« La littérature (1984, de George Orwell) et le cinéma de science-fiction (Minority Report,de Steven Spielberg) nous avaient mis en garde : avec la mise en place des sociétés sécuritaires et des avancées des techniques de communication, nous finirions par être tous surveillés » nous rappelle Ignacio Ramonet dans L’Empire de la surveillance [1]. Le dernier film d’Oliver Stone, Snowden, vient le confirmer : Nous y sommes. L’existence même du cas Edward Snowden est le résultat d’une dynamique politique sécuritaire tragiquement réelle [2].
Dans ce film biographique, le réalisateur franco-américain dresse un portrait positif du jeune lanceur d’alerte – ancien agent de la CIA et consultant de l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) – qui avait divulgué en 2013 des informations classées sécurité-défense. Elles révélaient que la NSA espionne massivement les citoyens américains et ceux du reste du monde, les conversations des dirigeants internationaux, y compris de pays alliés.
Son cas divise fortement la société américaine. Le 2 juillet 2016, Donald Trump a déclaré sur Fox News [3] : « Il fut un temps où les espions étaient exécutés ». La Constitution américaine ne reconnaissant pas le statut de lanceur d’alerte, Edward Snowden est donc pour l’instant accusé d’espionnage [4] et il considère qu’il n’aura pas de procès équitable si ce statut ne lui est pas reconnu. C’est dans ce contexte qu’Oliver Stone cherche à médiatiser son combat et à trancher la question de savoir si nous avons affaire à un traître ou à un héros de la patrie américaine. Le 31 juillet 2013, Snowden a obtenu l’asile temporaire en Russie, et cela jusqu’en juillet 2017.
Un huis clos libérateur
Juin 2013, Hong Kong. Rubik’s cube à la main, qu’il malaxe nerveusement, Edward Snowden chemine, tendu, dans le hall d’un centre commercial. Il invite deux journalistes, Laura Poitras et Glenn Greenwald, à le rejoindre dans une chambre de l’hôtel The Mira où commence un huis clos qui guidera le film. Quiconque a vu le documentaire Citizenfour (réalisé par Laura Poitras) reconnaîtra la célèbre interview de Snowden par les deux journalistes qui sert de trame de fond au film. Leurs questions nous renvoient au passé du lanceur d’alerte, à l’évolution de sa carrière de technicien informatique et à la manière dont il fit face à de nombreux dilemmes moraux. Stone se détourne progressivement de l’individu au profit de l’icône.
Sans pour autant s’écarter de la réalité, la construction du personnage d’Edward Snowden est romancée afin de rapprocher le spectateur d’un individu-type auquel il est facile de s’identifier : un jeune homme tiraillé entre obsession du travail et volonté de construire une vie privée équilibrée. Stone nous invite dans une aventure, de manière à construire une image positive de héros de l’ancien technicien de la NSA. Pour ce faire, le réalisateur assume l’utilisation d’un« principe manichéen ». Ici, les institutions américaines créent de l’anxiété chez le spectateur, et Snowden de la sympathie. La non-personnification de la CIA, de la NSA et de l’ensemble du système des pouvoirs américains plane sur l’ensemble du film. Toutes ces institutions paraissent figées et terrifiantes, même pour leurs propres employés. Surtout à Hawaï où, loin des images d’Epinal associées à l’île du pacifique, Snowden vit enfermé six pieds sous terre dans un bunker.
Oliver Stone réussit à nous présenter un personnage que tout oppose à des institutions sombres, des salles vides, sans fenêtres vers l’extérieur si ce ne sont les écrans, seules issues possibles via lesquelles la NSA observe les citoyens américains. C’est justement ce manque d’issues qui va créer un effet de pression pesant sur le héros, confiné jusqu’à l’étouffement lorsqu’il apprend comment s’opère la surveillance de masse et qu’il manipule le programme de traitement et d’analyse des données XKeyScore. Cette mise en scène contribue à augmenter le capital de sympathie dont bénéficie le personnage interprété par Joseph Gordon-Levitt. Prisonnier dans son univers, Snowden comprend rapidement que s’il veut se libérer du poids éthique qui pèse sur lui, il devra alors tirer un trait sur sa vie antérieure.
Cette vie, au départ ordinaire, Snowden l’aime, comme beaucoup d’autres Américains qui peuvent aisément s’identifier à lui. Geek plus talentueux que la plupart toutefois, il n’aspire initialement qu’à trouver un bon boulot au service de son pays, et il projette de construire une vie de couple tout à fait banale avec sa petite amie. Oliver Stone montre comment seules de graves violations des principes auxquels il croit sont capables de lui faire renoncer à la quiétude de ces perspectives partagées par la plupart des gens.
Au nom du patriotisme, la dissidence
Snowden est présenté comme républicain et patriote. Rien n’effrite sa croyance dans le bien-fondé de la Constitution américaine et de la Déclaration des droits de l’homme : « Il s’agit d’une violation grave de la loi. Les 4ème [5] et 5ème [6] amendements de la Constitution de mon pays, l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme [7], ainsi que de nombreux traités et lois interdisent de tels systèmes de surveillance massive et intrusive » [8].
Snowden est un homme qui aime son pays. C’est précisément ce qui le conduit à recourir à l’action directe pour le protéger contre les abus de la démocratie représentative : « Je crois fermement au principe proclamé à Nuremberg en 1945 : « Les individus ont des devoirs internationaux qui se situent au-dessus des obligations nationales d’obéissance. En conséquence, les citoyens ont le devoir de violer des lois nationales pour empêcher que soient commis des crimes contre la paix et contre l’humanité » [9]. Cet engagement dans le principe de désobéissance civile est déterminant pour comprendre le personnage. Il est rappelé dès le début du film lorsque Snowden passe son premier entretien d’embauche. Il jure par la devise des services secrets – De opresso liber (« Libérer de l’oppression ») – qui agit comme un oracle des motivations de ses futurs actes.
Vers une « Internationale civile » des acteurs non-étatiques
Dans les contes de notre enfance, il était apaisant de lire une histoire dans laquelle le narrateur était omniscient car nous étions en position de force. Or Snowden est dominé par des institutions omniscientes, ce qui le met dans une position de faiblesse qu’il doit renverser pour se libérer du joug totalitaire.
La société contemporaine veut tout savoir sur nous. Elle veut imaginer, organiser, commander, prévoir nos vies futures. Elle analyse nos goûts, le temps et la distance que l’on parcourt tous les jours, nos conversations, nos centres d’intérêt, les séries que l’on regarde, ce que l’on achète, ce qu’on lit et le reste dans un objectif de surveillance totale. Par cette observation omniprésente se crée un état de guerre perpétuel détruisant la confiance et le respect. Les citoyens font face à des ennemis intérieurs et extérieurs. On les divise pour mieux les contrôler. Snowden va pourtant briser l’omniscience de ce « panoptique » et défier son narrateur. Il prouve que la culture de la peur ne gagne pas toujours.
L’objectif du réalisateur est de sensibiliser l’opinion publique américaine et de faire pression sur les institutions de la première puissance mondiale pour que l’impact des actions d’Edward Snowden soit reconnu comme bénéfique pour l’exercice et le renforcement de la démocratie américaine. C’est également un film concept, nous amenant à nous représenter ce que pourrait devenir le combat symbole d’une « Internationale civile » symbolisée par ces lanceurs d’alerte, acteurs non étatiques isolés et indépendants de toute ONG, de toute firme transnationale, mais pourtant influant sur l’espace public et les relations internationales. L’« Internationale civile » est d’ailleurs un terme à préférer au concept de « société civile », fourre-tout dans lequel coexistent entreprises, associations, ONG, etc.
Les motivations des lanceurs d’alerte et les actions qu’ils poursuivent consistent à faire pression sur les États et les organisations internationales pour restaurer la confiance et le respect mutuel, sauver et renforcer la démocratie lorsque celle-ci est menacée.