Comme on ne le sait pas assez, entre les deux tiers et les trois quarts des textes qui régissent la vie des citoyens des pays membres de l’Union européenne (UE) ne sont pas d’origine nationale : ils sont élaborés et décidés par les Vingt-Sept ou par la Commission européenne. Quand il s’agit de règlements et de décisions, ils sont directement applicables dans chaque pays. Quand il s’agit de directives, qui fixent seulement des objectifs à atteindre, il appartient au Parlement de chacun des Etats membres de l’UE de les transposer en lois nationales.
Ces textes, dans leur très grande majorité, visent à unifier toujours davantage un marché intérieur des biens et des services de presque 500 millions de consommateurs. Leur contenu constitue donc un enjeu considérable pour les entreprises de tous les pays du monde qui, n’ayant plus à se préoccuper de législations nationales au sein de l’UE, font ainsi de considérables économies d’échelle non seulement pour la commercialisation de leurs produits, mais aussi pour leurs actions de « lobbying ». Bruxelles, siège de la Commission et des réunions du Parlement européen (hors les séances plénières qui ont lieu à Strasbourg) est ainsi devenue la terre d’élection des groupes de pression en tout genre.
Face aux 26 000 fonctionnaires et aux 785 députés européens, on estime à 15 000 le nombre de lobbyistes travaillant à plein temps non seulement pour peser sur l’élaboration des actes législatifs dans le sens de leurs intérêts, mais également pour en demander la mise en chantier. Cette « coproduction » législative n’est nullement clandestine : elle est revendiquée depuis longtemps. Il y a plus de huit ans, M. Romano Prodi, alors président de la Commission, avait expliqué que « l’Europe n’est pas administrée que par les institutions européennes, mais aussi par les autorités nationales, régionales et locales, ainsi que par la société civile » [1]. Les lobbies sont précisément l’expression de cette prétendue « société civile ». Elle est en effet composée d’une étrange manière : 70 % de ces lobbies représentent des intérêts industriels ; environ 20 % des villes, des régions et des organisations internationales ; et seulement 10 % des syndicats et associations.
Au lieu de réfléchir en termes d’intérêt général européen, la Commission, qui a le monopole de l’initiative législative, est censée consulter les uns et les autres, les mettre en concurrence, et faire des propositions qui sont autant d’arbitrages entre des intérêts particuliers. Mais l’exercice est totalement biaisé quand on sait, pour prendre un exemple significatif, que le seul Conseil européen des industries chimiques (Cefic) emploie davantage de lobbyistes (près de 150) que toutes les organisations de défense de l’environnement réunies ! Il est de notoriété publique que, outre le Cefic, les deux organisations les plus influentes sont la Table ronde des industriels européens (ERT) et la Chambre de commerce américaine (AmCham EU), cheval de Troie des entreprises d’outre-Atlantique.
Pour donner un semblant de légitimité à cette dérive « pro-business » des politiques européennes, le commissaire (estonien) Siim Kallas, chargé de la lutte anti-fraude, a mis en place, le 23 juin 2008, un registre en ligne où les groupes de pression peuvent s’inscrire. Mais ils n’y sont pas obligés, et ils n’ont à publier ni le nom de leurs collaborateurs ni leurs budgets. Telles sont les limites de la « transparence »…