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Mexique : les villages s’arment pour survivre

jeudi 2 mars 2017   |   Cédric Reichenbach
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Face à des autorités corrompues, violentes et infiltrées par le narcotrafic, les Mexicains s’organisent. Reportage dans les Etats du Guerrero et d’Oaxaca où les communautés indigènes luttent pour conserver leurs terres et leur dignité.

Trois chaises en plastique se dressent devant un pick-up blanc. Assise sur l’une d’elles, la comandante Tori, 28 ans, parle d’une voix tranquille. Une longue tresse de cheveux noirs dépasse de son passe-montagne et glisse sur sa poitrine où se lit « Police communautaire ». Nous sommes à Tixtla, ville de 21 000 habitants du centre du Guerrero, au sud-ouest du Mexique. A lui seul, cet Etat de 3,5 millions d’âmes produit plus de la moitié de l’héroïne consommée aux Etats-Unis. Une situation inédite qui place le pays du mezcal juste derrière l’Afghanistan au classement des plus gros producteurs mondiaux de la fameuse drogue tirée du pavot.

Sicarios et AK-47

Très convoités par les narcotrafiquants et leurs complices, les champs de coquelicots rouges et jaunes permettant de produire de l’héroïne se sont étendu aussi vite que le crime et l’impunité. Désemparés, persécutés par des polices locales parfois si corrompues qu’elles obéissent directement aux cartels, les citoyens de Tixtla ont décidé de former leur propre système de défense.

« Nous ne faisons pas la guerre aux narcos, précise d’emblée Tori, qui coordonne une centaine de policiers communautaires. Ça ne marche pas et nous ne sommes pas équipés pour. Il s’agit uniquement de défendre nos vies et nos biens. »



Le visage recouvert d’une cagoule pour éviter qu’on la prenne en photo – ce qui pourrait faciliter le travail des sicarios (tueurs à gage) –, la commandante poursuit en caressant d’une main ses cheveux tressés : « Avant, les délinquants se promenaient en pleine ville, leurs cuernos de chivo (fusils AK 47) à la main, intimidant les gens, volant et violant. Quand nous nous sommes soulevés, en 2013, le cartel des Rojos (« les rouges ») a dû se retirer, ce qui nous a permis de concentrer nos efforts sur la délinquance commune. La paix a été vite rétablie ».



Claudio assure la sécurité de sa communauté depuis des années.

Jusqu’à ce qu’un autre groupe de trafiquants, les Ardillos (« les écureuils »), surgisse. « Ils ont cherché à négocier, arguant que la police avait accepté leur proposition. Quand nous avons refusé, les choses se sont gâtées ».

Menace imminente

La tension monte soudain d’un cran. Invisibles jusque-là, une dizaine d’hommes munis de pistolets, de fusils d’assaut et de mitraillettes se déploient autour de nous. Ceux qui portent un gilet pare-balles se postent au coin des rues conduisant au siège de la police communautaire. Les autres prennent position derrière des murets et des sacs de sables pour protéger leur cheffe encagoulée.

« Nous devons prendre nos précautions, reprend Tori. Ici, il n’y a pas de différence entre le crime organisé et l’Etat. Les narcos ont des mouchards partout. Il y a quelques mois, quatre d’entre nous sont tombés dans une embuscade ». Elle baisse légèrement les yeux : « Ils ont reçu un appel téléphonique mais, à leur arrivée, deux camionnettes les ont bloqués. Les rues de la ville sont très étroites. Les compañeros n’ont même pas eu le temps d’enlever le cran de sécurité de leurs armes… Ces gens n’ont aucun respect pour la vie ».


La vigilance est de mise face aux narcos et aux forces de police corrompues.

Et le barrage de la police officielle, installé d’habitude dans la zone où cette tuerie a eu lieu ? « Absent ce jour-là, répond Tori. Les « autorités » l’ont remis en place le lendemain ». Une étrangeté qui révèle le degré de corruption des élus locaux.

Depuis leurs débuts en 2013, les membres de la police communautaire de Tixtla ont été menacés et arrêtés, mais jusque-là personne n’avait été assassiné. « C’est un chemin de croix. Nous savons qu’il faudra des années pour rétablir une paix durable, estime la femme cagoulée. Mais nous ne perdons pas courage : à San Luis de Acatlán, ils n’y sont pas parvenus du jour au lendemain ».

Ilot de paix

Reprenons la route à travers les paysages arides du Guerrero. La région montagneuse de San Luis de Acatlán, à quelques heures de la côte pacifique et de l’épicentre touristique d’Acapulco (devenue la 4e ville la plus dangereuse du monde depuis que le président Felipe Calderón a déclaré la « guerre contre la drogue » fin 2006), est considérée comme le berceau des polices communautaires. Une source d’inspiration pour les populations violentées du Guerrero, mais aussi pour celles des Etats voisins du Michoacán et de Morelos.

A San Luis de Acatlán, principale ville du sud montagneux du Guerrero, on ne rencontre ni barrages ni hommes cagoulés. Difficile de croire qu’il s’agit de « l’Etat aux onze cartels » où 43 étudiants de l’école normale d’Ayotzinapa ont été enlevés le 26 septembre 2014. Dans cette agglomération rurale de 42 000 habitants, les portes des maisons sont ouvertes, les enfants jouent librement dans les rues et les familles marchent sans peur d’un village à l’autre.



Oaxaca, 18 janvier 2016. Les parents des 43 étudiants « disparus » réclament justice : « Le gouvernement a arrêté ‘El Chapo’, et alors ? Nous voulons qu’il retrouve nos enfants ! ».

De jour comme de nuit. « Tout cela était impensable au début des années 1990 », explique Gelacio Barrera Quintero. Cet Indien âgé au regard dur est un des fondateurs de l’organisme qui coordonne l’ensemble des polices indigènes de la région, soit 1800 agents au service de 150 communautés tlapanèques, mixtèques, mais également métisses (la majorité de la population mexicaine).

Pardon et rédemption

« Nous n’avons pas pris les armes par plaisir, mais par nécessité », raconte ce policier à la retraite toujours très écouté lors des assemblées de la Coordination régionale des autorités communautaires (CRAC-PC). Le vétéran ne cache pas qu’il a fallu tuer pour se défendre des criminels. Nombre de ses amis sont tombés au combat. « Mais aujourd’hui, nous jouissons d’une paix que bien d’autres nous envient au Mexique ».

Que fait la police communautaire lorsqu’elle arrête un délinquant ? « Au départ, les détenus étaient transmis aux autorités, explique Delfino Ramos Vázquez, enseignant à la retraite et conseiller de la CRAC-PC. Mais, comme ils étaient aussitôt relâchés, nous avons été forcés de créer notre propre système de justice ».


« Maison de sécurité » de San Luis de Acatlán : une détenue (à droite) aide en cuisine. Les communautés rurales ont créé leur propre système judiciaire.

Delfino nous mène à la « maison de sécurité » de San Luis de Acatlán. Hormis deux petites cellules, la casa de seguridad n’a rien en commun avec une prison conventionnelle. « Ceux que vous apercevez derrière les barreaux viennent d’être arrêtés pour vol. Leur sort doit être discuté, argumente notre guide. Ici nous ne parlons pas de crime, mais d’erreur. Le délinquant rachète ses fautes en se mettant au service de sa communauté. Il passe la plupart du temps hors de sa cellule. Parfois il peut dormir chez lui ou dans le même local que les policiers ».

Dans la cuisine, plusieurs personnes s’activent pour préparer des tortillas avec la farine amenée par les villageois. « Moi, je ne suis pas cuisinière, glisse une voix douce au milieu de la discussion. Je suis une détenue ». Cette jeune femme coquette a été arrêtée pour tentative d’homicide. « Elle a poignardé son compagnon infidèle, nous souffle plus tard Delfino. Il est à l’hôpital. Il va falloir parler avec la famille de la victime pour savoir comment elle peut se racheter. C’est délicat… ». Dans un système classique, le coupable encourrait plusieurs années de prison. « Ici, nous faisons les choses autrement, affirme Delfino. Mais n’y voyez aucun laxisme ! Si un détenu s’échappe pendant une activité, le garde responsable purge le reste de la peine à sa place ».

Policiers incorruptibles ?

Et la corruption ? « C’est une plaie qui apparaît dès que l’argent entre en ligne de compte, constate notre guide de la CRAC-PC. Si un agent reçoit, comme c’est le cas ailleurs, un salaire de tel ou tel parti, ou qu’il est payé par le crime organisé, il ne sert pas sa communauté. Nos policiers sont désignés par la asamblea, l’assemblée du village, et ne perçoivent pas de salaire. Chacun est logé à la même enseigne. On sert à tour de rôle. Pour refuser, il faut avoir une très bonne raison ». En retour, les villageois aident à cultiver les champs des policiers, leur fournissent de la nourriture ou paient certaines de leurs charges.

L’asamblea, ce système de gouvernance préhispanique des communautés autochtones, a été remis en valeur par le soulèvement néo-zapatiste de 1994. Les us et coutumes de cette « communauté rurale » indigène permettent aux communautés de survivre à la guerre de basse intensité en cours au Mexique. S’il a fait ses preuves, ce système n’en demeure pas moins exigeant. Dans le village d’Horcasitas, Adrián vient d’être choisi pour la deuxième fois pour assurer la sécurité de sa communauté. « Je travaille toute la journée et le soir, je prends mon service jusqu’à une heure du matin. Ce n’est pas évident, car je vois peu mes fils. En même temps, depuis que notre police fonctionne, il n’y a plus d’enlèvements d’enfants dans le coin ».

Sur le territoire de la CRAC-PC, qui couvre un tiers du Guerrero, la culture du pavot comme celle du cannabis sont interdites.


Gare aux fédéraux !

Quant à l’armée, aux federales et à la police d’Etat (au Mexique, le pullulement des polices est un problème), ils sont considérés par la population comme les premiers responsables des maux qui rongent le pays et ne pénètrent pas dans la région sans l’accord de la police communautaire.

« Nous formons une sorte de guérilla, c’est vrai, reconnaît Pablo Guzmán, un des leaders de l’organisation. Mais, à la différence des zapatistes du Chiapas, nous n’avons pas déclaré la guerre à l’Etat. Nous déclarons la paix. Et il nous arrive de collaborer avec les autorités quand elles agissent pour le bien de tous ».

Selon Pablo, les paysans qui vivent dans la région de San Luis de Acatlán ont compris qu’il n’y avait plus rien à attendre du gouvernement et des partis corrompus. « Nous forgeons notre autonomie. C’est le seul moyen de préserver notre mode de vie tout en protégeant nos terres de la convoitise des entreprises minières canadiennes et anglaises qui achètent des concessions au gouvernement sans nous consulter ».

Un avis que partage Rosalinda Dionicio Sánchez. Cette femme au caractère bien trempé a reçu une balle dans la jambe et une autre dans l’épaule pour avoir osé s’opposer à l’installation d’une mine canadienne d’or et d’argent à l’orée de son village. Il suffit de passer une nuit à San José del Progreso pour se rendre compte des nuisances que dénonce « Rosy », comme l’appellent ses proches.

La poussière d’abord, soulevée par les énormes camions qui ne cessent d’aller et venir et qui s’infiltre partout. Cette fine poudre graisseuse ensuite, qui provient de l’extraction minière et que l’on retrouve au petit matin sur les plantes et à la surface de l’eau stockée dans les patios. Le travail infernal des machines souterraines, aussi, qui fait vibrer les couchettes pendant la nuit.


La mine canadienne Fortuna Silver utilise des résidus toxiques pour extraire or et argent.

Plus grave encore : la consommation extraordinaire en eau de la mine fait baisser le niveau des puits du village – deux rivières ont tari depuis le début de l’exploitation, en 2006 – tandis que les produits chimiques utilisés pour traiter les minerais contaminent les sols.

Le prétexte de la guerre

« Les narcotrafiquants participent au pourrissement de notre pays, c’est certain, analyse Rosalinda. Reste que la violence la plus forte et la plus généralisée vient de l’Etat. Mexico et les dirigeants vendent les ressources naturelles au plus offrant sans consulter les populations qu’elles répriment en cas de résistance ».

Pour la militante, à qui l’Etat a été forcé de fournir une protection policière depuis que des habitants favorables à la mine ont manqué de la tuer, la guerre contre la drogue poursuivie par l’actuel président Enrique Peña Nieto n’est qu’un prétexte : « Le gouvernement s’en sert pour militariser le pays et écraser toute contestation, en particulier dans les communautés indigènes, qui occupent la plupart des terres riches en minerais et en eau ».

Situé non loin d’Oaxaca, capitale de l’Etat du même nom qui s’étend entre le Guerrero et le Chiapas, le village de Rosalinda a été divisé en deux par l’entreprise canadienne Fortuna Silver. Littéralement. « De ce côté-ci de la rue, explique la jeune femme en s’appuyant sur sa canne, ce sont les familles favorables à la mine. Ceux qui m’ont tiré dessus vivent là. De l’autre, poursuit-elle pendant qu’un gros camion transportant des pierres couvre le son de sa voix, c’est nous ».

L’ultime rempart

Là encore, l’assemblée communautaire semble la seule institution à même de résister aux millions de dollars déversés par la mine pour mettre la population locale dans sa poche. « Les dirigeants locaux de Fortuna Silver suivent la même logique que les cartels qui infiltrent les polices : ils achètent les consciences, estime Ivonne Vázquez Hernández, un maçon à qui l’Etat d’Oaxaca a fourni une protection policière depuis qu’il assure la présidence de l’asemblea. Ils me protègent et m’espionnent en même temps, glisse-t-il d’un air semi-amusé ».


Deux animatrices de la radio communautaire de San José del Progreso dénoncent : « La mine tue et pollue ! ».

Ivonne poursuit : « Nous avons mis sur pied un gouvernement parallèle à celui, corrompu, de la municipalité. Avec nos propres bureaux, notre marché central et notre radio. Nos réunions durent des heures, voire des jours entiers, car nous discutons et gérons tous les problèmes de la communauté, de la trésorerie à la sécurité en passant par la stratégie à suivre pour bloquer la mine ».


Les membres de la radio communautaire de San José del Progreso (Oaxaca) sillonnent la campagne pour dénoncer les méfaits de l’industrie minière.

Ce système d’organisation exigeant est animé du même esprit de réciprocité et d’engagement qui est à l’origine des polices communautaires du Guerrero. Grâce à ce mode de gouvernement héritier des coutumes indigènes, des milliers de Mexicains relèvent la tête, résistent aux cartels et s’opposent aux entreprises qui rêvent d’exploiter les richesses enfouies dans leurs sols depuis des siècles.

Texte et photos : Cédric Reichenbach/Echo Magazine





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