Le Venezuela anime l’agenda médiatique international. Crise économique, feuilleton du « défaut partiel » sur la dette souveraine, confrontations entre le gouvernement et l’opposition, retour en force électoral du chavisme, sanctions financières des Etats-Unis et de l’Union européenne (armes), les sujets ne manquent pas pour que chaque jour, les médias dominants s’intéressent, non sans maltraitances, au pays de la Révolution bolivarienne.
Un aspect reste cependant moins étudié sur le plan géopolitique. En effet, une nouvelle reconfiguration des alliances régionales s’organise désormais à partir de la crise vénézuélienne. Un nouvel arc des alliances se constitue autour de l’Argentine, du Brésil, du Chili, de la Colombie, du Pérou et du Mexique. Ce groupe concentre les pays clés de la région en matière économique et commerciale, d’intégration régionale (et de son devenir) et de relations avec les Etats-Unis et l’Union européenne, autres acteurs de poids dans la crise vénézuélienne. L’Argentine, solidement dirigée par Mauricio Macri (centre-droit) après sa nette victoire aux élections de mi-mandat (législatives et sénatoriales partielles) du 22 octobre, est le fer de lance de la coalition latino-américaine anti-Nicolas Maduro. Cette dernière a confirmé son engagement contre le gouvernement vénézuélien après les élections régionales du 15 octobre remportées par le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) et le Grand pôle patriotique. Par une déclaration publique (17 octobre), le « Groupe de Lima », constitué des pays américains ne reconnaissant pas l’Assemblée nationale constituante (ANC) vénézuélienne et qualifiant le gouvernement de Caracas de « dictature » [1], dénonce « les actes d’intimidation, de manipulation et les irrégularités » du scrutin du 15 octobre.
Réunis le 27 octobre à Toronto (Canada), les pays membres de ce groupe informel ont actualisé leurs exigences en les articulant à celles du secteur dur de l’opposition vénézuélienne (libération des « prisonniers politiques », droit « d’assistance humanitaire », « condamnation des abus électoraux et demande de réforme du système électoral », « soutien à l’Assemblée nationale » – contre l’ANC). Ils ont également réaffirmé leur accord avec la position des Etats-Unis dans le dossier. Toutefois, contrairement à Washington, ils demandent la médiation du secrétaire général des Nations unies António Guterres dans le conflit.
Ces pays appuient également les positions de l’Union européenne (UE). Cette dernière, dans le sillage des sanctions financières décidées par les Etats-Unis, a mis en place des « mesures restrictives » contre Caracas. Il s’agit d’« un embargo sur les armes et les matériaux connexes susceptibles d’être utilisés à des fins de répression interne, ainsi (qu’) un cadre juridique concernant l’interdiction de pénétrer sur le territoire de l’UE et le gel des avoirs » [2]. Ce « cadre » prépare d’éventuelles mesures de rétorsion à venir contre des dirigeants et fonctionnaires vénézuéliens.
Organisation des Etats américains (OEA), Etats-Unis, Union européenne, Groupe de Lima, Nations unies. Le périmètre international dans lequel se joue désormais la crise vénézuélienne ne cesse de s’étendre depuis des mois. La Chine et la Russie s’engagent également, mais toujours plus en faveur du gouvernement vénézuélien. Sur le plan politique, les deux pays saluent la réussite et le résultat des élections régionales du 15 octobre, condamnent fermement les sanctions de Washington et de l’UE, ainsi que les velléités d’ingérences extérieures dans les affaires internes vénézuéliennes. Sur le plan économique, Moscou et Caracas ont scellé un accord pour restructurer la dette du Venezuela envers la Russie (pour un montant de 3 milliards de dollars étalés sur 10 ans). Les deux pays multiplient par ailleurs les accords de coopération en matière énergétique, militaire et d’infrastructures. Il en va de même entre Caracas et Pékin. Le Venezuela accueille d’ores et déjà la moitié de tous les prêts financiers de la Chine destinés à l’Amérique latine. Avec Moscou, Pékin détient environ 30 % de la dette souveraine du pays (pour un montant d’environ 28 milliards de dollars ; entre 8 et 9 milliards pour Moscou). Selon Pékin, le gouvernement vénézuélien dispose de toute « la capacité pour gérer de manière appropriée ses affaires, y compris sur la question de la dette ». Ainsi, selon les propos tenus par Geng Shuang, porte-parole du ministère des affaires étrangères de la Chine, au lendemain de l’annonce de « défaut partiel » du Venezuela par l’agence de notation américaine Standard and Poor’s (14 novembre 2017), la coopération, notamment financière, entre les deux pays va continuer de « fonctionner normalement ». [3]
Crise de l’intégration régionale
Dans ce contexte, la crise vénézuélienne se projette dans toutes les institutions d’intégration régionale latino-américaine. Mercosur (Marché commun du Sud), Union des nations sud-américaines (Unasur), Communauté des Etats latino-américains et caraïbes (Celac). L’ensemble de ces espaces est soumis aux lignes de fractures créées par la situation. Aucun consensus ne peut émerger au sein de l’Unasur et de la Celac sur le sujet. Les pays membres du Groupe de Lima s’opposent frontalement à la Bolivie, à Cuba, à l’Equateur et au Nicaragua, solidaires du gouvernement vénézuélien. Pour sa part, l’Uruguay (membre du Mercosur) critique l’attitude du gouvernement vénézuélien sans pour autant intégrer le Groupe de Lima, ni remettre en cause l’élection de l’ANC.
L’Unasur connaît un ralentissement de son activité générale tandis qu’aucun Sommet 2018 de la Celac n’est pour le moment arrêté. Ce dernier, qui devait se dérouler en janvier 2018, a été reporté à une date non fixée.
Dans ce contexte, les pays membres du Groupe de Lima multiplient leurs interactions géoéconomiques dans le cadre de leurs rapprochements géopolitiques. Ainsi, les pays de l’Alliance du Pacifique (Chili, Colombie, Mexique, Pérou) développent leur feuille de route internationale. Parallèlement à leur diversification vers l’Asie et la Chine dans un contexte d’incertitude du futur de leurs relations commerciales avec les Etats-Unis de Donald Trump [4] – qu’ils espèrent voir consolider du fait de leur solidarité dans le dossier vénézuélien –, ils démarrent des négociations d’accords de libre-échange avec l’Australie, le Canada, la Nouvelle Zélande et Singapour (nouveaux Etats associés de l’Alliance).
Pour leur part, l’Argentine et le Brésil souhaitent avancer vers une intégration plus poussée du Mercosur et de l’Alliance du Pacifique et la mise en place d’agendas politiques et commerciaux communs entre les différents pays de ces blocs au sein des institutions internationales (G 20, OMC, etc.). Dans cette perspective, Buenos Aires multiplie la signature d’accords commerciaux avec Santiago et Lima. De même, le Mexique cherche à se rapprocher de la Colombie post-conflit et a décidé de faire de cet objectif l’une de ses priorités commerciales en 2018.
La crise vénézuélienne cristallise les fractures latino-américaines entre pays de centre-droit et de droite et pays issus de la vague des gauches des années 2000. Elle active également les logiques affinitaires à l’échelle régionale, conduit à une paralysie des institutions de l’intégration régionale actuelles et ouvre le chemin de nouvelles dynamiques de rapprochement et d’intégration pour les pays partisans du libéralisme économique et du libre-échange dans la région, désormais majoritaires et rassemblant les principaux potentiels commerciaux de l’Amérique latine.
Mais cette crise révèle également toutes les incertitudes d’une région clé dans la construction du rapport de force mondial entre les Etats-Unis et la Chine, appelé à se développer à l’avenir.
A Caracas, Pékin et Washington, chacun le sait bien.
Illustration : Daniel / Flickr CC