A la City de Londres, les cabinets de psychologues sont actuellement pris d’assaut par des traders présentant de graves symptômes de dépression nerveuse. Une dépression qui a la particularité inédite d’être aussi contagieuse que la grippe. Nous n’en sommes qu’au tout début d’une épidémie qui ne sera pas circonscrite aux rives de la Tamise. Un peu partout dans le monde, elle devrait frapper tous ceux qui, intellectuellement et professionnellement, ont jusqu’ici baigné dans un bouillon de culture libéral qu’ils considéraient non pas comme une idéologie parmi d’autres, mais comme l’ordre naturel des choses. Avec la débâcle de la finance globalisée, le sol se dérobe sous leurs pieds. Ils vivent le même traumatisme que celui des apparatchiks et des thuriféraires du « socialisme réel » au lendemain de l’implosion du système soviétique.
Parmi les catégories qui courent le plus de risques, figurent la grande majorité des économistes (certains Prix Nobel inclus), les éditorialistes des médias dominants, les dirigeants des grandes entreprises et des organisations patronales, ainsi que les fonctionnaires des organisations multilatérales : Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Banque centrale européenne (BCE). C’est cependant la Commission européenne qui va être la plus durement affectée. On songe en particulier à la commissaire à la concurrence, Mme Neely Kroes, qui déclarait en octobre 2004 : « En matière de libéralisation, quand on a commencé à réciter l’alphabet, il faut aller jusqu’au bout ». On est effectivement « allé jusqu’au bout » en matière de libéralisation des services financiers, et les résultats sont là !
Tous les commissaires européens n’auront pas nécessairement besoin de cellules de soutien psychologique. La plupart d’entre eux, en effet, sont d’anciens responsables politiques, donc peu effrayés par des virages à 180 degrés. Les chefs d’Etat et de gouvernement actuels n’éprouvent aucun état d’âme pour fustiger aujourd’hui le « modèle » américain qu’ils adoraient hier. Non, notre sollicitude doit en priorité aller aux milliers de fonctionnaires de Bruxelles dont l’activité quotidienne s’inscrivait dans le respect intangible des Tables de la Loi libérale : « concurrence libre et non faussée », « déréglementation », « liberté de circulation des capitaux », « libéralisation des services », « critères de Maastricht », « « pacte de stabilité », « libre-échange », etc. Et voilà que, pratiquement du jour au lendemain, ces mots sacrés doivent céder la place à des mots jusqu’ici honnis : « aides d’Etat », « nationalisations », « re-réglementation », etc. On comprend la violence du choc.
Ces fonctionnaires se considéraient comme l’avant-garde éclairée et toute-puissante d’un « intérêt européen » supranational qui se confondait pour eux avec le néolibéralisme, et qui reléguait les Etats au rôle de simples administrateurs de « régions » d’Europe. Or qui occupe aujourd’hui le devant de la scène ? Pas le président de la Commission, réduit à un rôle de spectateur, ni même le président de la BCE, mais Nicolas Sarkozy, Angela Merkel , Silvio Berlusconi, George Brown, José Luis Zapatero, etc., pour lesquels les normes européennes – qu’ils ont pourtant fait adopter - ont désormais une simple valeur indicative. Pour le meilleur ou pour le pire, les Etats ont repris la main au détriment de la Commission officiellement « gardienne » des traités…