Certains concepts sont historiquement datés, mais de nombreux dirigeants continuent à l’ignorer. C’est le cas pour les prétendues « relations spéciales » avec les Etats-Unis, pointe avancée de l’atlantisme, dont les premiers ministres britanniques se sont constamment prévalus depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais, pour Washington, le rapport privilégié entre Roosevelt et Churchill n’avait jamais eu vocation à s’éterniser.
On le constata lors de la crise de Suez de 1956 où le président Eisenhower tapa du poing sur la table et, en suspendant ses livraisons de pétrole, obligea les gouvernements de Guy Mollet en France et d’Anthony Eden au Royaume-Uni à mettre fin piteusement à leur agression contre l’Egypte après la nationalisation du canal par le colonel Nasser.
C’est ce « lâchage » américain, par ailleurs pleinement justifié, qui décida le général de Gaulle, dès son retour au pouvoir en 1958, à doter la France d’une force de dissuasion nucléaire indépendante, l’OTAN ne lui paraissant pas apporter les garanties de sécurité souhaitables. Les dirigeants britanniques continuèrent pourtant à invoquer ces fameuses « relations spéciales », dont l’évocation faisait sourire de l’autre côté de l’Atlantique, pour justifier leur alignement systématique sur Washington. Avec une notable exception, celle de Harold Wilson qui refusa d’envoyer des troupes britanniques au Vietnam, et un exemple caricatural : celui de Tony Blair qui dépêcha 45 000 soldats britanniques en Irak et fut même un propagandiste plus éloquent de l’agression contre ce pays que son ami George Bush.
La thèse mise en avant par tous les « caniches des Etats-Unis », comme on appelait en général les dirigeants britanniques – et qui valait aussi pour José Maria Aznar et José Manuel Barroso - est que, pour exercer de l’influence (en privé) sur les présidents américains, il fallait d’abord apporter publiquement son soutien inconditionnel à toutes leurs décisions. Le statut d’ « ami » du locataire de la Maison Blanche était censé conférer à son bénéficiaire un rôle d’intermédiaire privilégié entre les deux rives de l’Atlantique. Ces illusions n’ont jamais trouvé la moindre traduction concrète car, pour reprendre une célèbre formule gaullienne, « les Etats n’ont pas d’amis, ils ont seulement des intérêts », et c’est encore plus vrai des Etats-Unis, puissance mondiale.
Barack Obama s’est récemment chargé d’en administrer quelques preuves. Il a annulé le projet d’implantation d’un bouclier anti-missiles en Pologne et en République tchèque décidé par George Bush, au grand désarroi des dirigeants de ces deux pays qui, après avoir soutenu la guerre en Irak et fait assaut d’atlantisme sur le Vieux Continent, n’ont toujours pas compris que, pour les Etats-Unis, les relations avec la Russie sont plus importantes que celles avec des pays d’Europe de l’Est. Il a concédé des compensations minimales à Nicolas Sarkozy, qui se voyait naïvement dans le rôle de porte-parole des Européens, en échange du retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN. Il ne s’est pas déplacé à Berlin pour la commémoration du vingtième anniversaire de la chute du Mur. En revanche, il vient de faire une longue tournée en Asie, notamment au Japon et en Chine, où il a réaffirmé le caractère stratégique des relations avec cette partie du monde.
Pour Washington, l’Europe et les pays qui la composent sont des partenaires ni plus ni moins importants que d’autres [1]. Il serait grand temps que leurs élites en prennent conscience, et remisent l’atlantisme au placard des chimères idéologiques.