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Nous avons des raisons d’espérer

vendredi 2 mai 2008   |   Riccardo Petrella
Lecture .

Je vais essayer non de compléter, mais d’avoir une autre approche en vous expliquant pourquoi il y a des raisons d’espérer, qui sont complémentaires de ce que vient de nous illustrer Ignacio. Au fond, je vous propose d’avoir un triptyque comme élément analyse, partant de l’hypothèse qui reste à vérifier – et je pense personnellement qu’elle est très plausible – que les défis principaux qui permettent de donner des raisons d’espérer à l’altermondialisme, pour les 50 prochaines années, sont les défis de la vie, dans trois dimensions :

La vie pour les êtres humains ; on peut imaginer que le monde du droit à la vie des pauvres puisse disparaître d’ici 50 ans, et que nous n’ayons aucun habitant de la planète qui soit privé du droit de vie.

La deuxième dimension de ce défi qu’est la vie est la vie sur la planète. La vie sur la planète dans 50 ans ne sera plus la même que celle que nous connaissons à l’heure actuelle, donc le problème est de savoir quel type de vie sur la planète sera la note dominante de la vie.

La troisième dimension est la privatisation de l’État en tant que sujet d’organisation de la vie du « vivre ensemble ».

Je voudrais expliquer maintenant quelles pourraient être les raisons d’espérer. Je vais commencer par les raisons qui sont nourries des faiblesses et des échecs du système dominant, à deux niveaux : les faiblesses idéologico-culturelles et les faiblesses politico-institutionnelles. J’essayerai de voir ensuite quelles sont les raisons d’espérer par rapport à la vie sur la planète et la privatisation de l’État en tant qu’organisation du « vivre ensemble », à partir de l’action même que nous pouvons faire en tant qu’altermondialistes.

Prenons donc le premier point : les raisons d’espérer à partir des faiblesses et des échecs idéologico-culturels du système dominant. La première raison qui nous permet d’espérer est que le système dominant lui-même est en pleine crise du fondement même de sa légitimité d’exister, qui était : « je vous donne le bien-être et la croissance économique, le bien-être par la croissance économique ». Le produit intérieur brut en est un exemple. Récemment, il y a eu au Parlement européen une conférence internationale des États, de tous les groupes politiques de la droite à la gauche, pour définir un indicateur au-delà du PIB. Autrement dit, le système dominant est au cœur de ces projets. Le problème est de savoir s’il faut aller au-delà de la croissance économique.

Nous disions ce matin qu’ils étaient en train de récupérer nos motivations, mais le fait est là. 1 000 personnes représentant les puissances les plus importantes d’Europe, avec les Américains, les Chinois, etc., se demandaient à l’origine comment aller au-delà du PIB. C’est donc un point important du point de vue idéologique et culturel. Il est évident que la possibilité existe pour nous de leur dire qu’il faut aller au-delà, et pas seulement au-delà, mais remplacer le PIB. Par exemple, je travaille personnellement avec d’autres sur le concept de développement humain universel à partir d’un critère quantifié qui serait la norme internationale de « pauvreté zéro », la NIPZ. Nous travaillons donc pour élaborer ce concept de NIPZ.

Deuxième faiblesse idéologique : les dominants disent tout le temps eux-mêmes maintenant qu’il faut songer à une régulation du capitalisme mondial. Ils reconnaissent que le capitalisme mondial est structurellement non réglé. Le concept de régulation est repris par ces traîtres de l’esprit socialiste que sont Strauss-Kahn en France ou Pascal Lamy. Ils disent en effet que le Fonds Monétaire International et l’Organisation Mondiale du Commerce sont des instruments de la régulation. « Mon œil », pourrais-je dire de manière très vulgaire, mais ils reconnaissent en fait eux-mêmes qu’il y a un problème de régulation. C’est important, parce que nous pouvons dire alors de quelle régulation il s’agit : la régulation par le marché, par la finance, ou la régulation politique ? Nous avons là une capacité, et ils ont une lézarde fantastique dans laquelle nous pouvons entrer.

Troisième faiblesse idéologique et culturelle : les classes dominantes à l’heure actuelle n’ont eu, même chez elles, aucune légitimité éthique de leur rôle. Si vous prenez le monde du capitalisme financier, il ne s’encombre plus d’aucune légitimité éthique. Ils ne font que parler d’éthique ou de social responsability, parce qu’eux-mêmes reconnaissent qu’ils n’ont pas cette légitimité. Ils l’ont peut-être perdue, s’ils en ont jamais eu une, mais ils reconnaissent au moins qu’il n’y a pas de légitimité éthique au système actuel, que ce soit pour la finance, le système de production ou le commerce. Sur ce, ils doivent faire du commerce équitable, accepter la finance verte, la finance éthique, etc.

La quatrième faiblesse est plutôt étonnante. Il y a quatre jours, cinq anciens secrétaires d’État des États-Unis ont oublié un manifeste dans lequel ils déclarent que la puissance militaire nucléaire ne répond plus aux besoins de l’organisation du monde – Schultz, Kissinger et trois autres secrétaires d’État. Je ne sais pas pourquoi ils l’ont dit, s’ils sont devenus fous ou par civilité, je ne sais pas. Tout est possible et explicable, mais le fait est que ce sont cinq secrétaires d’État qui disent cela, ce ne sont pas des enfants ; ce ne sont pas Ignacio et moi, qui pouvons dire des folies. C’est donc une brèche.

La cinquième faiblesse idéologico-culturelle du système dominant est qu’ils acceptent désormais l’inévitable idée de la pérennité de la pauvreté ; ils ne peuvent plus jouer l’alibi sur ce point. Ils disent formellement qu’ils ne peuvent plus éradiquer la pauvreté. C’est là une faiblesse car ils perdent de la crédibilité. Le fait qu’ils disent qu’ils ne peuvent plus éliminer la pauvreté signifie que la richesse ne sert à rien, alors que la culture de la richesse était basée sur le fait de dire : « Tous, devenons riches ». Si nous faisons de la richesse, il n’y a pas de pauvres. Maintenant, ils disent au contraire : « On a des milliards de pauvres, mais on augmente la richesse pour le peu ». C’est une faiblesse énorme que nous devons exploiter.

C’est pour cela que je citerai comme première leçon d’espérer sur ces cinq faiblesses, que nous ne devons pas lâcher notre attaque sur la délégitimité du système actuel. François Houtart avait raison ce matin de parler de délégitimation. Nous ne pouvons pas être faibles là-dessus. Nous avons une force à dire que le système actuel dans toutes ses formes n’a pas de légitimité. Nous avons une force à ne pas accepter que, de quelque manière que ce soit, le système puisse être légitime, parce qu’il ne l’est pas, éthiquement, économiquement, financièrement, politiquement et culturellement. Ils reconnaissent eux-mêmes qu’ils ne sont plus légitimes.

Première leçon de l’altermondialisme : n’arrêtons jamais à n’importe quel instant de dénoncer la non-légitimité du système dominant et des classes dirigeantes actuelles.

Deux faiblesses sont politico-institutionnelles : primo, on accepte le fait que, si le feu impérial des États-Unis n’est aujourd’hui encore qu’accepté passivement, il commence à y avoir un rejet passif du feu impérial. La Chine et l’Inde ne seront pas une alternative, car ils ne feront que maintenir un peu la survie du feu impérial américain, d’autant plus que la Chine et l’Inde seront des succès économiques très fragiles. Je peux vous signaler qu’aussi bien la Chine que l’Inde, même s’ils comptent tenir des taux de croissance à double chiffre pendant 5 ou 10 ans, se trouvent déjà en grosse difficulté sur deux points : l’eau et l’agriculture. Ils n’ont plus d’eau et ils ne peuvent plus continuer à avoir des terres arables pour produire de l’agriculture, parce qu’ils n’en ont plus. Ils se retrouvent donc avec une fragilité énorme.

Le commerce, l’importation à la fois de l’eau, du blé ou du riz, ne résout pas le problème. Leur développement urbain en ce moment, surtout en Chine, est qui plus est tellement déraisonnable, furieux et prédateur, que la Chine aura des problèmes énormes dans 20 ou 30 ans sur le plan urbain. Pludong commence déjà à céder. La grande ville globale a en effet été construite sur des zones marécageuses autour de la mer, et descend d’un millimètre et demi par an. Il y a déjà des tunnels que l’on commence à fermer parce que la sécurité et la stabilité sont en crise. Pludong est le symbole de la Chine métropolitaine. Si la Chine a des problèmes de stabilité de ses villes, elle est en train de construire 400 nouvelles villes avec 200 000 habitants. C’est de la folie. Je ne miserai pas 3 euros sur le futur de la Chine si elle continue ainsi.

Il est donc clair que, du point de vue politico-institutionnel, le feu impérial américain ne va pas cesser d’ici à demain, car la Chine et l’Inde ne peuvent être elles-mêmes des alternatives crédibles.

Deuxième faiblesse politico-institutionnelle du système : ils reconnaissent qu’ils ne savent pas quoi faire. Ils n’acceptent plus le multilatéralisme comme solution de la gouvernance du monde, mais ils savent très bien que le paritarisme multiplié n’amène strictement rien. Ils se trouvent donc devant une impasse, parce qu’ils ne donnent pas de solution et qu’ils tuent le multilatéralisme de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Ils chantent le multilatéralisme, mais disent pertinemment qu’ils ne sauront pas quoi faire au-delà de cela.

Deuxième conséquence que je tire de cette faiblesse : nous, en tant qu’altermondialistes, devons travailler à une originalité de l’innovation théorique et scientifique pour tenter une nouvelle architecture politique mondiale, qui serait basée sur des communautés locales et sur un concept de souveraineté nationale mais non absolue, et responsable par exemple de l’eau, de la terre, etc., et partagée. Nous devons inventer la culture du XXIe siècle, fondée sur une souveraineté partagée et responsable. À partir de là, nous pourrons voir d’autres actions pour le global.

À partir de notre action, nous avons deux grands phares sur le champ d’action où l’altermondialisme a montré qu’il avait de la force. La première est au niveau du champ des acteurs. C’est là que nous retrouvons les femmes, les indigènes et les appauvris. Si nous avons eu du succès au cours des 30 dernières années, nous les devons surtout aux femmes, aux indigènes et aux pauvres. Le deuxième champ de richesses qui peut nous permettre d’avoir des raisons d’espérer pour l’altermondialisme au cours des 25 prochaines années est que nous constatons que nos victoires, partielles ou fragiles, ont été faites à la suite de conflits locaux territoriaux, autour des sources de la vie : de la terre, de l’eau, du logement, des forêts, contre le droit de propriété intellectuelle de ses membres ou des ses gènes, contre les organismes génétiquement modifiés. En Italie, nous avons eu 60 conflits territoriaux ces derniers temps sur l’eau, et nous avons gagné. Nous avons un capital de richesses, d’expériences et de transformation qui promettent pour le devenir, à partir des conflits territoriaux autour de la vie, du droit à la vie, du vivre ensemble et de la gestion commune, et qui participent des ressources naturelles et des biens communs.

Si ce que je viens de dire est correct – et il me semble que c’est le cas, sans prétention de vérité – la grande bataille positive qui montre les expériences qui ont réussi tourne autour de la républicisation du pouvoir politique. Le pouvoir politique a été privatisé, Ignacio en a parlé. Quand nous tous, dominants comme opposants, parlons de financiarisation de la société, cela signifie concrètement que le pouvoir politique d’allocation des ressources disponibles, matérielles et immatérielles, est passé du sujet politique public à des sujets politiques privés, qui sont les acteurs financiers. C’est la financiarisation de la politique. En tant qu’altermondialistes, nous pouvons essayer de renverser cette privatisation du pouvoir politique en le républicisant au niveau des conflits territoriaux, des collectivités locales, des villages, des régions, des États et du monde, et au niveau des éléments fondamentaux de la vie. C’est là le rôle stratégique des biens communs.

Je propose donc que nous répétions ici une espèce de manifeste des 19, et que nous l’appelions le « manifeste des 19 2008 », à travers lequel nous affirmons que les raisons d’espérer sont possibles de devenir des opportunités si nous transformons les atouts que je viens de décrire en capacités de républicisation du pouvoir politique, même si nous ne conquérons pas le pouvoir politique. Cela devrait se faire autour de cinq grands champs d’innovation transformatrices : l’eau, l’énergie, l’alimentation, la connaissance et la représentation identitaire et démocratique.

Nous avons des raisons d’espérer parce qu’il n’y a pas plusieurs planètes, ni plusieurs humanités. Il y a une planète et une humanité. On ne peut pas penser organiser notre manière de vivre ensemble si les biens qui sont les conditions insubstituables pour le droit à la vie de chacun de nous et collectivement font l’objet d’une privatisation du pouvoir politique. Il faudrait viser zéro pauvreté. Plus il y a privatisation des biens communs publics essentiels à la vie, plus il y a un appauvrissement de la planète, qui devient la multiplication des planètes séparées. Le jour où nous obtiendrons la reconquête de la républicisation des biens communs essentiels à la vie, nous aurons rétabli la république et le principe d’égalité, de liberté et de fraternité, qui vous est en France très cher.





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