Ce furent d’abord les Arabes, puis les Grecs, ensuite les Espagnols et les Portugais, suivis des Chiliens et des Israéliens ; et enfin, le mois dernier, dans le bruit et la fureur, les Britanniques. Une épidémie d’indignation soulève les jeunes du monde. Semblable à la vague qui, dans les années 1967-1968, de la Californie à Tokyo en passant par Paris, Berlin, Madrid et Prague, avait secoué la planète et bouleversé sinon la politique du moins les mœurs des sociétés occidentales.
Aujourd’hui c’est différent. Le monde a changé en pire. Il vit une grande régression. Nombre d’espérances se sont évanouies. L’ascenseur social est fracassé. Pour la première fois depuis un siècle, en Europe, les nouvelles générations risquent d’avoir un niveau de vie inférieur à celui de leurs parents. Le modèle néolibéral de globalisation brutalise les peuples, humilie les citoyens et dépouille les jeunes de l’espoir d’une vie décente. La crise financière, ainsi que les "solutions" proposées pour la combattre, à base d’austérité et de rigueur contre les classes modestes et moyennes, aggravent le malaise général. Les Etats démocratiques sont en train de renier leurs propres valeurs. On se demande d’ailleurs comment peuvent-ils, en même temps, conduire des guerres lointaines - Irak, Afghanistan, Libye - au nom de ces mêmes valeurs démocratiques qu’ils renient chez eux...
Dans de telles circonstances, à quoi pourraient servir la soumission et l’obéissance ? De plus en plus fréquentes, les explosions d’indignation et de révolte sont ressenties comme naturelles, normales... Partout, on sent monter colères et violences.
Ces explosions toutefois n’adoptent pas les mêmes formes partout. Ainsi, la fougueuse détonation anglaise du début août dernier s’est différenciée, par son niveau élevé de véhémence, des autres protestations juvéniles essentiellement non-violentes (même si des affrontements ponctuels ont pu se produire ici ou là, à Athènes, Santiago du Chili ou ailleurs).
Autre différence essentielle : les émeutiers anglais, en raison peut-être de leur appartenance de classe, n’ont pas été en mesure de verbaliser leur mécontentement. Ils n’ont pas su non plus mettre leur exaspération au service d’une cause politique. Ou s’en servir pour dénoncer une injustice concrète. Dans leur éphémère et brutale guérilla urbaine, ils ne s’en sont même pas pris systématiquement aux banques... Comme si leur rage d’exclus et de dépossédés ne pouvait être apaisée que par les "merveilles" des vitrines... Au fond, comme tant d’autres "indignés" du monde, ces révoltés exprimaient leur désespoir d’être les oubliés d’un système incapable désormais de leur offrir une place dans la société ou un avenir digne.
Au Chili et en Israël, les étudiants étaient en première ligne. Particulièrement irrités contre l’obsession néolibérale de privatiser les services publics. Cette privatisation représente, à leur yeux, un vol manifeste du patrimoine des pauvres. Ceux qui ne possèdent rien, disposent au moins de l’école publique, de l’hôpital public, des transports publics, etc. qui sont gratuits ou presque, subventionnés par la collectivité. Quand un gouvernement les privatise, non seulement il dépouille tous les citoyens d’un bien qui leur appartient (il a été payé avec leurs impôts) mais il vole plus particulièrement les pauvres dont c’est le seul et unique patrimoine. Une double injustice. Et l’une des racines de la colère actuelle.
Pour justifier la fureur des insurgés de Tottenham, un témoin dénonça : "Le système ne cesse de favoriser les riches et d’écraser les pauvres. Il coupe dans les budgets des services publics. Les gens meurent dans les salles d’attente des hôpitaux publics après avoir attendu un médecin pendant des heures et des heures... [1]"
Au Chili, depuis trois mois, des dizaines de milliers d’étudiants, soutenus par une importante partie de la société, réclament la déprivatisation de l’éducation (privatisée sous la dictature du général Pinochet, 1973-1990). Ils exigent que le droit à une éducation publique et gratuite soit inscrit dans la Constitution. Et expliquent que "l’éducation n’est plus un mécanisme de mobilité sociale. Au contraire. C’est un système qui reproduit les inégalités sociales" [2].
Au cri de "Le peuple veut la justice sociale !", à Tel-Aviv, le 6 août dernier, quelque 300 000 personnes ont manifesté en faveur du mouvement des jeunes "indignés" qui exigent un changement des politiques publiques conduites par le gouvernement néolibéral de Benyamin Netanyahou [3]. "Quand une personne qui travaille - déclara une étudiante - n’arrive même pas à acheter de quoi se nourrir correctement c’est que le système ne fonctionne pas. Ce n’est pas un problème individuel, c’est un problème de gouvernement [4]."
Depuis les années 1980 et la mode de l’économie reaganienne ("reaganomics") dans tous ces pays - et singulièrement dans ceux de l’Union européenne (UE) fragilisés aujourd’hui par la crise de la dette souveraine -, les recettes des gouvernements (de droite et de gauche) ont été les mêmes : réduction drastique de la dépense publique avec des coupes particulièrement importantes dans les budgets sociaux. Résultat de cette politique : une hausse spectaculaire du chômage des jeunes (21% au sein de l’UE ; 42% en Espagne !). Soit l’impossibilité pour toute une génération d’entrer dans la vie active. Le suicide d’une société.
Au lieu de réagir, les gouvernements, effrayés par les récentes chutes des Bourses, insistent à vouloir satisfaire les marchés. Quand leur priorité devrait être, au contraire, de désarmer les marchés [5]. Contraindre ceux-ci à se soumettre à une réglementation stricte. Jusqu’à quand peut-on accepter que la spéculation financière impose ses critères à la représentation politique ? Quel sens a donc la démocratie ? A quoi sert le vote des citoyens si, en fin de compte, ce sont les marchés qui tranchent ?
Au sein même du modèle capitaliste, les alternatives réalistes ne manquent pas. Défendues et vérifiées par des économistes reconnus. Voici, par exemple, deux idées. Pourquoi la Banque centrale européenne (BCE) ne devient-elle pas une véritable banque centrale ? Elle pourrait prêter de l’argent (sur la base de conditions précises) aux Etats de l’eurozone, leur permettant ainsi de financer leurs dépenses. En l’état actuel des choses, on le sait, la BCE ne peut le faire. Ce qui contraint les Etats à se tourner vers les marchés au prix du versement d’intérêts exorbitants. Si cette simple mesure était adoptée, finie la crise de la dette souveraine.
Seconde idée : exiger immédiatement la Taxe sur les transactions financières (TTF). Une simple taxe de 0,1% sur tous les échanges en Bourse et sur les marchés monétaires, permettrait à l’UE d’encaisser des recettes estimées entre 30 à 50 milliards d’euros. De quoi financer aisément les services publics, restaurer l’Etat providence et offrir enfin un futur radieux aux nouvelles générations.
On le voit, les solutions techniques existent. Quid de la volonté politique ?