Depuis des années, la France subit des tentatives plus ou moins subtiles destinées à perpétuer un système et une direction politiques pourtant rejetés par le suffrage universel. Si le référendum de 2005 et le coup d’Etat antidémocratique qu’a représenté le traité de Lisbonne en ont été les éléments les plus symboliques, les élections successives depuis lors ont été de moins en moins l’expression de la souveraineté populaire. C’est face à ces errements que le thème de la démocratie, considéré jusque-là sans intérêt est devenu omniprésent, et chacun y va de sa proposition de réforme institutionnelle.
On ne peut que se réjouir de cette progression, de centaines de rencontres autour de ce thème, de milliers de citoyens qui y travaillent. Comme toute recherche, celle-ci s’accompagne aussi de dévoiements et de tentatives de récupération. Rien de plus habituel face à un enjeu fondamental. Nous ne pouvons pas, pour autant, considérer que toute utilisation du mot « Constituante » est positif par principe. Surtout lorsque nous avons l’impression d’assister à la mise en scène de la pièce Plus Constituant que moi, tu meurs. Une analyse générale de la situation est donc particulièrement opportune.
Parmi les propositions qui nous paraissent sujettes à critique, nous avons noté celle de Monsieur Nicolas Hulot, ou plus exactement de la Fondation Nicolas Hulot. Ce projet, cosigné par des experts éminents [1], est présenté sous le titre accrocheur « Osons le big bang démocratique ». Il déclare donner clefs en mains le chemin vers la démocratie alors que tant de citoyens en recherchent un. Il évoque un processus constituant qui, bien que reconnaissant le rejet des solutions autoritaires tentées jusqu’alors par les pouvoirs successifs, ne s’en éloigne qu’en apparence. Sa capacité d’audience médiatique justifie qu’on en fasse une analyse critique.
Il est, avant tout, nécessaire de rappeler pourquoi une Constituante est nécessaire : elle est à la fois l’outil et l’objectif symbolique autour duquel se reconstitue la citoyenneté et se réaffirme la souveraineté populaire, nécessaires pour faire face aux défis considérables de la période. Il n’est donc pas question que la Constituante soit octroyée par une autorité supérieure, nationale, européenne ou présumée compétente.
Remarquons alors les objectifs de la proposition « Nicolas Hulot » :
- La révision constitutionnelle devrait découler de l’élection présidentielle car, selon lui, cette élection donne au processus constitutionnel « un socle de légitimité considérable ». Passons sur le fait que la légitimité de l’actuel président de la République, même renforcée par la présence de Hulot au gouvernement, est assez fragile. Elle ne donne en tout cas pas de légitimité à la création d’une Constituante dans les termes qu’il évoque. Les propositions de réforme constitutionnelle au cours de la campagne n’appelaient pas à l’élection d’une Constituante souveraine, mais tout au plus à quelques réformes d’ailleurs discutables. Remarquons en tout cas que, dans cette conception, le processus constituant est une émanation du sommet.
- Le Président devrait ensuite, toujours d’après cette proposition, appeler un référendum sur la base de l’article 11 de l’actuelle Constitution pour engager une « procédure constituante participative ». En cas de réponse positive, une commission chargée du pilotage du processus constituant, validée par l’Assemblée nationale, serait mise en place à l’initiative du Président. Elle serait composée d’experts de la participation (?), d’experts en droit constitutionnel et de membres d’horizons divers pour « assurer son indépendance ». On retrouve là, même si cette commission n’est pas chargée du fond des sujets, le rôle central des experts dans la préparation, le suivi et le contrôle du processus.
- Le fond des sujets serait donc traité par une assemblée ou des assemblées ad hoc. Comment seront-elles composées ? Le projet Hulot est à cet égard d’une assez grande précision contradictoire. Ainsi, après avoir proclamé que le processus constituant participatif sera tenu « par les principes qui sont au fondement de notre République : suffrage universel, … », le document déclare que les principales assemblées (Constituante et Assemblée de long terme) seront tirées au sort (avec un chouia d’élus de l’Assemblée précédente [2]). Après avoir ensuite proclamé que l’essentiel démocratique était de « savoir mettre en scène les conflits », le document de la Fondation Hulot énumère une liste de sujets qui doivent être constitutionnalisés, c’est-à-dire exclus des débats ultérieurs. Restera-t-il quelque chose d’important à débattre ?
Ces grandes lignes évoquent une perversion de la démocratie malheureusement bien répandue de nos jours et résumée par le triptyque des néo-démocrates qui sévissent autant à Paris qu’à Bruxelles : experts, tirage au sort, consensus sur l’essentiel.
- Experts : qui les choisit, en fonction de quoi ? Quel est leur pouvoir réel ?
Rappelons qu’être expert d’un sujet ne rend pas miraculeusement apte à définir l’intérêt général et qu’expertise ne rime pas avec objectivité. Est-ce un hasard si nombre d’experts se trouvent miraculeusement du même avis que leur commanditaire [3] ?
- Tirage au sort : il est censé aider à choisir des représentants par des critères de sexe, d’âge, de catégories socio-professionnelles. Quelle étrange vision, saucissonnée, de la société politique ! En quoi, d’ailleurs, un citoyen est-il politiquement déterminé par ces critères ? Rappelons que le suffrage universel, pour sa part, permet aux citoyens de sélectionner les représentants en fonction des idées qu’ils défendent [4].
- Consensus sur l’essentiel : là encore, qui définit l’essentiel, et a-t-on la liberté d’en débattre ? Pour nous la démocratie est avant tout un instrument de la liberté de pensée et de l’esprit critique. Les représentants doivent en ce sens émaner du débat contradictoire.
Manière de justifier, sans le dire d’ailleurs, le défi au suffrage universel lancé par ce texte, celui-ci explique que le « processus doit être bordé d’un certain nombre de garde-fous…car la colère des populations peut être récupérée par une vague populiste qui ne répond en rien aux enjeux de demain ». Ainsi, les protestations, les votes de rejet émis par les citoyens ces dernières années devraient être regardés de façon critique, voire parfois annulés. Dans quels cas ? Lorsqu’ils contestent quelle vérité ? Assez élégamment, le texte déclare donc : « Dans ce contexte, nous nous situons sur une voie étroite entre deux positions, deux écueils. Le premier serait une méfiance envers le peuple, son exclusion du processus et le recours à une assemblée d’experts qui déciderait pour tous. Mais le second écueil à éviter serait une interprétation excessive et irrationnelle de la souveraineté populaire qui repose sur la mystique de l’unicité du peuple. Non, le peuple n’est pas une entité homogène et les assemblées doivent permettre de représenter sa diversité et de mettre en scène ses conflits ».
Nous ne savons pas où les auteurs du mémorandum ont pris l’idée que le peuple était homogène et que la démocratie empêchait les conflits alors qu’elle est destinée à les résoudre au sein du corps politique qui s’appelle le peuple souverain. Nous avons, au contraire, le sentiment que les auteurs du texte de la Fondation Hulot, en dessinant une caricature absurde du peuple, cherchent à justifier, comme par hasard, « le premier écueil ». Celui-ci, tout discutable qu’il soit, serait ainsi une alternative au « second écueil » bien plus dangereux à leurs yeux. Rappelons, au passage, que ce présumé danger est une des fondements de nos institutions et de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Que dire, in fine, de ce texte qui bénéficie apparemment de l’onction de quelques têtes dirigeantes et de pas mal d’experts ? Il est, sous une forme plus élaborée, un sosie de pas mal de projets qui, depuis plusieurs années, cherchent à contourner le suffrage universel et la souveraineté populaire. Il aboutit largement à remettre le pouvoir aux mains d’experts qui s’arrogent la compétence pour orienter le pays, même s’il crée une espèce de contre-pouvoir de contrôle plus ou moins réel par des citoyens. Finalement, n’est-ce pas cela qu’on appelle aujourd’hui la gouvernance ?
On peut discuter à perte de vue sur les mérites respectifs de la démocratie et de l’oligarchie. Les Grecs anciens faisaient cela très bien. Mais une chose ne pourra certainement pas être résolue : aucun des défis qui s’annoncent, qu’ils soient géopolitiques, écologiques, économique ou sociaux, ne pourra être surmonté sans la volonté populaire. Plutôt que de la dévaloriser, trouvons-en les ressources et les capacités d’action. Reconstruisons le contrat social nécessaire pour y faire face.
Certes, les institutions démocratiques sont aujourd’hui dévoyées, en particulier sous la pression de lobbies et de couches sociales peu représentatives. Personne n’a le pouvoir de s’ériger en reconstructeur suprême. Les experts, les hommes de bonne volonté peuvent évidemment y aider. Mais il faut que le processus émerge de sa matrice naturelle. Le débat doit être large, à partir des communes que le pouvoir actuel cherche à détruire, des quartiers où le débat contradictoire peut aider à recréer le lien social et à reconstruire la citoyenneté. C’est à partir de toutes ces initiatives que peut naître la démocratie de demain.