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Le Brésil, le Mercosur et les négociations avec l’Union européenne

mardi 24 septembre 2013   |   Chiara Giordano
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Par Chiara Giordano, chargée de recherche et d’édition au Groupe d’études et de recherches sur les mondialisations (GERM) [1]

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Dans un entretien récemment accordé au Financial Times [2], Antonio Patriota, désormais ancien ministre des affaires étrangères brésilien [3], affirmait : « Les conditions objectives existent pour stimuler fortement des avancées sur le front Union européenne/Mercosur  ». Ainsi, M. Patriota annonçait, quelques jours avant son départ précipité du palais d’Itamaraty, que son pays pourrait présenter, avant la fin du mois d’août, une proposition à l’ensemble des partenaires du Mercosur [4] pour qu’aboutissent les négociations relatives à l’accord de libre-échange avec l’Union européenne (UE). Pourtant, dans la même déclaration, il ajoutait : « On peut envisager que chaque pays du Mercosur puisse négocier séparément à son propre rythme  » [5]. Ce faisant, il introduisait une ambiguïté pouvant laisser croire que les autorités brésiliennes étaient décidées à procéder à la conclusion d’accords bilatéraux avec les pays européens, en dehors du cadre collectif du Mercosur.

Le lendemain de l’intervention de M. Patriota, une porte-parole d’Itamary cherchait à rassurer : « Chaque pays dispose d’un processus interne de consultation avec le secteur privé et l’ensemble des secteurs intéressés, donc chaque pays présente au Mercosur sa proposition. (...) C’est ensuite sur la base des cinq propositions des pays membres que nous allons négocier une proposition commune auprès l’UE » [6].

A ce jour, aucune proposition brésilienne n’a été présentée. Si l’intention du gouvernement brésilien de négocier seul avec l’UE devait se confirmer, elle pourrait ouvrir la voie à des contestations à l’intérieur du Mercosur. En effet, les règles de fonctionnement de l’organisation interdisent aux Etats membres de signer des accords commerciaux de façon unilatérale avec des pays tiers sans le consentement des autres membres. Et ce, dans le but de protéger l’espace économique intérieur du bloc.

Le Brésil est aujourd’hui le principal pôle d’attraction des investissements internationaux dans la région latino-américaine. En 2011, ses échanges commerciaux avec l’UE ont représenté 37% de tous les échanges entre l’Amérique latine et les pays européens. De plus, il a conclu avec l’UE un accord de partenariat stratégique en 2007. La négociation d’un traité de libre-échange avec l’UE apparaît de plus en plus urgente pour le géant latino, et ce d’un point de vue à la fois économique et stratégique. En effet, le gouvernement a récemment été critiqué par les entrepreneurs brésiliens sur le fait qu’il limiterait, selon eux, sa politique commerciale extérieure aux accords impulsés par le Mercosur. Mais surtout, le pays vient d’être classé « pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure » par la Banque mondiale. Ce faisant, cette « promotion » de l’institution financière lui fera perdre son accès, dès janvier 2014, au système généralisé de préférences tarifaires prévu par l’UE pour les pays exportateurs en développement. Ce sera également le cas pour l’Argentine, le Venezuela (« pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure ») et l’Uruguay (« pays à revenu élevé »).

C’est justement ce dernier pays qui, au cours du 65e Sommet du Mercosur organisé à Montevideo le 12 juillet, a apporté son soutien au Brésil pour accélérer les négociations avec l’UE.

Les négociations UE/Mercosur ont débuté en 1999 et ne se sont jamais concrétisées. Les accusations réciproques de protectionnisme ont enlisé le processus. De ce fait, l’UE a développé une stratégie de contournement consistant à signer des accords d’association et de libre-échange bilatéraux avec certains pays parmi les plus développés de la région, tels que le Mexique ou le Chili, ou plus récemment le Pérou et la Colombie.

Dans ce contexte, la possibilité d’un accord bilatéral entre le Brésil et l’UE était déjà apparue lors du Sommet CELAC-UE, organisé à Santiago du Chili en janvier 2013 [7].

Pour leur part, les discussions sur l’accord UE/Mercosur ont été reportées fin 2013 à la demande de la présidente argentine, Cristina Fernández. Cette dernière juge, pour l’heure, les conditions de cet accord « asymétriques ». Ainsi, une commission interne au groupe des pays latino-américains a été mise en place. C’est elle qui est chargée d’élaborer, avant la fin de l’année, une proposition du Mercosur aux pays européens pour aboutir dans les négociations.

La déclaration d’Antonio Patriota semble indiquer une tentation brésilienne de brûler les étapes et de sortir éventuellement du cadre multilatéral de l’organisation, tandis que la première économie latino-américaine est sur le point de perdre son statut privilégié auprès de l’UE. Le Vieux Continent constitue un marché d’exportation agricole majeur du Brésil.

Le Mercosur a été originellement conçu comme un simple projet de libre-échange. Cependant, le poids de l’Argentine et l’entrée du Venezuela pourraient modifier son orientation, notamment dans le sens d’une attention renforcée portée au commerce Sud-Sud. La récente adhésion de la Bolivie, et celle à suivre de l’Équateur au premier bloc économique sud-américain, semble conforter cette analyse. A terme, et comme l’a indiqué le président vénézuélien Nicolas Maduro lors du 12e Sommet de l’ALBA organisé le 30 juillet à Guayaquil (Equateur), de nouveaux rapprochements pourraient intervenir dans le futur entre le Mercosur, l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) et les pays de la Caraïbe impliqués dans le projet Petrocaribe. Il s’agirait, pour lui, d’aller vers la création d’une « zone économique complémentaire » entre ces trois espaces [8].

Le Mercosur s’interroge aujourd’hui sur sa fonction dans la géopolitique régionale et internationale. Doit-il rester un simple espace économique et commercial ou évoluer vers la constitution d’un véritable bloc politique capable de répondre au développement de l’Alliance du Pacifique soutenue par les Etats-Unis ? [9]

La position du Brésil sera déterminante pour apporter une réponse à cette question. Son orientation apparaît actuellement marquée du sceau de l’ambigüité. D’un côté, Brasilia s’oppose à l’Alliance du Pacifique. Cette dernière introduit, par exemple et de manière inédite, le rival mexicain dans l’espace économique sud-américain. L’ancien président Lula da Silva a fortement critiqué cette organisation en accusant les États-Unis d’avoir encouragé sa création dans le but d’affaiblir les autres organisations régionales, en particulier la Celac et l’Unasur. D’un autre côté, les politiques de Lula et celles de l’actuelle présidente Dilma Rousseff ont permis au pays de s’intégrer complètement au système des échanges mondiaux, privilégiant l’agro-business et les exportations de matières premières. En outre, la consolidation de l’alliance entre l’État et les lobbys agroalimentaires a encouragé l’implantation des multinationales au Brésil, telle Monsanto [10].

Selon le sociologue argentin Atilio Boron, cette situation de tension au sein du gouvernement brésilien existe car « deux tendances (y) cohabitent : l’une, modérément régionaliste, a prospéré comme jamais auparavant sous le gouvernement Lula ; l’autre, mobilisée, croit que la future splendeur du Brésil passe nécessairement par une étroite association avec les États-Unis et, en partie, avec l’Europe. Elle recommande au gouvernement d’oublier ses turbulents voisins » [11].

Les choix du Brésil pèseront incontestablement de manière déterminante dans l’avenir du Mercosur et dans les perspectives d’évolution des négociations avec l’UE. La situation du Mercosur - dont les échanges intérieurs ont diminué de 10,8% entre 2011 et 2012 du fait du ralentissement économique aux Etats-Unis, en Europe et en Chine - illustre les limites de l’intégration régionale en Amérique latine. Malgré des avancées inédites ces dernières années, celle-ci reste fortement dépendante des politiques des principaux gouvernements nationaux. C’est pourquoi il n’est pas possible de trouver actuellement un modèle de développement commun opérant à l’échelle de tout le sous-continent qui puisse être à la base d’une seule grande organisation économique régionale [12]. Cependant, que dire de l’Union européenne, où aucun gouvernement n’a jamais osé remettre en cause les principes néolibéraux à la base de sa création ?

 




[1Site du Germ : www.mondialisations.org

[2Le 11 août.

[3Il a été remplacé le 26 août par Luiz Alberto Figueiredo suite à un incident diplomatique intervenu avec la Bolivie. Les autorités de La Paz ont, en effet, protesté contre Brasilia après qu’elles aient découvert qu’un homme recherché, Roger Pinto, avait trouvé refuge dans l’enceinte de l’ambassade du Brésil à La Paz grâce à la complicité de diplomates brésiliens.

[4Marché commun du Sud. Fondé en 1991, il regroupe l’Argentine, le Brésil, le Paraguay, l’Uruguay, le Venezuela. La Bolivie et l’Equateur intègrent actuellement ce bloc économique et commercial.

[7La CELAC est la Communauté des Etats d’Amérique latine et de la Caraïbe. Fondée en 2011, elle regroupe les 33 pays d’Amérique latine et de l’espace Caraïbe. Depuis 2002, les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’Union européenne, de l’Amérique latine et de la Caraïbe se rencontrent tous les deux ans pour établir les priorités de coopération et développer une dynamique d’intégration bi-régionale.

[8Lire « L’ALBA en mouvement ».

[9Lire Christophe Ventura, « Washington se relance dans le nouveau jeu latino-américain ».

[10Lire Christophe Ventura, « Au-delà de la popularité de Lula… ».

[12Sur ce thème, lire Kintto Lucas, « El difícil camino hacia un Mercosur suramericano », Agencia Latinoamericana de Información, 16 juillet 2013.



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