aile droite ! Théoricien, membre du bureau politique jusqu’en 1969, Teodoro Petkoff entre en dissidence. Après avoir écrit un livre sur l’invasion de la Tchécoslovaquie par le Pacte de Varsovie, il attaque avec virulence la « vieille garde », qui reste majoritaire, ainsi que l’orthodoxie du parti. Appelant lui aussi ses camarades à redéfinir les rapports du PCV avec l’Union soviétique (mais pas pour les mêmes raisons), il les incite à poser les problèmes du socialisme en termes nouveaux. Aligné sur le président du parti, Gustavo Machado, et son secrétaire général, Jesús Faria, l’organe officiel du PCV, Tribuna popular, tente d’étouffer la polémique. Sans résultat probant : accompagné du leader historique Pompeyo Márquez, Petkoff claque la porte et fonde le Mouvement vers le socialisme (MAS).
« Depuis le début de l’année, commente le quotidien français Le Monde, le Venezuela compte deux partis communistes »…
Déjà ! On n’est ni en 2020 ni en 2025. On est en 1971.
Saut temporel : durant son passage par le MAS, de tendance sociale-démocrate, Petkoff deviendra en 1996 un très néolibéral ministres du Plan, pendant le second mandat de Rafael Caldera. Deux ans plus tard, il quittera le MAS, en désaccord avec le soutien du parti à la candidature d’Hugo Chávez à la présidence. Le MAS passera à l’opposition en 2002. Journaliste et directeur du quotidien Tal Cual, Petkoff, jusqu’à son décès (2018), s’opposera frontalement au chavisme (mais condamnera la tentative de coup d’Etat du 11 avril 2002).
En ce qui le concerne, et à partir de 2004, Pompeyo Márquez – lui aussi ministre (des frontières) pendant le second mandat du néolibéral Caldera – deviendra jusqu’à sa mort en juin 2017 l’un des porte-paroles (particulièrement apprécié du fait de son passé) de la droite la plus récalcitrante, contre le chef de l’Etat bolivarien.
Frustré de s’être fait « voler » sa révolution et devenu, sur le tard, ardent « écologiste », Douglas Bravo s’opposera lui aussi à Chávez, mais sans jamais pactiser avec la droite.
En appui à l’armée, les bérets vers nord-américains ont mis sur pied des bataillons de « chasseurs » spécialistes de la contre-guérilla. La lutte armée a été militairement vaincue. C’est Caldera, pendant son premier passage à la présidence, qui a mené à son terme l’œuvre de pacification. Les guérilleros sortent de la clandestinité. Le pouvoir autorise la réapparition légale du PCV. Ne demeurent dans le maquis que quelques groupes irréductibles – dont les maoïstes de Bandera Roja. C’est pour éradiquer une de ces résurgences que, en 1976, on expédie le jeune lieutenant Hugo Chávez, à Cumana. Pendant ses crapahuts entre bourgades déshéritées et paillottes misérables, il découvre le dénuement des paysans. Tant de souffrances le scandalise. Il peut comprendre leur révolte. Il la comprend. Il va s’attaquer à la forteresse bourgeoise. Il méprise définitivement ses lois. Il commence à conspirer. Sa source d’inspiration ? La Sainte Trinité vénézuélienne : Bolivar, Rodríguez, Zamora.
Arrivent et Carlos Andrés Pérez (1974-1979) et le boom pétrolier. Le Venezuela devient le « Venezuela saoudite ». Tout ce qui fonctionne le mieux demeure tout de même la corruption. Mais le futé social-démocrate établit des relations avec la Chine, Cuba et l’URSS. Séduits ou « pragmatiques », la PCV, le MIR et le MAS se rallient. Sans réellement enthousiasmer les bases populaires : lors des élections, le PCV obtient entre 0,5 % et 1 % des voix.
Les présidents se succèdent. Gouvernement après gouvernement, les exclus vivent le cauchemar d’une interminable crise économique et sociale. Il y a donc une logique à ce que, sorti de la clandestinité, le communiste dissident Douglas Bravo et son PRV demeurent fidèles à la stratégie « civico-militaire ». Douglas a le contact avec un conspirateur de l’armée de l’air, William Izarra. « Il me passait le nom d’officiers pour que je les contacte », racontera celui-ci, évoquant l’ex-guérillero.
Au sein du PRV, milite un professeur de la Faculté des sciences de l’Université des Andes et du Collège La Salle de Mérida : Adán Chávez. C’est lui qui met son frère Hugo en contact avec cette branche des officiers rebelles et Douglas Bravo. Au sein de cette loggia, Francisco Arias Cardenas exerce une très forte influence. Chávez, lui, s’appuie fondamentalement sur sa promotion (Simón Bolivar II) et ses Centaures (élèves de l’Académie militaire). Par des chemins différents, tous se retrouvent sur les fondamentaux « bolivariens ». « Ce qui est sûr, témoignera Cardenas, évoquant son groupe, c’est que les concepts essentiels de références historiques que nous avons adoptés venaient du PRV. C’est incontestable. Je les avais lus dans Ruptura (organe officiel du mouvement politique Rupture, bras légal du PRV-FALN). »
Extinction de l’utopie sociale-démocrate. Le chaudron vénézuélien explose une première fois, le 27 février 1989. Carlos Andrés Pérez occupe Miraflores pour un second mandat. Imposé par le FMI, son ajustement structurel frappe les gueux de plein fouet. Spontanés, anarchiques, dépourvus de leaders, des dizaines de milliers de recalés de l’Histoire mettent Caracas à sac. L’insurrection se termine par une tuerie – 347 morts (officiellement), au moins 3 000 (chiffre généralement admis par les historiens).
Précédant sa prochaine dissolution, l’effondrement de l’Union soviétique rend alors le PCV inaudible et inopérant. Même dans le contexte d’une crise aussi fondamentale, ce n’est pas en son sein que se jouera l’avenir du pays.
En revanche, chez les militaires rebelles, ce « Caracazo » est le détonateur qui légitime définitivement l’idée du soulèvement. Lequel aura finalement lieu sans les civils – trop « divisés » et « indisciplinés ». En 1991, Chávez, que son charisme a transformé en leader de la sédition, prend ses distances avec Bravo et les ex-guérilleros du PRV. Le 4 février 1992, il passe à l’action et tente de renverser Carlos Andrés Pérez.
Le soulèvement militaire du 4-F échoue. Les Vénézuéliens découvrent à la télévision le lieutenant-colonel Hugo Chávez, ce curieux soldat. Un « courageux ». Plutôt atypique. Devant les caméras, il assume sa responsabilité. Dans un pays où personne n’est jamais responsable de rien ! Une vague de sympathie surgit spontanément dans les « barrios ». Lourdement condamnés, les rebelles intègrent la prison San Carlos, à Caracas. Les militants du PCV se grattent l’occiput. Ils ne savent que penser. « C’était un militaire, se souvient Henry Parra. Pour nous, un militaire latino sentait mauvais. Un gorille de plus ! » Dans son éditorial, Tribuna Popular, l’organe du parti, s’interroge tout de même, quelques jours après les événements : « Comment peut-on espérer que cette situation [économique et sociale] ne se fasse pas sentir au sein des Forces armées ? Ne sont-ils pas des enfants du peuple, les officiers et les soldats ? » Moins d’un mois plus tard, Tribuna Popular va plus loin en publiant l’une des toutes premières interviews des quatre principaux leaders du 4-F. Au journaliste Lino Pérez Loyo, alors secrétaire politique du Comité régional du PCV à Caracas, le détenu Chávez expose ses vues : « N’ayons pas peur. Nous ne sommes pas anticommunistes – et un salut à tous ces gens. Les communistes, comme les militaires (…), comme le peuple vénézuélien, ont le droit d’être entendus [20]. »

- Officiers rebelles emprisonnés (de gauche à droite) : Hugo Chávez, Ortiz Contreras, Arias Cardenas, Torres Numers.
En 1993, Carlos Andrés Pérez est déchu pour corruption. Dissident du Copei, élu par une coalition de dix-sept partis, groupes et groupuscules allant de l’extrême droite à l’extrême gauche (dont le PCV), Rafael Caldera revient au pouvoir. La situation sociale demeure si explosive que, pour desserrer l’étau de l’agitation populaire, il annonce en 1994 l’amnistie des militaires rebelles, à condition qu’ils abandonnent l’armée. La mort dans l’âme, Chávez se dépouille de son uniforme. Pas de ses ambitions. Il a mis à profit son passage à l’ombre pour créer le Mouvement bolivarien révolutionnaire-200 (MBR-200). Il entreprend de parcourir le pays. De « pueblo » en « pueblo », sa voix vibre sur un registre qui va devenir familier.
A gauche, l’intrusion de cet ouragan dans la vie politique ne fait pas que des heureux. Au journaliste Ignacio Ramonet, Chávez confiera : « Le secrétaire général du Parti Communiste a affirmé, lorsque je suis sorti de prison, que “la présence du caudillo Chávez nui[sai]t au mouvement populaire”. Il s’opposait même à ce que je participe à des marches et à des manifestations. Ils n’avaient rien compris. Ce qu’il y avait chez eux c’était de la récupération électorale et de l’opportunisme [21]. »
Le basculement de la base a lieu, les yeux fixés sur La Havane, le 14 décembre 1994. « On a compris qui était Chávez quand il a été reçu par Fidel Castro. Ça a été la référence. Si Fidel le recevait ainsi, c’est qu’il était des nôtres ! » Dès lors, il n’y a plus de débat. Animé par Henry « el Gallo » Parra, le comité régional du Táchira est le premier à se prononcer pour soutenir la candidature de Chávez à la présidence. Au niveau national, le PCV devance également les autres partis pour annoncer son soutien. Chávez élu, fin 1998, le parti intègre l’Alliance patriotique et rejoint les forces bolivariennes.
Les militants du « Gallo Rojo » sont dans la rue, au milieu de la multitude enragée quand, du 11 au 13 avril 2002, le chef de l’Etat est brièvement renversé. L’alliance des communistes avec les forces bolivariennes leur permettra en 2005 de faire élire huit députés.
Union ou pas, la direction du PCV voit sans enthousiasme démesuré la création par Chávez, en 2007, du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV). Tout en maintenant l’appui « de la classe ouvrière consciente » » aux « forces motrices de la révolution dans sa phase actuelle de transition » [22], le PCV choisit de conserver son indépendance. Il n’en autorise pas moins l’un des siens, le chef d’organisation David Velásquez, à devenir ministre du Pouvoir populaire pour la participation et la protection sociale (PADES).
Il n’empêche que les « orthodoxes » vivent mal la popularité du « comandante », la montée en puissance immédiate de ce parti multi classes qu’est le PSUV. Le 19 juin 2009, devant l’Assemblée nationale, le député communiste (et futur secrétaire général) Oscar Figuera remet implicitement à l’ordre du jour la polémique « Marx-Bolivar », en mettant en cause le « socialisme du XXIe siècle » prôné par le chef de l’Etat et en martelant que « l’unique socialisme qui existe est le socialisme scientifique ». En janvier 2010, avec l’inconscience (ou l’arrogance) de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, le comité central appelle à la formation d’une direction collective du processus révolutionnaire, « incluant le président Chávez » [23]. C’est trop généreux !
Dans les régions, la base militante n’a pas réellement conscience de cette animosité récurrente. Elle travaille durement pour accompagner la politique sociale de Chávez. Personne ne rate, le dimanche, le programme télévisé qu’il anime, « Alo Présidente ». Chacun se passionne pour ces plages de pédagogie politico-idéologique. « La première chose qu’apprend un jeune de la JC, avant le marxisme-léninisme, c’est l’anti-impérialisme, précise Henry Parra. En tant que latinos, c’est la première chose qu’on apprend. Chávez était un patriote, sur la même ligne que nous, donc, nous le défendions. »
Il faut toutefois, comme Parra, monter au comité central, pour découvrir avec effarement l’existence de très fortes dissensions. « On n’y discutait plus de programme ni d’avancées politiques, on dissertait à n’en plus finir sur le culte de la personnalité, l’autoritarisme, la bureaucratie, etc… ; pour critiquer Chávez, tous les prétextes devenaient bons. »
Bien qu’en 2010/2011 les divergences se soient accentuées, le PCV appuie Chávez pour ce qui sera sa dernière campagne présidentielle, en octobre 2012. Si aux voix de ses militants s’ajoutent celles de chavistes critiques trouvant par ce vote un moyen d’exprimer leur relatif mécontentement, c’est bien l’appartenance du parti au Grand pôle patriotique (GPP) qui lui permet de rassembler 485 000 des 8 millions de voix se portant sur le leader bolivarien (3 % du total des suffrages) [24].
Le leader de la révolution disparu (5 mars 2013), « le PCV demeure fermement avec ceux qui, comme Chávez, savent vivre et mourir avec dignité pour les plus hauts intérêts du peuple [25]. » Réaliste, dans un contexte encore marqué par l’intense émotion qu’a provoqué la disparition du « comandante », le parti appuie l’élection de celui qu’il a désigné comme son dauphin, Nicolás Maduro. Il le fera encore en 2018, tout en multipliant les critiques, alors que la « guerre économique » bat son plein. A tel point que, lors d’un Congrès national, des guérilleros survivants des années 1960 quittent la salle, non sans avoir lancé à Figuera : « C’est pour cette révolution que nous nous sommes tous battus, alors cesse d’insulter ceux qui sont morts pour elle [26] ! »
A l’agression dissimulée, mais économiquement dévastatrice de Washington, succède une guerre ouverte, encore plus mortifère. Le député Juan Guaido s’autoproclame président le 23 janvier 2019. Donald Trump multiplie les sanctions. Trente milliards d’avoirs extérieurs du pays sont confisqués. Son industrie pétrolière paralysée. Son secteur minier et aurifère mis au ban. Ses importations de médicaments et d’aliments entravées. En conséquence, les articles de première nécessité disparaissent. Des queues interminables se forment pour se les procurer. Les conditions de travail se détériorent. Les salaires s’effondrent, minés par l’inflation. « Toutes les options sont sur la table ! « , gronde chaque jour un peu plus fort la clique au pouvoir à la Maison Blanche (Trump, Mike Pence, Mike Pompeo, John Bolton, etc.). L’économie vénézuélienne s’effondre. Pour beaucoup, dans le pays comme à l’étranger, le « régime » va se diviser ; l’armée va se rebeller ; la population va se soulever ; les jours de Maduro sont comptés.
« Quand le bateau coule, les premiers qui le quittent sont les rats », ricane avec le recul Parra. En 2020, la « cúpula » (direction) du PCV rompt publiquement avec le chef de l’Etat en raison de « la mise en œuvre d’un programme d’ajustement agressif, impopulaire et ultralibéral » camouflé derrière « un discours anti-impérialiste et “de gauche” fallacieux ». Une « trahison du chavisme », si l’on doit résumer.
Parra : « Ils ont rendu Maduro responsable du désastre économique et social, alors qu’il y a un blocus criminel, mille mesures prises par Trump contre notre patrie. Dans cette situation, n’importe quel bon trotskiste t’expliquera que le coupable c’est Maduro ! Ils ont totalement décontextualisé la situation. »
Le PCV « figueriste » (« dirigé par Figuera ») et d’autres formations très secondaires quittent le Grand pôle patriotique pour créer l’Alternative populaire révolutionnaire (APV). Lors des législatives de décembre 2020, cette « opposition de gauche » présente ses candidats. Une ample partie de la droite sous le charme de Guaido boycottant le scrutin, le PSUV l’emporte largement (68,4 %). L’ensemble APR/PCV ne recueille qu’un maigre 2,7 %.
Le Táchira est la zone la plus « chaude » du Venezuela, là où les « guarimbas » (manifestations insurrectionnelles de l’opposition en 2014 et 2017) ont été les plus violentes, là où la proximité de la frontière colombienne représente un authentique danger. En 2021, à l’occasion de l’élection des gouverneurs, deux candidats s’y présentent contre la droite : l’un du Grand pôle patriotique, Freddy Bernal, un leader chaviste historique, particulièrement respecté ; l’autre du PCV, Juan Carlos Guevara. Personne n’a consulté le Comité régional pour imposer ce dernier. Agressif, Guevara se présente comme « le seul candidat de gauche » : Bernal, déclare-t-il, « représente Nicolás Maduro et ses politiques néocapitalistes et libérales. Il représente l’agression contre la gauche, l’atteinte aux intérêts des travailleurs et l’exploitation de la classe ouvrière du pays. »
« Si tu divises, tu peux perdre, soupire Parra. Si la droite avait gagné, et elle le pouvait, elle ramenait les paramilitaires. Alors, avec un groupe de camarades, on a décidé qu’on n’allait pas appuyer la candidature du candidat lancé par le PCV. On a fait campagne pour Bernal, je le connais depuis des années. Et, heureusement, on a gagné. »
Représailles : le 12 novembre 2021, est annoncée l’expulsion d’Henry Parra (et du secrétaire politique régional Jaime Otero) : « Il me reste seulement à dire, expose la messagère Yhon Luna, que le Parti communiste du Venezuela se renforce en se dépurant de l’individualisme et de l’opportunisme. Depuis le PCV, nous vous souhaitons un bon voyage. » L’ « exclusion » a lieu de façon informelle, aucune des procédures internes du parti n’a été respectée.
Une contestation silencieuse se développe au sein de la base. Beaucoup de militants s’en vont. « Le mouvement d’insurrection est parti du Monagas, raconte Griseldys Herrera. Les statuts du parti disent qu’il est marxiste-léniniste et qu’il appuie la révolution. En accompagnant le discours et les actions anti-chavistes, le “figuerisme” changeait la ligne. On s’est réunis avec un groupe de camarades et on a commencé à discuter. “Ils” savent qu’ils font le jeu de la droite ! Tout a une limite, “camarada” ! »
« Llaneros », andinos », « orientales » [27], les protestataires sont localisés et contactés. Depuis les cellules et les comités régionaux, l’opposition interne s’organise… A Caracas, n’importe quelle excuse devient valable pour que ces mécontents ne participent plus à aucune activité.
C’est ainsi que le XVIe Congrès national du 6 novembre 2022 ne réunit que 83 délégués, quand ils étaient 530 cinq ans auparavant. « Quiconque était en désaccord avec “la ligne anti-chaviste” n’a pas pu participer. » Figuera est confirmé à son poste de secrétaire général et doté d’un Comité central quasiment familial, complété de « camarades historiques » de 85 ou 90 ans, dont certains n’ont même pas assisté au Congrès.
Ce déni de démocratie déclenche définitivement la rébellion. « Le peuple militant du PCV » revendique ses droits. Il n’a plus d’instances pour le faire à l’intérieur du parti, la dernière à laquelle il aurait pu recourir étant… le Congrès. « Il y aurait bien eu la Cour céleste, s’esclaffe Parra, mais nous sommes athées ! » En désespoir de cause, les « camaradas » se tournent vers le Tribunal suprême de justice (TSJ). Assistés d’un groupe d’avocats, ils ont élaboré un document démontrant qu’ils sont militants et réclament un nouveau Congrès. Le 11 août 2023, le TSJ leur donne raison. Il ordonne que soit nommée une commission ad hoc – pas un Bureau politique ! – chargée d’organiser un nouveau Congrès auquel participeront tous les militants [28].
Personne n’est exclu, personne n’est expulsé. Pas plus Figuera qu’un autre. Si Figuera demeure en dehors du processus, c’est qu’il n’accepte pas la décision du TSJ. Qu’il la questionne. Qu’il l’attaque. Qu’il dénonce les militants issus des vingt-quatre Etats du Venezuela lorsque, en mai 2023, ils élisent un président de Commission – Henry Parra. « Des mercenaires du dictateur Maduro ! », prétend Figuera, mettant en émoi nombre de PC dispersés dans le monde entier. Dès lors, toutes les outrances sont de mises : « Ils veulent en terminer avec le PCV parce qu’ils prétendent liquider l’histoire révolutionnaire, liquider le passé, écrit le dirigeant « orthodoxe » Rafael Uzcátegui. Le président Nicolás Maduro n’a pas d’histoire, aucun souvenir qu’il puisse exhiber en tant que révolutionnaire ; il a besoin de s’identifier à une gauche qui n’existe pas et liquider tout ce qui témoigne de l’accumulation de valeurs révolutionnaires [29]. »
Ancien syndicaliste, le « président-ouvrier » Maduro a été ministre des Affaires étrangères de Chávez durant la longue période au cours de laquelle leur politique recevait l’appui du PCV.
Dans sa logique victimaire, et dans l’immuable phraséologie indigeste qui accompagne tout communiqué – « en tant que parti révolutionnaire de la classe ouvrière , agissant en totale indépendance par rapport aux facteurs du capital et de l’Etat bourgeois, orienté par les principes du marxisme-léninisme, de l’anticolonialisme, de l’anti-impérialisme et de l’internationalisme prolétarien, en protection de la paix et de la souveraineté des peuples et inspiré de l’idéal émancipateur, latino-américaniste et unificateur du libérateur Simon Bolivar [30]… » – le « figuerisme » fustige en 2023 l’inéligibilité de la leader d’extrême droite María Corina Machado, laquelle n’a de cesse de réclamer des sanctions et même une intervention militaire contre le Venezuela. C’est cet appui de plus en plus ostensible à la droite décomplexée qui vaudra à Figuera, en janvier 2024, l’expulsion, cette fois bien réelle, du PCV. Lequel, en vue de l’élection présidentielle du 28 juillet, se range derrière Maduro : « Le Grand pôle patriotique est l’endroit d’où jamais nous n’aurions dû sortir ! Où tu es dans la tranchée, ou hors de la tranchée. Tu ne peux pas être au milieu. »
Le 25 juin 2024, le « figuerisme » (rebaptisé « PCV-Dignité ») avise que, pour la présidentielle, il n’appuiera « ni Nicolás Maduro ni l’autre faction bourgeoise qui l’affronte depuis l’opposition ». Non sans créer une certaine surprise, le parti se rallie au candidat Enrique Márquez, du mouvement Centrados en la gente (« Centrés sur les gens »).
Elu député une première fois en 2000, Márquez s’est toujours opposé à Chávez, traité de « caudillo » et, pire encore, de… « communiste » ! Un temps membre du parti Un Nuevo Tiempo (UNT), dont il a été expulsé en 2018 pour avoir refusé de suivre la consigne d’abstention en soutenant le candidat de droite modérée Henry Falcón, il est passé par le Conseil national électoral dont il a été membre, en tant que représentant de l’opposition, de 2021 à 2023.
Modéré, Márquez ? Derrière sa candidature se cache en réalité le « Plan B » de l’extrême droite. Après la confirmation de l’inéligibilité de María Corina Machado, il a été pressenti pour représenter l’opposition en cas de rejet par le pouvoir de la candidature d’Edmundo González Urrutia, l’homme de paille choisi pour la remplacer. Márquez représenterait également l’extrême droite si González, ce « petit vieux », devait abandonner la campagne en raison de sa santé fragile et se retirer avant le jour du scrutin.
Secret de Polichinelle [31], ce pacte provoque de vives réactions au sein de ce qui reste du PCV « orthodoxe ». Avec, en réaction, un grand classique : « Après une longue enquête, le plenum de notre comité central a découvert que les responsables historiques de notre département de relations internationales – le député Carolus Wimmer et Ursula Aguilera – étaient en réalité des traîtres au service du régime de Maduro. » Immédiate, une nouvelle purge en termine avec toute contestation.
Avec Edmundo González, Márquez est le seul candidat (sur dix) qui refuse de signer l’Accord de respect des résultats électoraux promu par le CNE. Avec Edmundo González, il est le seul qui, cautionnant le « décompte » parallèle et illégal mis en place par l’extrême droite, refuse de reconnaître la victoire de Maduro. En sa compagnie, le « figuerisme » hurle à la dictature ! Márquez ouvre de nombreuses procédures judiciaires pour demander l’annulation de l’élection. Puis Márquez est arrêté. Le « figuerisme » mène campagne et alerte la « communauté internationale » sur le thème de la persécution.
D’après les autorités, Márquez a été détenu pour deux raisons : il aurait rédigé un document prévoyant de faire prêter serment en tant que « chef de l’Etat élu » à Edmundo González, dans une ambassade, hors du Venezuela. Prétendant ainsi recréer de fait une présidence illégitime similaire à celle du patron des patrons Pedro Carmona, durant le bref coup d’Etat contre Chávez en 2002, ou de Juan Guaido, durant la comédie de l’auto-proclamation (janvier 2019-janvier 2023). Par ailleurs, Márquez aurait des liens avec un agent du FBI impliqué dans la déstabilisation du pays et détenu peu de temps auparavant.
« Il n’y a pas de division. Ici, il n’y a qu’un seul PCV, dont nous sommes responsables en ce moment. » Un temps, la Commission ad hoc de Parra et des siens n’a guère avancé. Quatre scrutins se succédaient – référendum sur l’Esequibo, puis présidentielle en 2024 ; législatives et gouverneurs, puis municipales en 2025. « On était en campagne permanente, il n’était pas possible de parler du Congrès. Maintenant, il n’y a plus d’élections pendant quatre ans. On peut s’y coller. » Le 25 octobre dernier a eu lieu une conférence nationale extraordinaire « pour la récupération du PCV ». Au terme du rassemblement, les représentants venus de tout le pays ont prévu d’organiser le XVIe Congrès en 2026 – « pas avec des cellules fantômes, comme pour celui de Figuera ». Comme il se doit en cette période tendue, le communiqué final a mentionné l’engagement de défendre la patrie « face à une possible agression de l’Empire nord-américain appelé aujourd’hui “le Royaume des Etats-Unis” ».
Le « figuerisme », pour sa part, multiplie les diatribes inévitablement divisées en deux volets : l’un contre l’« agression politique et militaire américaine » ; l’autre contre l’utilisation de cette conjoncture par le « gouvernement illégitime » et « social-démocrate » de Maduro « pour aggraver la répression interne et la crise sociale ». Sans multiplier les exemples d’absurdités, on retiendra celle particulièrement significative du membre du Bureau politique Carlos Lazo accusant Maduro de profiter également de la menace militaire US « pour faire avancer son projet de céder la souveraineté [du pays]. A de nombreuses reprises, Maduro a offert le pays au capital transnational en échange de reconnaissance et de son maintien au pouvoir (…) Maduro se présente aux Etats-Unis comme le principal garant de leurs intérêts » [32]. Que l’on apprécie ou pas le chef de l’Etat vénézuélien, tout, dans ce type de discours, respire la plus caricaturale des mauvaises foi. Et que penser des injonctions à un départ volontaire de Maduro pour que soit évitée au pays une possible invasion de « marines » étatsuniens [33] ? Elles ne sont que duplication du discours de la droite radicale et totale soumission à l’intimidation et au chantage exercés par l’administration Trump sur la République bolivarienne.
Pendant ce temps, 40 000 conseils communaux et près de 5 000 communes développent l’expérience de démocratie participative la plus ambitieuse jamais vue depuis longtemps à l’échelle d’un pays [34]. Pendant ce temps, dans le cadre de l’alliance « civico-militaire-policière » – grand classique de l’histoire du pays – des centaines de milliers de Vénézuéliens se mobilisent au sein de la Milice bolivarienne, au coude à coude avec leur président, pour défendre la révolution, ou même tout simplement la souveraineté nationale, si le pire devait arriver.
« On a été insultés, traités de mercenaires, on vient d’un parti totalement détruit ! » Alors que, comme l’extrême droite, le « figuerisme » a refusé de participer aux dernières législatives et municipales, le PCV a entrepris de sortir du trou dans lequel la stratégie du courant « anti-chavistes » l’avait jeté. Avec une évidente réussite. Certes modestes, les chiffres parlent d’eux-mêmes. A la présidentielle, le parti a recueilli 103 000 voix. Vient l’élection des députés : 196 000 voix. Puis les municipales : 260 000 voix. Un progrès lent, mais régulier. Lors des législatives, le parti est passé d’un à six députés. Le PCV dispose en outre désormais de quatre députés régionaux, 82 conseillers et quatre maires – là aussi en progression.
En face, « le groupe Figuera est mort ! Ils n’ont plus aucun groupe régional, on en a vingt-quatre ! » Il a néanmoins fallu au PCV faire campagne sans pouvoir utiliser un seul local, dans tout le Venezuela. Il a organisé ses réunions dans les maisons des camarades, sous les manguiers.
Henry Parra : « Ils sont restés avec tous les biens matériels et nous avec les militants ! »
Reste la bataille de l’« international ». Pour l’heure, les « figueristes » ont le dessus. « Ils frayent avec l’extrême droite, mais on les croit communistes, lâche Griseldys Herrera. Ils tiennent parce qu’ils ont conservé les réseaux du parti. » Sans gravité exceptionnelle lorsque le sous-groupuscule PCRF (Parti communiste révolutionnaire de France) organise une collecte de fonds pour soutenir Tribuna Popular, organe du PCV « soumis à une persécution intolérable de la part de l’Etat vénézuélien et du gouvernement social-démocrate de Nicolas Maduro » [35]. Moins anecdotique lorsqu’une délégation « figueriste » figure à la Fête de l’Humanité (12 au 14 septembre 2025), invitée par un Parti communiste français (PCF) peu informé et divisé, ou pour le moins troublé par la situation (bien qu’à la base, du fait de sa proximité avec Cuba, la cause de la Révolution bolivarienne déclenche de la sympathie).
La visite « figueriste » a en fait été plutôt brève. Composée d’un Vénézuélien vivant à Madrid et d’un Européen rémunéré, cette délégation censée représenter la « gauche vénézuélienne » fut installée sur un stand partagé avec des militants du Parti communiste colombien (PCC). Elle n’y resta que le samedi et, le dimanche, disparut. « Tant qu’ils se sont contentés de parler de corruption, on a laissé faire, nous expliqua, le dimanche en question, une militante du PCC. Mais, quand ils ont commencé à expliquer aux visiteurs que le Venezuela est une dictature, on a mis le holá. Nous, on connaît la réalité de la région. »
Présents quasi-clandestinement sur la Fête, Parra et Herrera ont pu intervenir et dénoncer l’ampleur de l’agression impérialiste étatsunienne sur les stands du Pôle de renaissance communiste en France (PRCF) et de l’Union pour la Reconstruction Communiste (URC) [36].
Avec en chef de file le Parti communiste grec (KKE), vent debout contre « l’attaque du PSUV, avec la complicité des forces réactionnaires de droite », contre « le camarade Figuera », les partis européens demeurent enclins à soutenir ce dernier, qu’ils connaissent et fréquentent depuis longtemps. En Amérique latine, le PC chilien s’est cassé en deux – une faction s’alignant sur le président Gabriel Boric, représentant d’une gauche dite « morale » plus proche de son nombril que des réalités.
On aurait pourtant tort de croire que Maduro et le PCV allié au chavisme sont isolés. Au contraire. Au sein de la famille se réclamant du marxisme, ils jouissent d’un fort appui. C’est bien devant le Parti communiste du Brésil (PCdoB) et avec son assentiment que le président Luiz Inácio Lula da Silva, dénonçant la croissante pression américaine, déclare qu’ « aucun président d’aucun pays ne doit dicter ce que seront le Venezuela et Cuba ». Proche de la famille communiste, le Mouvement des sans terre (MST) non seulement soutient Caracas, mais collabore directement avec les Communes et le gouvernement de Maduro. Les délégations – et non des moindres – ne manquent pas à Caracas, que ce soit, à haut niveau, pour des négociations officielles ou, à l’étage « solidarité », lors des Congrès antifascistes régulièrement organisés : Partis communistes cubain, colombien, péruvien, argentin, chinois, vietnamien, sud-coréen, philippin, népalais, sud-africain, espagnol, portugais, etc.
« Alors, conclut Griseldys Herrera, notre combat c’est d’expliquer aux autres que les “figueristes” ont créé une matrice d’opinion hors contexte en prétendant être des persécutés politiques. En réalité, ils utilisent en permanence les installations du parti, et ils accusent le gouvernement d’être fasciste, tout en s’exprimant librement et se déplaçant allégrement dans tout le Venezuela. »

- « Le Parti communiste du Venezuela soutient les politiques du président Nicolás Maduro pour la protection du peuple vénézuélien ».
Illustration d’ouverture : Clôture de campagne de Nicolás Maduro, le 26 juillet 2024 (ML).




















