Les résultats des élections législatives en Espagne ont confirmé la spirale du déclin électoral qui frappe le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), ainsi que le rétrécissement géographique de ses zones de forces. Alors qu’il avait déjà perdu quatre millions de voix et quinze points de suffrages exprimés en 2011, son recul s’est en effet élevé à un million et demi de voix et près de sept points en 2015, si bien que sa représentation au Parlement n’a jamais été aussi réduite (90 sièges). Et les territoires où il arrive en tête se résument désormais essentiellement à la communauté autonome andalouse, par ailleurs dirigée par Susanna Diaz, rivale de l’actuel dirigeant du parti Pedro Sanchez.
Cette piètre performance du PSOE ne peut pas être séparée des bouleversements connus par les systèmes partisans d’Europe du Sud depuis la grande crise de 2008 : en Grèce, en Italie et au Portugal aussi, la compétition bipolaire dominée par deux grands partis de centre-droit et de centre-gauche a été altérée de façon plus ou moins aigüe. Plus spécifiquement, la trajectoire actuelle du PSOE est aussi à rapprocher de l’état des autres partis socialistes de cette aire géographique. Après que ceux-ci ont connu un développement original au sein de la famille sociale-démocrate, notamment à cause de l’expérience de régimes autoritaires, où vont-ils aujourd’hui ?
L’abandon de la radicalité des années 1970
Les partis socialistes d’Europe du Sud ont accompli une mutation rapide entre les décennies 1970 et 1980, qui a coïncidé avec leur approche et leur conquête du pouvoir. Dans les analyses faites de cette évolution vers une singulière modération programmatique, le cas français a souvent été inclus à côté des exemples ibériques, hellénique voire italien. S’il n’évoluait pas dans un contexte de transition démocratique, le Parti socialiste (PS) d’Epinay ambitionnait en effet d’être l’agent d’une alternance à gauche que le pays n’avait pas connue depuis les débuts de la Vème République, tout en devant compter avec une forte concurrence communiste. De plus, le parti s’était lui aussi refondé sur une doctrine très critique de la social-démocratie traditionnelle, qu’il prétendait dépasser en même temps que le capitalisme.
Décrivant avec désappointement le bilan de ces partis arrivés au pouvoir, le sociologue américain James Petras écrivit dès 1984 que leur « pseudo-radicalisme » avait rapidement laissé place à une orthodoxie économique inspirée des thèses néolibérales [1]. Des promesses vagues et des campagnes plébiscitaires n’avaient aucunement préparé les citoyens à s’approprier une politique de transformation sociale. Au contraire, un tel scénario avait été rendu impossible à la suite de plusieurs choix cruciaux : ménager les anciens centres de pouvoir dans le cas des transitions démocratiques ; confier des postes-clés à des technocrates et des responsables peu immergés dans le mouvement social ; choisir clairement le camp atlantiste dans le contexte de la Guerre froide.
En somme, selon Petras, ces socialistes remplirent peut-être mieux que certains conservateurs une fonction de renouvellement des conditions d’accumulation capitaliste, au prix de la perpétuation des inégalités de pouvoir et de richesse subies par les travailleurs ordinaires. La différence était donc forte non seulement avec le socialisme d’entre-deux-guerres qui affichait encore un horizon anticapitaliste, mais aussi avec la social-démocratie pourtant vilipendée d’Europe du Nord, dont le bilan en termes d’Etat social était bien plus conséquent.
Plus placide, le politiste allemand Wolfgang Merkel n’en considérait pas moins lui aussi, une dizaine d’années plus tard, que ni le socialisme ni la social-démocratie n’existaient vraiment en Europe du Sud [2]. Dans le contexte de crise structurelle de la fin des années 1970, ces pays accusaient un retard économique réduisant la base matérielle pour une politique de compromis social. L’adhésion à l’Union européenne (UE) avait accentué sur eux la pression pour qu’ils procèdent à la « modernisation » économique, d’autant plus facile à mener pour les gouvernants que les relations industrielles étaient beaucoup moins développées et contraignantes qu’au Nord, et les classes moyennes moins habituées à une couverture collective des risques sociaux.
Des positions privilégiées dans les systèmes partisans nationaux
Ces deux derniers facteurs, ajoutés à la « normalisation » démocratique souvent menée par les mêmes socialistes, expliquent en partie que ceux-ci ne furent que faiblement pénalisés pour leurs politiques libérales. Alors que Petras leur promettait un « bannissement dans le désert pour un long moment », Merkel relevait au début des années 1990 que les PS d’Europe du Sud étaient devenus des forces dominantes de leurs espaces nationaux respectifs. On dira plus précisément qu’ils avaient conforté leur statut de parti de gouvernement et de principale force d’alternance.
Le PSOE a ainsi conduit le pays de 1982 à 1996, période durant laquelle il a sombré dans la confusion de ses intérêts partisans avec ceux de l’Etat. Malgré plusieurs affaires de corruption et une grave crise de leadership à la fin des années 1990, le parti sut se renouveler avec José Luis Zapatero comme secrétaire général, qui gouverna le pays de 2004 à 2011 [3]. Au Portugal, le PS est certes resté dans l’opposition dix ans entre 1985 et 1995. Son dirigeant Mario Soares fut cependant le premier président civil du pays pendant cette période, choisi au suffrage universel. De plus, le parti a ensuite gouverné treize années sur seize entre 1995 et 2011, avec des scores oscillant autour de 40%. Moyennant patronage et clientélisme, le PASOK grec est aussi devenu l’un des deux piliers de la vie politique nationale, également capable de mobiliser jusqu’à 40% de l’électorat et de former des gouvernements majoritaires.
Les cas français et italien ne présentent pas autant de ressemblances formelles. Bien sûr, en France, le PS est resté l’un des deux acteurs dominants de la compétition bipolaire entre droite et gauche, même après la fin de l’ère François Mitterrand. Au premier tour, son socle électoral s’est néanmoins révélé plus faible que celui de ses homologues méridionaux (autour de 25%). Surtout, le développement supérieur de l’Etat en France, de sa protection sociale et de sa compétitivité en faisaient déjà du PS un « cas frontière » avec la social-démocratie du Nord. En Italie, le Parti socialiste italien (PSI) a littéralement disparu à l’occasion de l’opération « Mains propres » (1992-1994) : sans base militante de masse, ce nouveau venu dans le club des partis de gouvernement a succombé à sa propre avidité corruptrice. Il s’est dilué pour l’essentiel dans l’unification progressive du centre gauche au sein du Parti Démocrate (PD), devenu l’une des principales forces d’alternance d’un pays à l’économie durablement stagnante [4].
Depuis la crise, l’éclatement des contradictions et des destins nationaux
La diffusion à la zone euro de la crise structurelle du capitalisme depuis 2008 a bouleversé l’environnement et les positions des PS d’Europe du Sud. Naguère « relais » dynamiques d’une social-démocratie dont le déclin électoral est entamé depuis les années 1970, leurs propres reculs comptent désormais parmi les plus importants de cette famille de partis. A des degrés inégaux de gravité, la Grèce, l’Espagne, le Portugal et l’Italie ont été au cœur des crises de dettes souveraines qui ont abouti à une ingérence inédite de l’UE dans les politiques économiques, voire les configurations gouvernementales de ces pays.
Dans les trois premiers cas, les PS au pouvoir jusqu’en 2011-2012 ont été particulièrement sanctionnés, le cas le plus spectaculaire étant celui du PASOK. La moyenne électorale de ces trois partis sur la période 2011-2015 n’a atteint que 21,6%, soit un recul de 19 points par rapport à la période 2006-2010, et une taille électorale presque réduite de moitié par rapport à la période 1976-2010. Les contradictions de la zone euro ont contraint ces pays à des dévaluations internes dévastatrices, en même temps qu’elles ont fait éclater celles des PS eux-mêmes, machines de pouvoir parfois rassurantes mais de plus en plus associées à des modes de gouvernement contestés et à des compromis dommageables aux intérêts populaires.
Tandis que le PASOK était partie prenante de compromis sociaux incluant l’usage clientéliste d’emplois publics et d’exemptions fiscales, des affaires de corruption retentissantes ont touché le PSOE et le PS portugais. L’ancien premier ministre portugais José Socrates a ainsi connu la détention provisoire et l’assignation à résidence pour ce motif. En Grèce et en Espagne en particulier, les socialistes ont fait preuve d’une complaisance coupable envers des bulles de crédit insoutenables, qui les a laissés sans voix ni crédibilité après l’éclatement de ces dernières et l’imposition de l’austérité par les créditeurs. Alors que ces partis sont presque allés au bout de leur possible en termes de réformes sociétales ou territoriales, leur identité s’est plus que jamais diluée.
Au Portugal, la solidité de la plate-forme anti-austérité du nouveau gouvernement socialiste reste à éprouver. Elle a été rendue possible par le soutien sans participation de la gauche radicale, une configuration inédite dont le dirigeant socialiste Antonio Costa a profité pour assurer une alternance à son profit. La situation reste incertaine en Espagne où la concurrence de Podemos est particulièrement vive, le parti de Pablo Iglesias n’étant pas loin d’égaliser le score des socialistes. Avec la marginalisation du PASOK dans un no man’s land de centre-gauche écarté du pouvoir, les trois situations témoignent d’un dérèglement des structures de compétition partisanes post-dictatoriales, sur fond d’hétérogénéité croissante entre les nouvelles configurations d’Europe du Sud.
Cette hétérogénéité n’est pas démentie si l’on inclut le cas italien, où le PD au pouvoir semble traverser la crise avec un relatif succès. Ce dernier reste toutefois précaire si l’on en croit certains indices électoraux et sondagiers (le score serait serré dans l’hypothèse –sérieuse– d’un second tour face au déroutant Mouvement 5 étoiles). Le plus frappant reste l’identification du parti avec le président du Conseil Matteo Renzi, inédite pour la gauche italienne comme l’a expliqué Christophe Bouillaud [5], alors que les dirigeants actuels des autres PS d’Europe du Sud apparaissent au contraire plus faibles que beaucoup de leurs charismatiques prédécesseurs. Or, les politiques concrètes de Renzi sont moins originales que sa personnalité, et ont jusqu’ici échoué à redresser le modèle socio-productif italien.
Et le cas du PS français ? On mesure à travers les autres cas évoqués ici à quel point son sort se distingue de celui des partis d’Europe du Sud. Revenu au pouvoir alors que la droite était pénalisée après les premières années de crise, dont les conséquences ont été moins funestes en France que dans la périphérie de la zone euro, il n’est pas sérieusement menacé par un concurrent de gauche. Malgré sa dynamique électorale, l’impuissance du FN au second tour ne semble pas en mesure de perturber la traditionnelle alternance droite/gauche. Le PS reste inscrit dans les problématiques d’un pays du « centre » de l’économie-monde capitaliste et de la zone euro.
Illustration : Matteo Renzi, Pedro Sánchez et António Costa