Les médias du monde entier, et tout particulièrement ceux des Etats-Unis, suivent avec un extrême intérêt l’élection présidentielle américaine du mois de novembre. Tous les articles et reportages ou presque se focalisent sur le point de savoir qui de Donald Trump ou d’Hillary Clinton, les deux principaux candidats, a les meilleures chances de l’emporter, et avec quel écart. Les médias regorgent aussi d’explications des résultats de sondages, résultats qui varient évidemment au fil des jours.
Et pourtant, une question est à peu près absente du traitement médiatique de cette élection : qui les personnes interrogées s’attendent-elles à voir gagner, indépendamment de leurs propres préférences ? On ignore combien parmi elles sont certaines de leur pronostic. Quel que soit leur nombre aujourd’hui, il est certainement appelé à augmenter à mesure qu’approchera l’heure de la décision finale. Mon intuition – qui n’est vraiment qu’une intuition – me dit qu’il n’y a sans doute qu’un tiers de l’électorat, tout au plus, qui soit persuadé de connaître déjà l’issue du scrutin. Il faut garder à l’esprit que la certitude de savoir qui va gagner et celle d’avoir fixé sa préférence personnelle sont deux choses bien distinctes.
La certitude anticipée du résultat a pour conséquence la plus évidente d’influencer le comportement de ces électeurs persuadés que leur candidat préféré a d’ores et déjà partie gagnée. Cette certitude est toujours un sujet d’inquiétude pour les candidats, car les électeurs sûrs de voir leur camp l’emporter peuvent juger superflu d’aller voter eux-mêmes. D’où les stratégies élaborées déployées par les candidats pour que leurs partisans déclarés se rendent bien aux urnes.
Nous appellerons ce phénomène le facteur « paresse » (les sociologues parlent de prophéties auto-destructrices). Des électeurs de Trump ou de Clinton, lesquels céderont le plus à la « paresse » électorale ? Difficile à dire, car le facteur « paresse » varie selon l’intensité des préférences électorales. C’est d’ailleurs un sujet débattu en tant que tel, sous le vocable de « préférence négative ». Est-ce l’électorat de Trump ou celui de Clinton qui recèle le plus fort pourcentage d’individus dont le vote est déterminé par la peur de voir gagner le candidat adverse ? Et pourquoi ?
La « paresse électorale » n’est pas, loin de là, la seule conséquence de la prédiction du résultat par les électeurs. Prenons par exemple le cas d’électeurs très attachés à l’équilibre des pouvoirs législatif et exécutif au sein de l’Etat fédéral américain. S’ils sont déjà certains de savoir qui va gagner, ils peuvent modifier leur vote au détriment de leur candidat préféré afin d’assurer un résultat politique « équilibré ». On entre ici dans une zone très opaque, car il est en réalité impossible de mesurer l’impact du facteur « équilibre » sur le résultat électoral final.
Un autre facteur encore est l’envie d’adresser un « message » au vainqueur et au parti qui est en position de force. Un électeur de Clinton peut se montrer plus enclin à soutenir un « petit » candidat si cela n’offre pas la victoire à Trump. Ce type d’électeur, dès lors qu’il est convaincu de la victoire de Clinton, ne verra donc aucun risque à utiliser son bulletin de vote pour envoyer un message.
Certains partisans de Bernie Sanders pourraient ainsi voter pour l’écologiste Jill Stein ou le libertarien Gary Johnson, voire s’abstenir plutôt que de voter Clinton. De la même manière, des électeurs de Trump pourraient voter Johnson, s’abstenir, ou même voter Clinton. Ou encore, s’ils sont sûrs de la victoire de Trump, concentrer leur énergie et leurs contributions financières sur la campagne de candidats au Congrès.
Le problème, c’est que lorsque certains électeurs s’estiment capables de prédire avec certitude un résultat par nature incertain, la confiance qu’ils ont dans leur propre jugement peut, selon des modalités complexes, modifier le résultat effectif. L’effet combiné des facteurs que j’appelle « paresse », « équilibre » et « message » devrait nous rendre moins confiants dans la façon dont nous essayons de faire prévaloir nos préférences électorales et de convertir les autres à nos propres analyses.
Ce qui nous amène au dernier facteur, que j’appellerai celui de « l’utilité du vote en soi ». Beaucoup d’électeurs légalement inscrits doutent que leur vote ait une incidence quelconque une fois passée l’élection. Ce groupe se subdivise entre ceux qui pensent que voter ne sert à rien et ceux qui hésitent sur ce point. Ces derniers peuvent se laisser convaincre de ne pas voter pour le candidat auquel ils ne donnent qu’une légère préférence dans la mesure où ils pensent connaître le résultat d’avance, mais pas si le résultat leur semble incertain ».
Et qu’en est-ildes candidats eux-mêmes ? Croient-ils savoir à coup sûr qui va gagner ? Apparemment pas, car la nervosité affichée par l’un et l’autre laisse penser qu’ils s’attendent à un résultat serré. Trump prétend qu’il a pour lui le vote populaire et devra donc être proclamé vainqueur. Si tel n’est pas le cas, ajoute-t-il, ce sera la preuve que le système est « truqué » et qu’on lui aura « volé » la victoire.
L’argument n’est peut-être qu’un moyen d’inciter ses électeurs à se rendre aux urnes. Ou bien de justifier, tout en sauvant la face, une défaite qu’il anticipe. Trump a aussi appelé ses partisans à surveiller les bureaux de vote pour empêcher la fraude, geste éventuel d’intimidation vis-à-vis des électeurs des « minorités », dont certains pourraient hésiter à venir voter. La raison la plus probable de ces agissements est que Donald Trump prépare le terrain pour contester la légitimité d’une victoire de Clinton, prolongeant ainsi la campagne au-delà de l’élection en prévision des scrutins futurs.
De son côté, Hillary Clinton met aussi en avant l’incertitude de la victoire. Dans son cas, l’explication est plus simple : son incertitude est sincère. Il lui faut donc prévenir tout risque de « paresse » en entretenant la mobilisation de son électorat. Plus important encore, elle essaie probablement de dissuader les velléités de « vote-message ». Elle met également en garde contre le « vote d’équilibre ». Enfin, elle s’efforce d’occulter ses propres faiblesses en mettant en lumière celles de Trump, aidée en cela par l’égotisme maladif de son rival qui lui fait constamment rechercher le feu des projecteurs.
Une fois encore, il ne s’agit pas ici d’analyser les probabilités de victoire, ou les raisons qui devraient faire choisir un comportement plutôt qu’un autre, ou celles qui poussent certaines personnes à préférer un comportement donné. Je tente seulement d’examiner comment la certitude qu’ont déjà acquise ou que vont acquérir certains électeurs de connaître par avance l’issue du scrutin affectera le résultat lui-même.
Traduction : Christophe Rendu
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