À la fin du printemps 2008, le prestigieux Conseil des relations étrangères (Council on Foreign Relations [1]) publiait un rapport intitulé : « Les relations États-Unis-Amérique latine : nouvelle orientation pour une nouvelle réalité » [2]. Programmé pour influencer l’agenda de la politique étrangère de l’administration américaine suivante [celle de B. Obama], le rapport affirmait : « l’ère qui a vu les États-Unis exercer une influence dominante sur l’Amérique latine est révolue ». Au Sommet des Amériques d’avril 2009, le président Barack Obama semblait être sur la même longueur d’onde que les auteurs du rapport, promettant aux dirigeants latino-américains une « nouvelle ère » « de partenariat égalitaire » et de « respect mutuel ». Quatre ans plus tard, le second secrétaire d’État d’Obama, John Kerry, allait encore plus loin, en déclarant solennellement devant ses homologues de l’Organisation des États américains (Organization of American States, OAS – OEA en français [3]) que « l’ère de la doctrine Monroe était révolue ». Le discours [4] – qui annonçait la fin d’une politique vieille de près de 200 ans [5] largement perçue comme un chèque en blanc à l’intervention des États-Unis dans la région – avait été chaudement applaudie et avait sans doute aidé à pardonner partiellement à John Kerry d’avoir, quelques mois auparavant, fait référence à l’Amérique latine comme à l’ « arrière-cour » des États-Unis.
Dans son approche de l’Amérique latine, l’administration du président Trump a tenu des propos d’un ton tout à fait différent de celui de l’administration Obama. Peu de temps après son installation à la Maison Blanche, le nouveau président annonçait qu’il allait revenir en arrière sur les politiques très largement applaudies de Barack Obama qui normalisaient les relations avec Cuba. Au lieu de confirmer l’abandon de la « doctrine Monroe », le premier secrétaire d’État du président Trump, Rex Tillerson, déclarait qu’« elle avait clairement été un succès ». De peur que quelqu’un puisse douter de sa parfaite maîtrise de l’histoire de la doctrine, il avait fièrement fait écho aux sentiments de ses auteurs initiaux, le président John Adams et le secrétaire d’État James Monroe, et il soulignait au passage – à propos du développement des relations de la région avec la Chine : « l’Amérique latine n’a pas besoin de nouvelles puissances impériales » et « notre région doit rester vigilante et se protéger des puissances lointaines » [6].
Étant donné ces déclarations et d’autres faites par Donald Trump et son équipe, on est tenté de penser que l’actuelle administration américaine a l’intention de faire échouer la politique progressiste et éclairée qui a vu le jour sous Barack Obama. Mais une analyse plus étroite des politiques qui se dessinent suggère que, pour l’essentiel, l’administration Trump poursuit dans la région largement les mêmes objectifs politiques, économiques et sécuritaires que Barack Obama, même si c’est parfois avec une plus grande impudence et une agressivité plus marquée. Dans le même ordre d’idées, il est intéressant de noter que l’agenda d’Obama pour l’Amérique latine – à l’exception importante et tardive de l’ouverture à Cuba – ne divergeait pas de façon significative de celle de son prédécesseur George W. Bush.
En fait, les administrations américaines ont poursuivi à peu près la même feuille de route en Amérique latine, du moins depuis le début du XXe siècle, même si la tactique employée a enregistré des changements significatifs au fil du temps. Les grands objectifs restent les mêmes : continuer à exercer l’hégémonie américaine sur la totalité de la région. Mais malgré un retour en force très important ces dernières années des acteurs régionaux de droite pro-américains en Amérique latine, les États-Unis pourraient, à long terme, avoir des difficultés à maintenir un contrôle stratégique sur la région, notamment du fait de leur évincement progressif en tant qu’acteur économique dominant dans l’hémisphère. Et le nationalisme exacerbé de Donald Trump est susceptible de contribuer à réveiller des élans nationalistes et anti-impérialistes à travers la région, comme cela s’est récemment produit au Mexique.
Des objectifs politiques inébranlables
Bien que souvent enrobée dans une rhétorique de promotion de la démocratie et des droits de l’homme, la stratégie politique de Washington en Amérique latine peut dans les grandes lignes se résumer comme suit : choyer les gouvernements et les mouvements qui soutiennent ses objectifs économiques, sécuritaires et de politique étrangère et essayer d’éliminer ceux qui ne le font pas. De ce point de vue, Barack Obama a réussi à prêter main plus que forte à Donald Trump. Tandis qu’à l’époque de l’arrivée d’Obama à la Maison Blanche en 2009 la majorité des Latino-Américains vivaient sous des gouvernements progressistes qui, d’une manière générale, avaient cherché à accroître leur indépendance à l’égard des États-Unis, lorsqu’il a quitté le pouvoir, seule une petite poignée de pays étaient encore dirigés par des gouvernements de gauche.
Barack Obama n’a pas joué un mince rôle dans l’instauration de ce changement politique tectonique. En 2009, lui et sa première secrétaire d’État, Hillary Clinton, ont prêté main forte à un coup d’État de droite victorieux au Honduras, fomenté avec l’aide de l’armée, en entravant les efforts faits pour rétablir le président de gauche Manuel Zelaya [7]. L’année suivante, les États-Unis intervenaient dans les élections haïtiennes et réussissaient, en faisant pression sur les autorités du pays, à obtenir qu’elles modifient [8] arbitrairement le résultat du scrutin afin d’assurer la victoire d’un candidat de droite pro-américain. En 2011, le Département d’État américain faisait échec aux efforts de la région pour inverser un « coup d’État parlementaire » qui destituait le président de gauche du Paraguay à l’issue d’un processus très largement contesté [9]. Durant l’été 2016, le gouvernement Obama a soutenu au Brésil, de tout son poids diplomatique, les acteurs politiques corrompus de droite qui ont chassé du pouvoir la présidente de gauche Dilma Rousseff en mettant en œuvre une procédure de destitution entachée d’irrégularités et très controversée [10]. À peu près au même moment, l’administration américaine s’opposait à des prêts multilatéraux au gouvernement de gauche de Cristina Kirchner, aggravant une situation économique tumultueuse qui a contribué à sceller la victoire du candidat multimillionnaire de droite Mauricio Macri aux élections présidentielles de 2015. La défaite de la gauche au Brésil et en Argentine a signé l’effondrement de deux des piliers du mouvement progressiste d’intégration en Amérique latine au début du XXIe siècle. Un pilier est resté debout, en résistant obstinément aux tentatives répétées de Washington de déloger son gouvernement : le Venezuela. Barack Obama à fait tout ce qu’il pouvait pour chasser les « chavistes » du pouvoir dans ce pays. En 2013, son administration a refusé de reconnaître la victoire électorale de Nicolas Maduro, malgré l’absence prouvée de fraude électorale [11]. En 2015, en même temps qu’il prenait des mesures pour normaliser les relations avec Cuba, le président américain classait le Venezuela parmi les pays présentant une « menace extraordinaire pour la sécurité nationale » afin de justifier l’imposition de sanctions ciblant de hauts responsables [12] du gouvernement de ce pays. Toutefois, en août 2017, Trump marquait un point sur Obama, en imposant de sévères sanctions économiques qui réduisaient très fortement l’accès du Venezuela aux marchés financiers internationaux, exacerbant ainsi la crise économique que traversait ce pays [13]. Des sources de la Maison Blanche ont révélé que le président américain avait même envisagé une invasion militaire du Venezuela [14].
Pourquoi cette obsession à l’encontre du Venezuela, un pays qui ne menace nullement la sécurité des États-Unis ? Comme cela est fréquemment souligné, la politique de Washington en Amérique latine est souvent le produit de la politique intérieure américaine, et l’obsession vénézuélienne – en partie nourrie par des secteurs riches et très à droite de la diaspora cubaine et vénézuélienne en Floride – en est un bon exemple. Mais, de manière plus significative, un gouvernement de gauche au Venezuela pose un défi unique à l’hégémonie américaine étant donné les immenses richesses pétrolières dont dispose ce pays et, partant, sa capacité à exercer son influence bien au-delà de ses frontières – comme l’ont montré l’accord Petro Caribe et d’autres initiatives régionales de ce pays. Tandis que ces deux facteurs ont, durant des années, contribué à conférer au Venezuela le statut d’ennemi public n° 1 dans l’hémisphère, l’équipe de politique étrangère de Trump recouvre une panoplie de personnages particulièrement virulents qui ont porté l’obsession du Venezuela à une nouvelle extrémité.
L’ « équipe de rêve » de politique étrangère de D. Trump compte ainsi dans ses rangs le conseiller à la sécurité nationale John Bolton, néoconservateur notoire, qui avait fait une fixation sur la « menace » vénézuélienne lorsqu’il officiait au sein de l’administration de George W. Bush. Rex Tillerson a été remplacé par le faucon de la politique étrangère, Mike Pompeo. Même si Tillerson a suscité la controverse avec son éloge de la « doctrine Monroe », il a, à certains égards, été plus prudent que son successeur car il s’était, selon certains dires, opposé aux sanctions financières à l’encontre du Venezuela recommandées par le directeur d’alors de la CIA (Central Intelligence Agency) Mike Pompeo. Pour finir, le sénateur cubano-américain de Floride Marco Rubio – qui entretient d’étroites relations avec les secteurs les plus durs de la diaspora cubaine et vénézuélienne – est de toute évidence devenu le principal conseiller de Trump pour l’Amérique latine. Il a, entre autres choses, fait avec succès du lobbying en faveur des sanctions économiques contre le Venezuela et a appelé à un coup d’État militaire dans ce pays.
Bien que l’équipe Trump semble particulièrement focalisée sur le Venezuela, il ne fait aucun doute qu’elle a aussi des vues sur les quelques autres gouvernements de gauche qui restent encore dans la région : ceux de Cuba, de la Bolivie, du Nicaragua, du Salvador et peut-être même le gouvernement de gauche très modéré de l’Uruguay. Les États-Unis ont à leur disposition tout un arsenal d’outils de « puissance douce » pour faire avancer leur agenda en matière « de gouvernance et de démocratie ». L’Agence des États-Unis pour le développement international (The United States Agency for International Development, USAID) et le Fonds national pour la démocratie (National Endowment for Democracy, NED) subventionné par le gouvernement, ont des programmes de « promotion de la démocratie » qui accordent des subventions et fournissent des formations en priorité aux organisations pro-américaines qui ont souvent des liens avec les partis politiques. Dans un certain nombre de pays, comme le Venezuela, la Bolivie, l’Équateur et El Salvador, les États-Unis ont utilisé ces programmes pour apporter une aide logistique et tactique à des mouvements de droite, violents et anti-démocratiques [15].
Renforcer le contrôle stratégique américain
Donald Trump a aussi adopté l’agenda de son prédécesseur en matière de sécurité régionale, lequel a été élaboré pour développer des stratégies de lutte contre le narcotrafic et les insurrections sous William Clinton et George W. Bush. Ces deux présidents ont injecté des milliards de dollars dans le Plan Colombie [16], qui soutenait financièrement [17] de vastes offensives militaires, lesquelles ont conduit au déplacement de millions de civils et contribué au décès de milliers d’autres tout en n’ayant pratiquement aucun effet sur la production de cocaïne [18].
Malgré ses résultats contestables, le Plan Colombie a été applaudi par la majorité des responsables de la politique étrangère et mis en avant comme modèle [19] pour l’Initiative Mérida au Mexique (2008) soutenue par Bush, laquelle a financé une « guerre militarisée contre la drogue » qui n’a fait pas moins de 150 000 morts. Merida comportait au départ un volet Amérique centrale, mais l’administration Obama a autonomisé celui-ci et créé l’Initiative régionale de sécurité pour l’Amérique centrale (Central America Regional Security Initiative, CARSI) [20] qui mobilise des dizaines de millions de dollars d’aide à la sécurité, prioritairement en direction du Honduras, du Guatemala et du Salvador [21]. Au cours des dernières années, tous ces pays ont adopté leur propre approche militaire pour imposer la loi, et ils ont tous connu des poussées de violence qui leur valent d’être classés parmi les pays les plus violents du monde. Il va de soi que le gouvernement américain dispose depuis longtemps d’un solide agenda de sécurité couvrant en très large partie l’Amérique latine, et ce depuis bien avant la célèbre déclaration de Theodore Roosevelt qui présentait les États-Unis comme la « force de police internationale » de la région. Durant les premières décennies du XXe siècle, les États-Unis ont opéré de nombreuses interventions militaires dans la région, n’hésitant pas à occuper militairement durant de longues années le Nicaragua, Haïti et la République Dominicaine.
Après la deuxième guerre mondiale, le gouvernement américain a développé des stratégies d’engagement de grande envergure, déployant des forces militaires à travers tout l’hémisphère. En 1946, le Département de la défense lançait l’École des Amériques, ultérieurement rebaptisée l’Institut de l’hémisphère occidental pour la sécurité et la coopération (Western Hemisphere Institute for Security Cooperation (WHINSEC) – dans lequel des milliers de hauts responsables militaires venant de toute l’Amérique latine ont reçu un entraînement à la répression des insurrections, ostensiblement destiné à défendre leur pays contre le communisme promu par l’Union soviétique. L’intervention militaire américaine directe dans la région est devenue moins fréquente mais les forces militaires latino-américaines ont souvent agi en tandem avec les agents des services secrets américains pour réprimer par la violence les mouvements progressistes et, dans de nombreux cas, renverser des gouvernements de gauche.
La guerre froide a peut-être pris officiellement fin en 1991, mais les programmes américains de formation se sont, eux, poursuivis. Des personnels militaires formés par les États-Unis ont été impliqués dans des coups d’État militaires à Haïti (1991 [22], au Venezuela (sans succès, en 2002) [23] et au Honduras (2009) [24], de même que dans des campagnes anti-insurrectionnelles sanglantes au Guatemala, au Salvador et en Colombie. Les programmes américains de formation ainsi que d’autres formes d’aide à la sécurité ont permis au Pentagone de maintenir de façon ininterrompue une forte influence au sein des forces militaires latino-américaines. De surcroît, les États-Unis ont étendu leur présence militaire directe dans la région à travers des accords formels et informels d’installation de bases dans un certain nombre de pays, au nombre desquels le Pérou, le Guatemala, le Honduras et bien évidemment la Colombie, le principal partenaire stratégique du Pentagone en Amérique latine [25]. Ces accords, ainsi que d’autres, permettent aux États-Unis d’utiliser dans diverses parties de la région les dispositifs gouvernementaux militaires ou destinés à d’autres usages comme plates-formes pour lancer des opérations de sécurité et mener des activités de collecte de renseignements.
Le résultat d’ensemble des programmes de formation, d’implantation de bases et autres accords logistiques américains a été la consolidation du contrôle stratégique militaire des États-Unis sur une grande partie de la région. Maintenir ce contrôle a constitué une priorité pour Washington, quelle qu’ait été l’administration en place. Le Honduras – où les États-Unis ont stationné des centaines d’effectifs militaires depuis le début des années 1980 – offre une vivante illustration de la manière dont les relations de sécurité stratégique peuvent, pour le gouvernement américain, prendre le dessus sur toute autre considération [26]. En juin 2009, des chefs militaires entraînés par les États-Unis ont opéré un coup d’État militaire contre le président élu par le pays, Manuel Zelaya, qui avait, sur le front intérieur, développé d’étroites relations avec des mouvements ayant fait campagne contre la présence militaire américaine dans le pays et, sur le front extérieur, scellé une solide alliance avec le gouvernement vénézuélien. Comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, les Américains ont aidé à la perpétration de ce coup d’État et ont par la suite accru leur aide à la sécurité au Honduras malgré une forte recrudescence des violations des droits humains, y compris l’assassinat de centaines de dirigeants sociaux comme Berta Cáceres, dont les assassins comptaient dans leurs rangs des responsables militaires démobilisés ou toujours en exercice formés par les États-Unis. Fin novembre 2017, le candidat Juan Orlando Hernández a été déclaré vainqueur d’une élection tellement entachée de fraude que même l’OEA, qui soutient les États-Unis, a appelé à un nouveau scrutin [27]. Dans les semaines qui ont suivi, des protestations ont éclaté dans tout le pays et ont été violemment réprimées par les forces militaires et de police qui ont tiré à balles réelles, provoquant des dizaines de morts parmi les manifestants non armés. Imperturbable, le Département d’État américain a reconnu le résultat de l’élection et a continué à fournir une assistance musclée aux forces de sécurité du pays.
Garder le paradigme néolibéral vivant
Pour ce qui est de l’agenda économique américain régional, Donald Trump a, à certains égards, opéré un fort virage par rapport aux politiques de ses prédécesseurs, en particulier avec sa décision de renégocier l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena). Négocié sous George H. W. Bush, approuvé sous William Clinton, et fortement soutenu par George W. Bush et Barack Obama, le traité a été vanté comme un modèle d’accord commercial par la plupart de l’establishment américain – pratiquement de la même façon que le Plan Colombie est considéré comme un programme de sécurité modèle. Les partisans du nationalisme économique [ndt. qui défendent le protectionnisme et le contrôle des politiques économiques par l’État] proches de Trump espèrent réécrire l’accord de manière à rétablir les protections en faveur de certains secteurs de l’industrie lourde américaine et à réduire les « droits » des investisseurs, mais ils sont confrontés à une forte opposition de nombreux membres du cabinet et de donateurs qui ont financé l’élection de Trump et représentent les intérêts des multinationales et des banques de Wall Street.
Cependant rien ne montre que la coterie des « nationalistes économiques » cherche à réduire les efforts de promotion du néolibéralisme auxquels se livre le gouvernement depuis la fin des années 1970 dans toute la région. De fait, les États-Unis continuent de déployer tout un arsenal d’outils intrusifs pour promouvoir des politiques qui transfèrent au secteur privé le contrôle économique exercé par les États et développent la financiarisation des économies. Ces politiques ont permis l’essor économique des multinationales américaines et de Wall Street mais ont échoué à améliorer les conditions de vie de la plupart des Latino-Américains.
Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et autres institutions financières internationales (IFI), sur la politique desquelles les États-Unis exercent un contrôle effectif, continuent d’assortir leurs prêts de conditions qui peuvent conduire à des resserrements monétaires et budgétaires économiquement paralysants et contraindre les gouvernements à abandonner des stratégies de développement ainsi que des politiques industrielles. Parallèlement, les programmes d’aide économique américains affaiblissent souvent encore davantage le rôle économique des États au travers du soutien financier qu’ils apportent à la privatisation des services publics et sociaux – et de l’« assistance » technique qui affaiblit les cadres de réglementation dans le seul but d’attirer à tout prix des investissements directs étrangers.
Dans les années 1980 et 1990, l’Amérique latine a subi bien plus d’ajustements structurels libéraux que n’importe quelle autre région du globe, en grande partie du fait que les gouvernements se sont trouvés dans la nécessité de recourir à des prêts des institutions financières internationales suite aux crises de la dette du début des années 1980. Le résultat a été la fin d’un cycle de développement économique vigoureux dans la majeure partie de la région suivie de deux décennies d’une croissance largement stagnante qui s’est accompagné de la baisse des indicateurs sociaux et du démantèlement des services publics [28]. À la fin des années 1990, les Latino-Américains en ont eu assez et ont commencé à élire des gouvernements de gauche qui, à des degrés divers, se sont opposés au libéralisme du « Consensus de Washington ». Il en est résulté une période où les politiques économiques hétérodoxes, qui se sont notamment traduites par l’expansion des programmes publics de santé, d’éducation et de logement pour les plus démunis et la renationalisation des industries stratégiques, ont été mises en œuvre dans de nombreux pays, particulièrement d’Amérique du Sud. Les résultats ont été très largement positifs avec une reprise significative de la croissance et une baisse de la pauvreté et des niveaux d’inégalité [29].
Au cours des quelques dernières années, la forte instabilité économique – en partie liée à la chute des cours des produits de base ainsi qu’à d’autres facteurs externes – a contribué à ramener au pouvoir des acteurs de droite néolibéraux. Comme nous l’avons déjà analysé plus haut, les offensives anti-démocratiques soutenues par Washington ont également contribué au glissement politique à droite. Avec pour résultat que l’agenda économique néolibéral américain est de nouveau dominant dans la région. Malgré cela, le gouvernement américain craint que la région ne retombe à nouveau hors de son contrôle. Et ses craintes pourraient s’avérer tout à fait fondées. D’abord, parce qu’il n’existe dans la région que peu d’appétence pour un surcroît de réformes néolibérales. Il est à ce propos intéressant de noter que des protestations massives se sont déroulées dans trois pays où le FMI s’est récemment immiscé dans la détermination des politiques économiques : l’Argentine, Haïti et le Nicaragua – bien que dans ce dernier les protestations semblent avoir aussi reçu un soutien de la part d’entités soutenues par les États-Unis [30]. Au Brésil, de sévères mesures d’austérité [31] sont actuellement mises en œuvre avec le concours du FMI et du puissant secteur financier, et le taux des sondages favorables au président non élu est tombé à 5%.
En d’autres termes, malgré tous les efforts du gouvernement américain pour empêcher la gauche d’accéder au pouvoir, les élections sont à plus long terme susceptibles de favoriser les mouvements anti-néolibéraux. Toutefois, le risque de voir revenir au pouvoir des régimes dictatoriaux n’est plus une possibilité totalement improbable, en particulier si on considère les récents développements dans des pays comme le Brésil – où un ancien président populaire [Lula] a été incarcéré sur des accusations non prouvées [32] – ou encore comme le Honduras, où les États-Unis ont soutenu une réélection frauduleuse et inconstitutionnelle.
La « menace » rampante de la Chine
Mais l’actuelle administration américaine n’a pas pour seul sujet de préoccupation les élections démocratiques. Lorsque Rex Tillerson a évoqué la nécessité « de se protéger des puissances lointaines », il ne s’agissait pas de propos abstraits : il faisait très directement allusion à la Chine, qu’il accuse « d’utiliser des moyens diplomatiques pour attirer la région dans son orbite ». La Stratégie de sécurité nationale de la Maison Blanche pour 2017 utilise des propos similaires pour décrire la « menace » chinoise, tout comme les membres les plus influents du Congrès des deux grands partis.
Ce qu’ils craignent tous, c’est l’ascendant économique croissant de la Chine en Amérique latine. Le volume total du commerce entre la Chine et l’Amérique latine est passé de 12 milliards de dollars en 2000 à près de 280 milliards en 2017. La Chine est en outre devenue un très gros investisseur dans la région, et ses lignes de crédit, essentiellement dans les domaines de l’énergie et des projets d’infrastructures, dépassent maintenant le financement combiné de la Banque mondiale et de la Banque interaméricaine de développement [33].
Rex Tillerson et d’autres hauts responsables ont alerté sur le fait que la Chine fait la promotion d’un « modèle de développement dirigé par l’État » tandis que le Fonds national pour la démocratie a récemment publié un rapport alléguant que la Chine tire parti de « sa puissance économique pour accroître son influence politique sur toute la région » [34]. En réalité, il n’existe pas de preuves permettant de penser que la Chine n’adhère pas à la sacrosainte politique de non intervention dans les affaires intérieures des autres pays. Contrairement aux pratiques de prêt du FMI, de la Banque mondiale et autres institutions financières internationales soutenues par les États-Unis, les financements accordés par la Chine ne sont pas conditionnés à l’application de politiques économiques orthodoxes par les gouvernements, ni à celle d’aucun autre modèle de politiques macroéconomiques.
Du point de vue des principaux décideurs politiques américains, c’est là en fait le problème. La Chine, en n’imposant aucune préconisation de politiques dans ses transactions commerciales et financières, laisse à ses partenaires latino-américains la liberté de développer leurs propres alternatives économiques et politiques, y compris celles de modèles dirigés par l’État qui vont à l’encontre de l’agenda de Washington. Malgré les mises en garde de plus en plus alarmistes des hauts responsables américains concernant la « menace » chinoise en Amérique latine, ils ne peuvent pas faire grand-chose, sauf à imposer leur propre agenda en recourant à la force brutale.
La feuille de route agressive et interventionniste de Trump en Amérique latine, comme celles très similaires de ses prédécesseurs, recueille un large consensus dans les rangs de l’Amérique traditionnelle – à l’exception de la décision unilatérale de faire payer au Mexique un mur frontière entre les deux pays et de quelques autres annonces outrancières. Depuis de nombreuses décennies, la plupart de l’élite en charge de la politique étrangère du pays accepte sans sourciller l’idée que les États-Unis doivent conserver une influence politique, militaire et économique dans la région. Même les éminents et libéraux spécialistes en relations internationales que sont John Mearsheimer et Stephen Walt – qui sont ouverts au concept de monde multipolaire – défendent l’idée que « préserver la domination des États-Unis dans l’hémisphère occidental » est « ce qui importe vraiment » [35]. Pour beaucoup d’entre eux, la question qui se pose est d’assurer la crédibilité internationale des États-Unis en tant que superpuissance.
Mais la résistance de l’Amérique latine à l’agenda politique américain pour la région va sans aucun doute se poursuivre, encouragée par le déclin relatif des États-Unis en tant que puissance économique, et avec l’anti-américanisme inévitablement engendré par les gesticulations xénophobes de Trump. Le dernier signe en date de cette résistance vient du Mexique, où des décennies de néolibéralisme et l’échec d’une guerre contre le narcotrafic financée par les États-Unis – qui s’est avérée dévastatrice – ont stimulé la victoire écrasante d’un candidat de gauche à la présidence [36] pour la première fois dans l’histoire contemporaine de ce pays [37]. À une époque où la plupart des gouvernements de la région sont inféodés à Washington, la remarquable transformation politique en cours à la porte sud de la frontière des États-Unis apporte une lueur d’espoir aux peuples d’Amérique latine et à leur quête d’une véritable indépendance.
Traduction et notes additives : Mireille Azzoug