Le mois de septembre 2014 aura été riche en scrutins pour plusieurs partis de la famille sociale-démocrate mondiale. En effet, plusieurs élections générales se sont déroulées (Suède et Nouvelle-Zélande), auxquelles il convient d’ajouter des élections régionales qui se sont tenues, elles en Allemagne. De même, la campagne du référendum sur l’indépendance en Ecosse a largement été traversée par un débat qui a porté, in fine, sur l’idée même de social-démocratie.
Suède : une victoire en demi-teinte
En Suède, des élections législatives à la proportionnelle de liste se sont tenues le 14 septembre. Elles ont été marquées par la défaite de la coalition de droite au pouvoir davantage que par la victoire des sociaux-démocrates du Parti social-démocrate suédois des travailleurs (SAP). Cette élection est en outre entachée par la percée significative des Démocrates de Suède (SD), un parti d’extrême-droite parvenu à conquérir 12,9% des suffrages, soit plus du double du score remporté quatre ans plus tôt (5,7%).
Le score du SAP (31,3 %) est le second le plus mauvais enregistré depuis avril 1914, le précédent camouflet remontant tout juste à 2010. Le SAP est un parti dont la taille électorale, la longévité gouvernementale et la capacité à gouverner seul ont pourtant été sans équivalent dans la social-démocratie européenne. De 1930 à 1988, cette formation a rassemblé constamment au-dessus de 40% des suffrages, et en a même réuni la majorité absolue à deux reprises (cinq en comptant les scrutins municipaux). On remarque par ailleurs une tendance légère mais certaine à la diminution du poids relatif du SAP au sein de la gauche suédoise. Ce qui était déjà visible lors des élections européennes du mois de mai — le SAP a rassemblé 47% du total des voix de gauche — s’est confirmé aux dernières législatives où il a représenté 67% de ce total. Ce chiffre correspond, dans ce type de scrutin, à un point bas historique pour cette formation.
La social-démocratie suédoise, qui a généré jusqu’à récemment beaucoup de fantasmes qui la dépeignent comme un « modèle » pour le centre-gauche européen, n’échappe donc pas au déclin de la famille partisane à laquelle elle appartient, et dont elle a été un des joyaux. Au contraire, elle fait même partie des formations dont la taille électorale a le plus rétréci : elle a en effet perdu le tiers de ses électeurs par rapport aux années post-Seconde guerre mondiale, contre environ un cinquième pour l’ensemble de la social-démocratie ouest-européenne.
Cette année, le SAP a profité de l’échec du bloc de droite à faire vivre un Etat social performant tout en laissant, dans le même temps, libre cours à la compétition marchande et en baissant les prélèvements obligatoires. Paradoxalement, cette formation continue donc de prospérer sur le fort soutien populaire au modèle universaliste qu’elle a édifié au temps de son hégémonie, alors qu’elle a elle aussi contribué à modifier la nature de ce modèle depuis les années 1990. En revanche, contrairement à ce qu’il a su faire plusieurs fois par le passé, le SAP n’a pas réussi à bâtir une nouvelle alliance politique et sociologique, construite sur la base d’une économie politique à la fois performante selon les critères capitalistes et inclusive pour une majorité de couches sociales.
Dans ce contexte, le caractère minoritaire d’un bloc de gauche divisé a amené le SAP à sacrifier sans peine excessive l’option d’une alliance avec la gauche radicale. Il privilégie une coalition gouvernementale et parlementaire avec les Verts et des formations « bourgeoises », seules à même de lui apporter une majorité à la chambre basse. Les négociations sont cependant difficiles pour aboutir à une telle coalition gauche-droite. Ses objectifs seront probablement modestes et principalement orientés vers des contrôles accrus sur les opérateurs privés du secteur non-marchand.
Nouvelle-Zélande : prolongation de la cure d’opposition
Le 20 septembre, c’est en Nouvelle-Zélande que des élections législatives se sont tenues dans le cadre d’un mode de scrutin mixte à finalité proportionnelle. Celui-ci, dont une version est aussi en vigueur en Allemagne, fut adopté en 1996 après une longue domination du « first-past-the-post » caractéristique de l’univers britannique. Ce système, a priori moins favorable aux grands partis de gouvernement dans la mesure où il favorise davantage la dispersion des voix, ne peut expliquer la défaite historique enregistrée par le parti travailliste néo-zélandais. D’abord parce que le Labour a su diriger des gouvernements de coalition sous ce système entre 1999 et 2008 ; ensuite parce que son concurrent, le National Party de John Key, n’est pas loin d’obtenir la majorité des suffrages, devançant les travaillistes de 23 points.
Avec 24,7% des suffrages, le Labour obtient un score encore plus mauvais que celui de 2011, ces deux « performances » n’étant supérieures qu’à des résultats obtenus au début des années 1920, lorsque le parti peinait encore à présenter des candidats dans toutes les circonscriptions. Par rapport aux gouvernements dirigés par Helen Clark à partir de la fin des années 1990 (un moment de regain international de la social-démocratie), la taille électorale du parti s’est réduite d’environ 40%, et son appareil d’élus a été fort endommagé.
Les divisions internes n’ont pas aidé un dirigeant désigné il y a un an à peine et déjà sur la sellette, qui n’a guère brillé dans une campagne polluée par des affaires lancées contre le chef du gouvernement et son parti. Cela dit, au-delà de ces phénomènes conjoncturels, le déclin du Labour suit une tendance assez nette, dont l’inversion au tournant des années 2000 semble n’avoir été qu’une parenthèse, fermée depuis la récession économique de 2008. On peut donc vérifier que si l’intégration européenne est une dimension essentielle de la crise de la social-démocratie sur le Vieux Continent, la réduction de la puissance de la famille sociale-démocrate est bien un phénomène généralisé dans les démocraties matures, comme en témoigne encore le cas du Labour australien, passé sous la barre historique des 35% en 2013.
Au milieu des années 1980, les travaillistes néo-zélandais n’avaient ainsi pas eu besoin de la contrainte européenne pour se rallier au paradigme néolibéral d’une manière spectaculaire, avec le premier ministre David Lange. La violence de la reconversion avait provoqué de fortes dissensions, qui ont certes amené à un recentrage du parti, mais n’ont pas restauré une identité travailliste diluée et reconfigurée sous Lange.
Allemagne : le SPD dans sa zone de faiblesse
Fin août et début septembre, des scrutins encore moins médiatisés ont eu lieu dans trois Länder de l’ex-Allemagne de l’Est, en Saxe, en Thuringe et au Brandebourg. Les résultats sont détaillés et commentés sur le site de Regards. Avec des particularités propres à chaque configuration régionale, on retrouve des grandes dynamiques affectant le système partisan allemand, dont la baisse de la participation électorale, le récent déclin du Parti libéral (FDP) et la percée du parti Alternative pour l’Allemagne (AfD, droite souverainiste).
Le Parti social-démocrate (SPD), pour sa part, a décliné fortement en Thuringe et plus légèrement au Brandebourg, et a un peu amélioré son score en Saxe. Ces scrutins rappellent deux enjeux saillants pour son avenir national.
Premièrement, dans les deux premiers cas, des négociations sont ouvertes pour la mise en place ou le renouvellement de coalitions de gauche incluant Die Linke (gauche radicale), qui pourrait même prendre la Chancellerie de Thuringe, suscitant la mise en garde d’Angela Merkel qui y voit « le retour de Karl Marx ». Or, l’avance actuelle de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) sur le SPD rend impossible pour lui de reprendre la tête d’un gouvernement en 2017, sans une alliance rose-rouge-verte qu’il dominerait. Cette gauche unie pourrait profiter des problèmes posés aux conservateurs et aux libéraux par la montée de l’AfD, dont le positionnement anti-euro empêche tout accord.
Deuxièmement, dans le premier et le troisième cas, les 12,4% du SPD rappellent sa marginalisation à l’Est, dont le politiste Michael Miebach déplore le délaissement, évoquant même un « biais occidental » des élites sociale-démocrates. De fait, alors que le SPD avait continûment progressé à l’Est entre 1990 et 2002 lors des scrutins législatifs, il y a brutalement chuté depuis le second mandat de Gerhard Schröder et ses réformes néolibérales, pour atteindre moins de 18%, un niveau inconnu depuis la réunification. Comme, dans le même temps, le SPD atteint désormais péniblement 20% des voix en Bavière et dans le Bade-Wurtemberg, la question se pose d’une dénationalisation de la social-démocratie allemande.
Ecosse : le spectre social-démocrate du référendum
Comme j’ai déjà pu l’analyser sur le site Slate, l’idée de faire de l’Ecosse un paradis social-démocrate, bien que largement illusoire, a largement infusé le credo indépendantiste. Ainsi dilué de rose, le nationalisme tolérant du Scottish National Party (SNP) a propulsé le « oui » à un niveau élevé jeudi 18 septembre, bien qu’insuffisant. Les enquêtes indiquent d’ailleurs bien à quel point le rejet de la politique menée à Londres, ainsi que le désir de préserver les conquêtes sociales d’après-guerre, ont déterminé des choix pro-« indépendance ».
Les travaillistes unionistes, en tout cas, ont mené une bien mauvaise campagne, s’associant aux conservateurs et aux libéraux-démocrates au lieu de promouvoir le « non » avec pour perspective de mieux chasser la coalition de droite actuellement au pouvoir (amputé de ses bastion écossais, le Labour britannique aurait la tâche plus difficile). Il n’y avait pas meilleure façon de s’associer à une classe politique dont les citoyens se défient. Sur place, les dirigeants travaillistes locaux ont fustigé l’étroitesse et l’intolérance d’un nationalisme dont l’attraction reposait justement sur des principes inverses, ainsi que sur la perspective d’un pouvoir collectif populaire, que ces mêmes travaillistes n’incarnent plus.
En somme, la social-démocratie a été un spectre « agissant » en Ecosse, mais dont on ne voit guère une réincarnation à l’horizon, que ce soit localement ou au Royaume-Uni (nous y reviendrons).