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Notes de Réflexions

La Commission sur la Réforme du Système monétaire et financier de l’Assemblée générale des Nations Unies

New York, 5 et 6 janvier 2008

vendredi 23 janvier 2009   |   François Houtart
Lecture .

En arrivant à New York, je change des euros à Kennedy Airport à un taux vraiment abusif, plus 7 dollars de commission. Je dis à l’employé de la banque : quel dommage que les Etats-Unis n’aient pas encore rejoint la zone euro. Humour pas très apprécié ! Trois stations du Airtrain et 27 stations de métro m’amènent à la 23e Street, où il ne reste que quelques blocks à marcher pour rejoindre à la 10°e avenue, le Centre Desmond Tutu. C’est le séminaire épiscopalien. Un énorme bâtiment en briques rouges et allures néogothiques. Il est partiellement transformé en centre de Conférences, vraiment 5 étoiles. Certaines Eglises savent bien comment utiliser les biens de ce monde tout en annonçant ceux de celui à venir ! Il est vrai que pour recevoir:des ministres des finances, présidents de banques centrales, etc., il faut un minimum ! Un bon point : la préoccupation écologique. Le chauffage est d’origine thermique et les savons sont emballés dans du papier recyclé, avec l’inscription inspirante : waste reducing exfoliating body cleaner. Le nom donné au Centre est celui de l’évêque anglican sud-africain, prix Nobel de la Paix et il rappelle que ce dernier a enseigné dans ce séminaire.

Le premier soir, petite réception, où un certain nombre de membres de la Commission et des fonctionnaires des Nations Unies se rencontrent. Je parle longuement avec Miguel d’Escoto, le président de l’Assemblée générale. La question de Gaza est au centre des préoccupations. Le lendemain une série de délégations arrivent à New York. Le Conseil de sécurité a failli à sa tâche. Miguel d’Escoto veut prendre le relais et étudie avec des juristes internationaux la possibilité pour l’Assemblée générale de prendre des sanctions. En effet Israël a ignoré depuis des dizaines d’années les résolutions de l’Assemblée générale et même du Conseil de Sécurité.

Nous parlons de la Commission sur la Réforme du Système monétaire et financier. Il me dit qu’il la mettra en route demain et puis retournera à son bureau de l’ONU, à cause de la situation internationale. Il y attache beaucoup d’importance. Tous les membres de la Commission (ils sont maintenant 18) sont des économistes d’orientation néo-keynésienne pour la plupart.. Les papiers préparatoires sont nettement centrés sur la crise financière et sa régulation. 

Miguel d’Escoto m’a nommé Représentant spécial du Président de l’Assemblée générale auprès de la Commission, précisément pour donner un point de vue global, correspondant à l’intervention que j’avais faite à l’Assemblée générale, le 30 octobre dernier. Il s’agit entre autres de rappeler les liens entre les diverses crises, mais surtout d’insister sur les effets sociaux et humanitaires des situations créées par un système dont la logique a conduit aux crises. Le dossier distribué aux membres de la Commission reprend ce texte et aussi ma réaction au document préalable de Joseph Stiglitz. Un algérien, l’économiste Ali Boukrami est aussi représentant spécial et deux membres du staff de la présidence complètent l’équipe : un sociologie et économiste nicaraguayen, Oscar René Vargas, vieil ami et un juriste américain : Marc Clark.

Durant le voyage j’ai retravaillé la note car elle servira de base à l’intervention que je dois faire lors d’un panel le premier jour. Je relis aussi, entre autres le N° d’Alternatives Sud sur les Objectifs du Millenium des Nations- unies car la note sur le texte de Joseph Stiglitz y fait allusion. Les deux autres intervenants sont Joseph Stiglitz, le président de la Commission, qui fut Economiste en chef de la Banque mondiale et prix Nobel d’économie. L’autre, Robert Johnson est un ancien membre du Comité du Budget du sénat des Etats unis, ancien directeur du Soros Fund Management. ( il est vrai, sans doute, que les mieux placés pour parler de la crise financière sont les acteurs du scénario !)
Le premier soir, Joseph Stiglitz est là aussi. Je lui ai apporté une boite de pralines Godiva (tout le monde ne peut apporter des pandas !) qu’il met (avidement) dans sa serviette avec un grand éclat de rire. Nous parlons du panel. Il avait bien reçu ma note et est d’accord pour que j’aborde son contenu lors du panel.

Nous passons ensuite à table dans le réfectoire du séminaire. Un lieu historique dans l’histoire de New York. Il date de 1900 et exhibe les formes les plus extraordinaires du néogothique. Du bois foncé imposant et massif, des vitraux bleus qui créent l’atmosphère, de lourdes chaises reproduisant les arcs des cathédrales, une voûte pesante solidement construite, une musique de fond de facture baroque, bref…le décor qu’il fallait pour le tournage du film sur Harry Potter… ce qu’il fut effectivement. Certains membres de la Commission disent ce soir qu’il faudra bien toute la magie entourant le personnage pour sauver l’économie mondiale.

A table je me trouve avec Rubens Recupero, brésilien, qui fut le président du PNUD. et ancien ministre des finances du Brésil, la conversation s’entame. Il parle admirablement français et me dit : » pour ma génération qui vient de l’Action catholique, Louvain était un phare ». Nous avons un ami commun : le cardinal Etchegaray, qu’il avait lui-même rencontré chez Michel Camdessus, l’ancien président du FMI. ( avec ce dernier j’avais eu une rencontre plutôt mouvementée à Washington au FMI, il y a quelques années, à propos de la définition du marché et après qu’il ait déclaré que le FMI était une partie de la construction du Royaume de Dieu). A la même table se trouve l’ancien directeur de la banque centrale de l’Inde, Yaga Reddy (avant les privatisations). Il y a aussi un chilien, membre de la CEPAL, Commission économique des Nations Unies pour l’Amérique latine.

Rubens Recupero à table aborde la question de l’éthanol au Brésil, qu’il trouve un bon moyen de pallier à la crise qui affecte l’exportation des autres matières premières. Par ailleurs la mécanisation de la culture de canne à sucre a entraîné la naissance d’un très grand nombre de petites industries parralèlles. Il affirme par ailleurs que les conditions de travail se sont fortement améliorées. Pour lui c’est donc un plus. Il ajoute quand même : il y a l’inconvénient de la monoculture. Pas le temps de discuter plus avant, car, après le dîner, Joseph Stiglitz demande à certains participants du Sud de dire comment la crise affecte leurs pays respectifs On entend successivement, la présidente de la Banque centrale de Malaisie, le membre nigérian de la Commission, gouverneur de la Banque centrale, l’Indien déjà cite et l’Algérien. A part l’Indien, pour qui les plus et les moins s’équilibrent pour le moment en Inde (le pétrole est devenu moins cher à importer, mais la moindre consommation des pays industrialisés handicape les exportations), tous sont assez pessimistes. Les analyses se succèdent et je pense bien qu’à la fin de cette session de la Commission, je finirai par obtenir une maîtrise en économie (h.c. évidemment).

Au petit déjeûné deux nouveaux membres de la Commission qui sont arrives au cours de la nuit nous rejoignent : un ancien ministre des Finances de l’Equateur. Jomo Sundaram, de nationalité malaisienne et secrétaire adjoint des Nations unies.

La première journée s’ouvre par une session plénière où chacun s’exprime sur ses attentes des travaux de la Commission. Une première discussion générale est entamée centrée sur la crise financière. Accord assez général pour dire que la situation est très sérieuse et demande des interventions fortes. Je me trouve entre la présidente de la Banque centrale malaisienne et la Ministre de la Coopération allemande, et du Parti social-démocrate. Durant la matinée, je n’interviens pas, car sur l’heure de midi je donnerai mon point de vue lors du panel.

Ce dernier s’ouvre dans le grand réfectoire, à la fin du déjeuner. Jospeh Stiglitz se contente de présenter les deux autres intervenants, car il a amplement développé son opinion au cours de la matinée ; Il s’avère non seulement un très bon président de Commission, mais aussi quelqu’un de très gentil et attentif à tous. Je commence par des excuses, car bien qu’ayant étudié à l’Université de Chicago, je ne suis pas économiste !. Dans mon exposé, je pars du rapport Stiglitz, soulignant les points où il fait des allusions aux autres crises. En fait il y a deux crises conjoncturelles à vocation structurelle, la crise financière et la crise alimentaire et deux crises structurelles, la crise énergétique et la crise climatique, cette dernière étant bien plus sérieuse que l’on croit. L’ensemble débouche sur une crise sociale et humanitaire sans précédent. Certes, le monde a-t-il connu une crise profonde dans les années 30. Il y a cependant des différences : cette fois on a utilisé des instruments financiers qui n’étaient pas disponibles ou ne furent pas pensés à cette époque, et qui peuvent (provisoirement ?) freiner certaines conséquences de la crise financière. Mais aujourd’hui, par contre, s’ajoutent les crises énergétiques : la fin d’un cycle et la recherché difficile d’un nouveau et la crise climatique avec ses effets prévisibles sur l’avenir agricole, les transformations régionales, surtout dans le Sud, la perspective de 150 à 200 millions de migrants climatiques au cours de ce siècle. Résoudre une crise financière sans prendre en compte ces situations serait irresponsable.

Par ailleurs la question de fond n’est pas de faire la liste des régulations possibles, mais de se demander réguler pour quoi ? Et cela pose le problème de la finalité de l’économie et de son organisation. Va-t-on remettre en selle les systèmes monétaires et financiers pour sauver l’industrie automobile fabriquant des voitures polluantes et favorisant l’individualité des transports à l’origine de la paralysie des villes ? Va-t-on financer les monocultures destinées à l’agro énergie et destructrice des sols, de l’eau, de la biodiversité et expulsant des millions de paysans de leurs terres ? Va-t-on financer des guerres pour le contrôle des ressources naturelles ?

Le rapport du président de la Commission parle des objectifs du Millénaire des Nations Unies, sur l’élimination de la pauvreté et qui pourraient être remis en question par la crise financière. Mais ces objectifs eux-mêmes doivent être revus de manière critique. N’ y est-il pas écrit que la condition de leur mise en route est qu’ils se réalisent dans un système de marché ouvert et dérégulé ? C’était il y a à peine quatre ans !

Il est intéressant de relire le discours de Franklin D. Roosevelt du 4 mars 1933, annonçant le New Deal. Il aurait pu être écrit par Joseph Stiglitz : condamnation des banquiers, régulation du système financier, investissements publics massifs dans des travaux publics. Cela c’était il y a 75 ans. Alors, dans 75 ans faudra-t-il à nouveau répéter le même discours, après une troisième guerre mondiale et une nouvelle grande dépression ? Il est donc indispensable de se pencher sur les fins et pas seulement sur les moyens.

Sur le mode de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, une utopie en son temps, ne pourrait-on proposer aux Nations Unies une Déclaration universelle du Bien commun mondial, qui comprendrait quatre grandes têtes de chapitre : un usage durable et responsable des ressources naturelles, la priorité à la valeur d’usage des biens et des services, un contrôle démocratique des rapports humains, y compris économiques et une approche multiculturelle de l’éthique sociale nécessaire. Je terminai en proposant que lors de la réunion des chefs d’Etat sur la crise, on propose à ces derniers un engagement mutuel contraignant, sur des objectifs stratégiques communs (pas sur des priorités, car chacun a les siennes).

Robert Johnson, le deuxième intervenant se concentra sur ce que l’on pouvait attendre de la nouvelle présidence des Etats Unis. En bref son opinion était que Barack Obama serait dans ses politiques concrètes, plus un républicain modéré qu’un démocrate de gauche. Les hommes qui forgèrent George W. Bush sont encore les mêmes qui aujourd’hui formatent le nouveau président.

Après le déjeuner, reprise immédiate en deux sous-commissions : la macroéconomie d’une part et les régulations de l’autre. Je reste dans la première. Il serait trop long de rendre compte des discussions, ce qui sera fait dans un rapport détaillé. Je suis frappé par le fait que la discussion se déroule dans un langage accessible et ne se perd pas dans des considérations très techniques. Les rapports économiques Nord-Sud forment une toile de fond importante. Cela sera répercuté dans le document final, le tout pouvant être consulté sur le site web de l’ Assemblée générale des Nations unies.

Le soir, retour au réfectoire, pour entendre, après le souper, George Soros. Le cadre est plus suggestif que jamais. Sur les tables une multitudes de petites bougies scintillent jettant leurs faibles éclats sur les sombres boiseries. On voit à peine ses interlocuteurs. Cette fois ce n’est plus Harry Potter, mais Umberto Eco ! (« Au nom de la Rose »).

En fait dans la Commission et dans le staff, il y a plusieurs personnes de l’entourage de George Soros. On sent une certaine similitude de pensée dans ce groupe. George Soros est un ami de Joseph Stiglitz et depuis longtemps il annonce que le système financier ne pourra indéfiniment fonctionner sur les bases qu’il s’est définies. Cela fait plus de dix ans qu’il annonce que cela va finir par un crash, tout en ajoutant qu’en attendant il joue le jeu de la surenchère ; Il semble qu’en spéculant sur la livre sterling, il y a quelques 15 ans, il ait fragilisé cette monnaie, tout en récoltant au passage un milliard de dollars.

En 2002, lors du second Forum social mondial à Porto Alegre, un contact par télévision avait été établi entre Davos et Porto Alegre. George Soros fut désigné par le Forum économique mondial. Il déclina son identité et comme profession, il se déclara : spéculateur. Du côté du Forum social mondial, une série de personnes avaient été désignées pour intervenir, représentant divers types de mouvements et de continents. J’étais là simplement comme traducteur d’une des « Mères de la Place de Mai » d’Argentine. Les doléances se suivaient sur les conséquences du système économique, certaines très dures. La personne que je devais traduire, finit par perdre son calme et lança de sérieuses accusations à George Soros, n’hésitant pas à utiliser le mot d’assassin. Heureusement la confusion était telle, que je ne dû pas traduire : c’était clair dans toutes les langues. George Soros, un peu excédé, de répondre : “Je comprends bien que l’excès de vos souffrances vous amène à réagir, mais vous devez bien admettre qu’avant de partager le gâteau, il faut d’abord le créer”, impliquant ainsi que le capitalisme est le système qui stimule la production et que c’est après seulement qu’on peut penser à distribuer ses fruits. Face à ce raisonnement, si faussement évident, je ne tins plus et pris le micro, bien que n’étant pas supposé intervenir : “Monsieur Soros, vous parlez de créer le gâteau, mais vous ne vous préoccupez guère de la façon dont il est fabriqué, de ses conditions écologiques et sociales désastreuses, ni de la manière dont, dans la logique du capitalisme, il est distribué, une fois achevé. Ce sont ces deux aspects qui rendent votre raisonnement illusoire”. Il répondit par un large sourire.

George Soros est très entouré. Je reste en marge, curieux de savoir quelle sera sa réaction face à la crise et ses propositions pour en sortir.

Ce qui s’est passé, dit-il, c’est l’éclatement, non d’une bulle, mais d’une superbulle, ce qui prouve définitivement que l’autorégulation des marchés est une illusion. Or, à partir du 15 septembre 2008, tout change. Les pouvoirs publics interviennent à une échelle jamais atteinte précédemment. Quelques 7 à 8 billions de dollars sont ainsi injectés. Mais il s’agit essentiellement des pays du Centre et un grave problème se pose en périphérie. Il faut pour eux créer une monnaie internationale et y consacrer 1 billion de dollars, avec des mesures à court terme et d’autres à plus long terme. Ce fond aurait deux objectifs : d’une part maintenir la demande dans les pays de Tiers-Monde et d’autre part financer les programmes de la Banque mondiale pour combattre la pauvreté. Il s’agirait aussi de coordonner internationalement la régulation et d’établir les conditionnalités pour l’utilisation des fonds proposés.

Suit une période de questions, qui portent surtout sur les modalités d’application d’une telle proposition : comment créer une telle réserve sans provoquer des effets collatéraux, comment faire intervenir les SDR (Droits de tirage spéciaux) et quel serait le rôle des institutions financiers internationales. Les avis sont partagés. Personnellement je reviens sur l’analyse et demande quel a été selon lui, le rôle de la spéculation dans la crise. Réponse de George Soros : oui elle a joué un rôle, car elle a affecté les fondamentaux.

Les positions de Soros ne m’étonnent pas, car elles sont cohérentes avec ce qu’il a toujours affirmé, notamment lors des réunions de Davos : il faut une régulation du système financier sous peine de le voir éclater et de mettre en danger tout le système économique. Mais tant qu’une telle régulation n’a pas été mise sur pied, il faut profiter au maximum de la situation afin d’accumuler rapidement et d’agir par le biais de fondations pour peser autant que possible sur les orientations d’avenir, aussi bien dans les anciens pays de l’Est que dans la périphérie du Sud.

Mais, par contre, ce qui est plus surprenant, c’est le simplisme des propositions pour la périphérie. Peut-on vraiment croire que seul un apport financier supérieur pourra résoudre les problèmes, sans remettre en cause les finalités et le fonctionnement du système économique lui-même ? Quant aux programmes de la Banque mondiale pour combattre la pauvreté, même si certains sont d’une évidence pratique indiscutable, c’est leur philosophie fondamentale qui doit être remise en question, depuis la définition de la pauvreté, jusqu’à la pertinence de projets qui sont finalement contredits par la logique du système lui-même.

Ces discussions renforcent ma conviction du départ : l’enjeu est bien comment aller plus loin que des adaptations et entrer dans un débat de fond. C’est d’ailleurs ce que Miguel d’Escoto avait déclaré lors de son adresse inaugurant les travaux de la Commission “Je suis très heureux que François Houtart et Ali Boukrami aient accepté de participer à ces travaux en tant que représentants spéciaux afin qu’avec le Professeur Stiglitz, ils puissent orienter une discussion sur les impacts sociaux plus larges de la crise actuelle (…). Il s’agit d’un contexte indispensable pour nos travaux.”

Le soir je lis quelques documents, rédige mes notes, réponds aux emails (le Centre est bien équipé, wi fi dans toutes les chambres et les salles, avec comme password : tutuguestt - surtout à ne pas faire de transcription en français - et je me prépare pour le lendemain, tout en suivant à la télévision les événements de Gaza. Les chaînes américaines sont nettement en faveur de la thèse israélienne (Fox, CBS, CNN, etc.). C’est même parfois un véritable matraquage.

Le second jour des travaux débute avec à nouveau deux sous-commissions : l’architecture économique mondiale et les Institutions financières internationales. Je choisis la première. Hier le groupe où j’avais participé était présidé par Jean Claude Fitoussi, français d’origine tunisienne, professeur en Sciences politiques à Paris et directeur de l’Observatoire français des Conjonctures économiques. J’avais beaucoup insisté sur la nécessité de faire le lien entre les diverses crises, pour des raisons d’efficacité des solutions. La Ministre allemande soutint fortement cette position et Jean Claude Fitoussi était aussi d’accord.

Intervention très intéressante de la présidente de la banque centrale de Malaisie. Elle fait remarquer que les réserves importantes de son pays ne sont pas dues principalement à des activités économiques, mais bien à des facteurs financiers : l’augmentation de certains prix, souvent pour des raisons spéculatives. Au moment, où dit-elle, où nous étions devenus le N°1 en matière de production d’appareils à conditionner l’air, aujourd’hui nous n’en produisons plus un seul. Les capitaux sont allés vers lieux où les salaries étaient plus bas : la Chine notamment. Par ailleurs les gains que font les multinationales actives dans le pays sont énormes et disproportionnés.

Le gouverneur de la banque centrale du Nigeria intervient souvent, avec chaque fois des précisions très pointues. Il le fait avec une voix de basse digne d’un diacre de l’Eglise orthodoxe et un accent britannique oxfordien admirable, à peine surpassé en cette matière par Charles Goodhart de la London School of Economes et ancien Chief adviser de la banque d’Angleterre. Tous les deux, experts en leur domaine, rappellent les aspects concrets des choses et se préoccupent de la faisibilité des solutions proposées. La ministre allemande rappelle d’ailleurs que tout cela doit passer par des processus électoraux et que rien n’est acquis d’avance. Elle insiste beaucoup sur l’application du 0,7 % d’aide au développement, promise, mais non tenue, notamment par les Etats-Unis.

Forte discussion sur les SDR, que certains voudraient confier à des organismes régionaux (Banque du Sud en Amérique latine, par exemple), pour favoriser une multi polarisation de l’économie et échapper au veto dont disposent les Etats Unis au sein du FMI. D’autres s’inclinent vers une réforme des organisations internationales.

A nouveau j’insiste pour que les objectifs du système économique soient pris en compte, rappelant mon intervention de la veille. L’équatorien et l’algérien, l’autre Représentant spécial appuient. Pendant une interruption, conversation avec le président de l’Institut de l’Economie mondiale à Pékin et ancien conseiller de la Banque centrale chinoise. La crise affecte la Chine sérieusement, car le pays avait orienté son économie surtout sur la demande externe. Nous avons décidé de changer les choses et de donner plus d’importance au marché intérieur, mais nous l’avons fait trop tard, dit-il.

Après le déjeuner, séance plénière pour discuter le document de cette première réunion. Un groupe l’avait préparé en déjeunant avec Joseph Stiglitz. Je lui avais passé une proposition d’amendement pour l’introduction et qui disait : Reforms and regulations have a goal : a better functioning of the world economic system for mankind’s global good. They need criteria to be efficient, such as sustainable and responsible use of natural resources (to answer to the energetic and climatic crises) ; prevalence of usevalue in the economic systems (to answer to the food and social crises) ; extended democratic control (to include participation of social movements) and ethical orientations multiculturally defined (to assure broad cultural contributions).

Nouvelle discussion générale. Les thèmes récurrents des SDR et de l’intervention massive en faveur du Sud reviennent sur le tapis. Le gouverneur de la Banque centrale de Tanzanie, insiste pour que l’on soit concret, car il faut préparer une réunion des chefs d’Etat. Le document ne reprend qu’une partie de ma proposition. J’interviens pour dire ma satisfaction de voir inclue une référence très explicite aux autres crises, car cela signifie que les solutions à la crise financière ne peuvent être pensées sans prendre en compte les crises climatiques et alimentaires. Encore faudra-t-il traduire cela en pratique.

Par contre, je marque un désaccord avec le fait que les autres éléments n’aient pas été retenus. Comment ne pas insister sur les besoins comme prioritaires, alors que la crise sociale affecte des centaines de millions de personnes ; comment ne pas faire allusion au contrôle démocratique et à la participation des mouvements sociaux ? N’est-il pas étonnant que ce soient précisément les victimes qui soient absentes du débat ? Pourquoi ne pas introduire la dimension culturelle pour sortir de l’exclusivité d’une culture occidentale ? Je terminai mon intervention en disant : Parfois je me demande si la Commission n’est pas plus préoccupée de sauver le système que de résoudre les problèmes de l’humanité.

Quelques approbations, un silence. Certes, j’ai abordé des questions qui sortent des limites du sujet. N’est-ce pas de la réforme des systèmes monétaires et financiers que l’on parle ? Visiblement la majorité ne désire pas reprendre la discussion sur ces points. Pour certains, c’est plutôt l’idée que l’on ne peut aborder tous les sujets à la fois. Pour d’autres, il s’agit du langage d’un autre monde, dans tous les sens du mot.

La discussion aborde l’aide à apporter aux pays du Sud. Le document y fait largement allusion dans la logique de la pensée néo-keynésienne destine à relancer l’activité économique par des interventions publiques. Sans doute est-ce un travail utile et intéressant, car des régulations et des mesures sont nécessaires pour résoudre des problèmes immédiats, mais c’est loin d’être suffisant. J’interviens pour dire qu’il faudrait à propos des rapportes Nord-Sud, penser non seulement à une “aide”, mais surtout à lever les obstacles que le système économique actuel impose aux pays “en développement”, tels que la dette extérieure, la spéculation sur les matières premières et agricoles, les paradis fiscaux. Je comprends que tous les sujets n’aient pu être abordés dans cette première session, mais ils devraient être mis à l’ordre du jour de la seconde session à Genève. Joseph Stiglitz approuve.

A la fin de la réunion Miguel d’Escoto vient remercier la Commission Il commence par une allusion à la situation de Gaza et à l’impasse dans laquelle se trouvent les organismes internationaux, en particulier le Conseil de Sécurité. Il espère que les travaux se poursuivront. Le président de la Commission annonce la constitution de plusieurs sous-groupes pour la préparation de Genève. Comme il n’y a pas de financement à cet effet, il fera appel à des fondations.

Avant de partir, Miguel d’Escoto m’explique qu’en plus des travaux de la Commission sur la Crise, il désire organiser une réunion de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le problème alimentaire. Ce sera les 6 et 7 avril prochain. Il demandera aux présidents de la FAO (agriculture), de l’OMS (santé) et de l’OIT (emploi) de venir s’exprimer sur le thème et me demande de préparer à nouveau une intervention.

La veille j’avais reçu un email du Venezuela, où une Commission sur la crise a aussi été réunie par le Président Chavez. Les Vénézuéliens me demandent de passer par Caracas, après la réunion du Forum social mondial de Belém, début février. Les premiers jours de mars j’aborderai aussi ce thème à la deuxième réunion sur la Mondialisation à La Havane et dans quelques jours, si les circonstances le permettent, ce sera au Forum social du Proche Orient à Beyrouth. Dans le cadre du Forum mondial des Alternatives, Samir Amin prépare et coordonne un ouvrage sur la crise dans une perspective radicale de changement de modèle. Selon l’opinion de Miguel d’Escoto, il faut multiplier les initiatives, car au sein des institutions officielles les perspectives resteront limitées. Il faut être visionnaire si l’on veut être réaliste.

Tout le monde se quitte, avec chaleur, en se souhaitant bon voyage (le participant Chinois a un vol direct jusqu’à Pékin, de 15 heures). Jomo, le malaisien secrétaire adjoint des Nations Unies me dit : François, continue tes interventions ; tu es la conscience de la Commission. C’est très gentil, mais j’espère que ce n’est pas seulement la “bonne conscience”. Il y a longtemps que je pense que le dialogue avec les milieux d’affaires (Davos entre autres) et les organismes financiers internationaux est inutile. Il faut d’abord établir un rapport de force suffisant, sinon le dialogue devient une arme de plus dans la lutte des classes. Le dialogue n’est possible qu’entre interlocuteurs égaux et aujourd’hui les conditions ne sont pas réunies. Sait-on que le budget total du Mouvement international des paysans (La Via campesina - et il y a plus de deux milliards de paysans dans le monde), pourrait être couvert 5 fois par le salaire annuel d’un grand patron belge dont je ne citerai pas le nom ?

Le soir, à nouveau dans le réfectoire cauchemardesque du séminaire, je parle avec le chef cock. Nous sommes seuls, car personne n’est venu dîner Il est magnifique dans son costume blanc, qui contraste avec sa peau d’un noir parfait. Il est très grand et le chapeau de cuisinier le grandit encore. Il me demande sur quoi ont portés les travaux. Je le lui explique brièvement. Alors, me dit-il, vous êtes économiste. Je lui dis non, je suis sociologue et j’ai fait aussi de la théologie. Alors, répond-il, vous avez apporté la dimension éthique. Sa réaction me frappe, non pas tellement parce qu’un économiste peut parfaitement aussi apporter une dimension éthique, mais par le bon sens de son propos. Ici, ajoute-t-il, nous les Américains nous sommes complètement envahis par la mentalité capitaliste. Il faut toujours plus, le progrès matériel est la seule idéologie. C’est cela qui limite notre vision du monde. Et nous continuons à parler sur ce thème. A la fin, je lui dis : en plus d’être cuisinier, vous êtes aussi un philosophe et il me répond : mais Monsieur, tout être humain est un philosophe.

Le lendemain, 7 janvier, il pleut abondamment, mais il ne fait pas froid. J’ai laissé mon pull dans ma valise. Cela me rappelle un séjour d’une quinzaine de jours, exactement à la même date, que j’avais fait à New York en 1954. J’étais venu de Montréal en voiture et je continuais pour la Californie. La ville était couverte de neige et à plusieurs reprises ma voiture avait été ensevelie sous la neige pendant la nuit. On ne peut guère dire qu’il n’y a pas de changements climatiques. !

Avant de répondre l’avion pour Bruxelles, cette fois de l’aéroport de Newark, je repasse au siège des Nations unies. Oscar René Vargas m’y attend. Un bureau des services de la présidence m’accueille pour que je puisse rédiger un court rapport à l’intention de Miguel d’Escoto Je le discute avec Oscar René et nous le signons en commun. Nous montons un moment jusqu’au bureau principal. Miguel d’Escoto a été en réunion avec le président de la Palestine. Il travaille avec les juristes internationaux qu’il a convoqué. On vient d’annoncer le bombardement d’une école des Nations Unies qui a fait une quarantaine de morts. C’est un monde très dur qu’il faut affronter et cependant il faut croire à la possibilité de le rendre différent et le travail intellectuel peut y contribuer, à condition d’accepter des critères qui dépassent les technicités pour prendre en compte les objectifs.





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