Les points de vue de Frédéric Lebaron

Les aberrations de la politique de l’offre

mardi 17 juin 2014   |   Frédéric Lebaron
Lecture .

Devant des socialistes affligés et avant d’entendre des économistes atterrés, je vais essayer de tenir mon rang de sociologue révolté et de citoyen indigné [1].

Les sujets de révolte ne manquent pas, et c’est là une des difficultés de la période : on ne peut plus, par exemple, faire comme si les enjeux environnementaux globaux venaient après tous les autres, comme s’il y avait une hiérarchie évidente des problèmes. A la différence de nos adversaires pour qui l’endettement public est le principal, si ce n’est l’unique problème de nos sociétés.

Parmi les sujets de révolte, je me concentrerai sur le triomphe en Europe des politiques d’austérité budgétaire mises en œuvre à partir de 2010 dans le sillage d’une forte récession, celle de 2009. Plutôt que de simplement dire combien, par ses effets sociaux, ce triomphe est révoltant, comme on le voit dans les pays les plus touchés, mais aussi dans la vie quotidienne de nos écoles, de nos universités, de nos hôpitaux, je voudrais revenir sur le mystère de ce succès absolu de la politique de l’offre dans un contexte de chômage de masse et d’activité réduite.

Depuis 2010, on a entendu beaucoup d’économistes keynésiens dire : c’est aberrant, un étudiant de première année comprend l’absurdité qu’il y a à réduire brutalement partout les déficits publics dans un contexte déjà déprimé, caractérisé par une faible croissance, un fort chômage, une très faible inflation... Les modèles macroéconométriques, même quand ils sous-estiment les multiplicateurs, le disent aussi. Il n’y a donc pas besoin du manuel [2] et des diapos [3] de Paul Krugman pour cela.

Les politiques d’austérité ont d’abord suscité une sorte de stupeur : ils ne vont pas faire ça ? Et si, ils l’ont fait ! Pire : ils ont continué et continuent. En France, cela s’appelle aujourd’hui le « pacte de responsabilité », violent condensé d’austérité et quintessence des aberrations de la politique de l’offre. Un « virage », peut-être, par rapport aux textes de congrès du PS, mais qui fait suite à beaucoup d’autres depuis 1983.

Ce mouvement de politique économique exprime l’effondrement au sein des élites (économiques, politiques, administratives, et intellectuelles) de réflexes keynésiens qui semblaient encore pourtant présents en 2008-2009, en France jusqu’à ce que Christine Lagarde parle de « rilance » devant le Cercle des économistes en juillet 2010 [4] ? Comment l’expliquer ? Certainement pas seulement par des facteurs contingents, comme la division parmi les économistes ou l’ego des dirigeants évoqués par Paul Krugman : des forces historiques puissantes sont à l’œuvre, qui relèvent en partie d’une conversion quasi religieuse [5]. Ce mouvement exprime une évolution lourde, de longue durée, de la doctrine économique dominante en Europe, dans le sens d’une simplification et d’une radicalisation, d’un néolibéralisme en quelque sorte épuré.

On trouve un exemple récent, et particulièrement bien résumé, de ce credo dans une interview donnée par Jean-Claude Trichet à l’hebdomadaire Le Point sous le titre « L’euro est une grande réussite » [6]. L’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), dont certains aiment à raconter qu’il fut membre du PSU et qu’il a baigné dans une sorte de keynésianisme politico-administratif – celui de Valéry Giscard d’Estaing ou même celui de Raymond Barre avant 1976, durant ses années d’enseignement à l’ENA – nous explique principalement deux choses : la crise de la zone euro n’est qu’une crise du laxisme des finances publiques, lequel sévit depuis longtemps malgré les rappels à l’ordre de la BCE ; le chômage, en particulier dans les pays du Sud, est le résultat d’une insuffisance de compétitivité, laquelle a pour cause un manque de « culture de l’exportation », notamment en France (bien sûr en comparaison avec l’Allemagne).

Dans ce monde « trichétien », deux choses ont presque totalement disparu : d’une part la finance, devenue le juge implicite et impitoyable des défaillances des Etats, et dotée d’une fonction disciplinaire ; d’autre part la macroéconomie : dans ce monde, la demande intérieure n’existe plus, le marché intérieur, français ou européen, n’existe plus [7] ! Il n’existe donc plus, dans ce monde, que des Etats plus ou moins vertueux (à l’équilibre) ; des institutions européennes – BCE, Commission, Cour de justice de l’Union européenne (UE) – garantes des règles ; et des entreprises en concurrence pour exporter vers un ailleurs indéfini [8].

Dès lors, la reprise de l’économie ne peut venir que de deux chocs : le choc de confiance, lié aux politiques d’austérité ; et le choc de compétitivité, lié aux réformes structurelles visant à limiter les coûts de production et les coûts salariaux en premier lieu. Endettement public et compétitivité résument aujourd’hui la doxa européenne.

Bien sûr, cette « économie magique » ne fonctionne pas du tout : la désinflation compétitive, que Jean-Claude Trichet avait doctement enseignée à Pierre Bérégovoy, convertissant toute une génération de « socialistes enchantés », est en train de devenir déflation compétitive. Mais une croyance aussi puissante, coalisant autant d’intérêts – ceux de la haute finance, ceux d’une partie des exportateurs piégés par la parité de l’euro, ceux des ministères des finances et des banques centrales [9] – ne disparaît pas du jour au lendemain. Elle est diffusée dans les médias par les quelques économistes et journalistes économiques prêts à la colporter, et elle est reproduite dans quelques écoles du pouvoir.

Surtout elle « parle » aussi, même inconsciemment, aux gestionnaires privés ou aux ménages endettés qui pensent spontanément l’Etat à leur image (la macroéconomie dynamique ne va jamais de soi) ; elle parle non seulement aux dirigeants des multinationales, mais aux petits patrons, aux travailleurs indépendants dont les carnets de commande sont vides, et qui pensent que leurs salariés ne travaillent pas assez, sont trop payés, et que les « charges » sont trop lourdes. Il faut rappeler que le raisonnement macroéconomique a été une conquête intellectuelle et politique des années 1930-1940, et que cette conquête s’est perdue au sein du patronat et des élites administratives. On a même connu des inspecteurs des finances et des conseillers à la Cour des comptes keynésiens. C’était avant qu’ils ne reviennent à la bonne vieille doctrine de la direction du Trésor et qu’ils partent ensuite pantoufler dans le secteur financier.

Au contraire, chaque argument dénonçant les effets de la politique de l’offre se retourne contre son auteur : le chômage ? C’est justement l’absence de réformes structurelles qui en explique l’ampleur. La pauvreté ? Même raisonnement. Les inégalités : ce sont les salariés à statut protégé qui en sont les responsables ! Telles sont les croyances fondamentales qui sous-tendent l’économie de l’offre. Ce modèle cognitif s’autoalimente en permanence et se nourrit de ses échecs. Un peu comme les croyances millénaristes : l’absence de fin du monde le jour annoncé n’annihile pas la croyance, mais en modifie les conditions d’expression qui s’adaptent sans cesse. D’où sa tendance à devenir chaque jour un peu plus une épure radicale.

Quelles sont les alternatives ? Même s’il faut se garder des analogies trop mécanistes, il me semble que nous sommes dans une situation similaire à celle des acteurs publics qui ont imposé dans les années 1930 le raisonnement macroéconomique par leur action et leurs publications : Roosevelt, Keynes et beaucoup d’autres. Ils ont aussi délégitimé l’efficience de la finance et légitimité l’Etat fiscal redistributif. En revanche, ils sont restés productivistes et « économicistes », et ne pouvaient sans doute pas anticiper les conséquences négatives du développement industriel sur l’environnement et la dégradation de la vie collective liée aux inégalités de toutes sortes, de classe, de genre, ethniques...

La perspective d’une Nouvelle donne verte – un Green New Deal –, c’est-à-dire un grand plan de relance articulé à de nouveaux critères environnementaux et sociaux vraiment exigeants, peut seule nous permettre de sortir de la situation actuelle, au moins à court terme. Pour l’instant, ce projet est minoritaire au sein des gouvernements et au Parlement européen ; il est encore insuffisamment crédible dans la société et chez les citoyens. A nous de travailler à le rendre majoritaire et hégémonique - et du même coup inéluctable - et d’en faire ainsi le début d’un changement plus radical d’organisation économique et sociale.




[1Ce texte reprend les grandes lignes d’une communication au colloque « L’austérité en Europe est une erreur : pour une alternative à la politique de l’offre », organisé par le Club des socialistes affligés le samedi 7 juin à Paris.

[3Même si elles sont en anglais les « diapos » (« slides ») de Paul Krugman sont un précieux outil pédagogique contre les politiques d’austérité : http://krugman.blogs.nytimes.com/eco-348-the-great-recession-links-to-slides

[5Frédéric Lebaron, La croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2000 et Frédéric Lebaron, Le savant, le politique et la mondialisation, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2003.

[7A l’exception bien sûr du seul marché financier, pleinement efficient.

[8Il faudrait comprendre au fond qui est la demande fantasmée de ce marché mondial vers lequel devrait se tourner enfin les forces vives de la Nation : millionnaires russes ou chinois, « classe moyenne » émergente ?

[9Celles-ci sont en Europe des lieux d’orthodoxie économique au mieux coupés de la pensée académique au pire des bastions néo-monétaristes aux croyances auto-entretenues.



A lire également