Dans la chair de la mondialisation
Et soudain, le canal de Suez se boucha. Après 2020, l’année pandémique qui a jeté une lumière crue sur tout ce que le dumping a de plus d’aveugle et de criminel, voilà que l’année 2021 commence par un gravier dans la chaussure de la mondialisation commerciale, prenant la forme d’un géant des mers, le porte-conteneurs Evergreen.
Après des années de saccages silencieux pendant lesquelles les classes populaires ont été abandonnées face aux délocalisations et à la casse de leurs droits sociaux, la pandémie a démontré l’indiscutable dépendance de l’économie française aux importations. Même les besoins les plus fondamentaux de la population, en particulier en matière sanitaire, ne sont plus assurés : vaccins, masques, respirateurs, curare, mais aussi paracétamol, etc. La liste est longue. Tous ces produits sont intégrés à des chaînes mondialisées et contrôlées par des entreprises privées transnationales. C’est aussi ça le coût payé par des années de recherche du profit à rebours de toute vision stratégique et souveraine.
Relocaliser la production semble être redevenu un objectif politique revendiqué par l’ensemble des organisations politiques, des syndicats et des associations. Mais le silence reste grand sur les outils politiques et économiques à mobiliser. La gauche, en particulier, reste muette, prisonnière de ses fantasmes incapacitants sur le protectionnisme, assimilé par certains à un « repli sur soi » nationaliste. Sans assumer une réelle rupture avec le libre-échange, cet unanimisme des discours risque d’être aussi vain que celui qui avait appelé à mettre un terme aux excès du capitalisme financier après la crise de 2008. Car des questions essentielles se posent : Comment faut-il relocaliser ? Avec quels moyens doit-on réindustrialiser ? Qui doit payer ? On devine déjà certains réflexes libéraux resurgir : faire revenir certaines usines, d’accord ; mais il faudrait renoncer, par souci de compétitivité, à nos retraites, nos congés payés, nos horaires de travail etc. Au fond, refaire le Bangladesh plus près de chez soi. Un tel projet mènerait évidemment notre pays dans le mur. Mais il nous incombe d’y opposer un projet aussi clair que sérieux.
Du rôle majeur de l’Union européenne dans le libre-échange
Au sein de l’économie mondiale, le libre-échange demeure la norme. Il permet aux capitalistes de déplacer sans contraintes capitaux et unités de production, en privilégiant les espaces sur lequel les normes sont le plus favorables à la maximisation de leurs profits. Cette organisation économique repose sur des traités, négociés et signés par les États eux-mêmes, acteurs délibérés de leur propre impuissance. Comme le montrent a contrario les annonces récentes du président états-unien Joseph Biden qui augmente l’impôt sur les sociétés, le dumping fiscal est, et a toujours été, un choix politique des gouvernements.
Les conséquences de la mondialisation commerciale pour la France sont considérables. Deux millions d’emplois industriels ont été perdus depuis 1980 [1]. La pression à la baisse sur les salaires a d’abord touché les emplois les moins qualifiés avant d’impacter les revenus médians dans les années récentes [2]. Des filières entières ont disparu du territoire national, en particulier celles nécessaires aux besoins les plus essentiels : textile, électroménager, automobile, téléphonie. La disparition de ces unités d’emploi structurantes ont été dévastatrices pour certains territoires, par exemple pour les Vosges et le Nord (textile), l’Allier (coutellerie à Thiers [3]) le Doubs (automobile) ou la Moselle (sidérurgie).
En plaçant les territoires en concurrence entre eux, en les obligeant à s’aligner sur les standards sociaux les plus bas, le libre-échange a généralisé le chantage compétitif et a considérablement amoindri la souveraineté des États. Ce processus a été achevé avec les accords dits de « seconde génération », comme le CETA (accord économique et commercial signé entre le Canada et l’Union européenne (UE) en 2016 [4]). Désormais, la dérégulation des échanges est actée dans le droit. Symbole extrême de cette inversion de souveraineté à l’œuvre, au détriment des États et au profit des acteurs privés, une entreprise peut même saisir une cour spécialisée d’arbitrage si elle estime qu’une décision d’un État compromet ses intérêts commerciaux. Et par le dispositif dit de « coopération réglementaire », le traité CETA [5], offre aux entreprises canadiennes un accès privilégié au processus de réglementation en Union européenne (et réciproquement).
Depuis ses débuts, l’UE a été un acteur déterminant de ce vaste mouvement de dérégulation commerciale. En premier lieu, définie comme une union douanière, l’UE transfère à l’échelon supranational l’ensemble des compétences commerciales et douanières (article 28 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, TFUE) [6]. Les institutions européennes ont mené une politique proactive majeure en faveur du libre-échange [7], multipliant la signature de traités et refusant d’utiliser les instruments douaniers. L’exemple récent le plus frappant est celui de la destruction de la filière stratégique des panneaux solaires, permettant à la Chine de conquérir 80 % du marché européen grâce à des produits vendus à un prix 88 % moins élevés [8].
En second lieu, l’UE est un marché unique depuis sa création, ce qui signifie qu’au sein de son espace les marchandises et les capitaux y circulent librement, sans aucune restriction que ce soit. Dès 1968, l’ensemble des droits de douane ont été abolis dans ce qui était encore la Communauté économique européenne (CEE). L’acte unique européen (AUE) signé en 1986 a établi la circulation sans entraves des marchandises et des capitaux comme principe juridique fondamental de l’ensemble européen [9]. Et ce, sans qu’aucune harmonisation des normes sociales, fiscales ou écologiques n’avance. La dérégulation des échanges en parallèle de la discordance des législations, a eu pour effet de faire de l’Europe le territoire privilégié du libre-échange, en particulier des délocalisations industrielles : 55 % de celles subies par la France s’effectuent à l’intérieur du marché unique [10].
Ce phénomène a été amplifié par l’entrée massive et sans harmonisation des pays d’Europe centrale et orientale dans le marché unique dans les années 2000 : de 1998 à 2008, la part de la production industrielle de l’UE obtenue dans les pays à faibles coûts salariaux est passée de 17 % à 44 % [11].
À bien des égards, l’UE présente aujourd’hui les caractéristiques d’un « TAFTA achevé » (ou grand marché transatlantique, projet de traité de libre-échange entre l’UE et les Etats-Unis) : dérégulation des échanges gravée dans son corpus juridique, exécution par une superstructure particulière et surveillance par un pouvoir judiciaire avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) : tout ce qui a justifié la mobilisation d’organisations de gauche contre les traités comme le TAFTA, est en réalité déjà en vigueur dans l’UE.
Le libre-échange ne profite qu’aux capitalistes
Le saccage social et écologique est trop visible pour être nié. La mondialisation commerciale fait donc l’objet, depuis plusieurs années maintenant, de vives critiques. En particulier, le caractère bénéfique, pour les populations des pays en voie de développement, du libre-échange, se trouve de plus en plus contesté. Ces territoires se sont spécialisés dans la fabrication de marchandises destinées à l’exportation. Les productions se font dans des conditions sociales dégradées et au prix de sacrifices écologiques, puisque la décision de s’y installer pour une multinationale se prend justement sur l’offre la plus basse au regard des « coûts » sociaux, fiscaux et environnementaux. L’exemple le plus significatif est celui de la filière textile au Bangladesh. Ce pays très pauvre est devenu le deuxième exportateur mondial sur ce secteur d’activité, grâce à une attractivité permise par des droits sociaux très faibles (salaire horaire de 0,11 €, de 30 % inférieur à celui pratiqué en Chine). Cet avantage comparatif construit sur des normes sociales très basses a entraîné le drame de l’incendie du Rana Plaza, du nom de l’immeuble dans lequel ont péri 1134 ouvriers en 2013, à cause de normes de sécurité insuffisantes et non respectées [12].
Alors que le défi écologique s’impose à l’humanité, le commerce international dérégulé n’est pas compatible avec une économie respectueuse de l’environnement. Aujourd’hui, 56 % de l’empreinte carbone émise par les ménages provient de la consommation de produits d’importation. Entre 1995 et 2018, alors que l’empreinte carbone des Français augmentait de 20 % (mais diminue depuis 2005), le niveau des émissions importées doublait et ne présentait aucun signe de réduction. La disjonction entre lieu de production et lieu de consommation crée des dégâts environnementaux majeurs, non seulement à cause du transport induit, mais également parce que les conditions de production à l’étranger peuvent être beaucoup plus dommageables pour l’environnement : déforestation, pollution des eaux, intensité carbone de la production d’électricité, etc [13].
Penser et mettre en œuvre des politiques régulatrices
Comme les capitalistes ont su promouvoir et utiliser le libre-échange pour servir leurs intérêts, le camp de la transformation sociale et écologique dans son ensemble doit s’approprier les moyens économiques permettant de servir ses objectifs de justice sociale. En particulier, les organisations se revendiquant de la gauche doivent penser avec précision l’alternative au libre-échange. Si le protectionnisme constitue un vocable trop lourd à assumer pour certains, il peut convenir de défendre la régulation des échanges commerciaux ou un « gouvernement des échanges ». Mais quel que soit le terme choisi, il est certain que les politiques de restrictions commerciales sont le moyen incontournable pour desserrer l’étau du chantage compétitif, mettre un terme aux délocalisations et concrétiser l’objectif de relocalisation de l’activité. Sans ce gouvernement des échanges, toute politique sociale ambitieuse est appelée à demeurer vaine.
Au contraire du libre-échange maximaliste aujourd’hui en vigueur qui relève du dogme aveugle, cette politique régulatrice doit à l’inverse être fine, adaptable et réversible. Au-delà de grands principes intangibles comme l’interdiction de marchandises venant de pays où le travail des enfants n’est pas prohibé, des instruments douaniers variés peuvent être mobilisés.
Pour permettre aux filières répondant aux besoins essentiels de la population d’être relocalisées, des mesures corrigeant les écarts normatifs tels que les salaires et le droit du travail doivent s’appliquer lors de la pénétration sur le territoire de produits importés. Les droits de douane se rangent bien sûr dans la catégorie de ces instruments tarifaires à mettre en place pour les secteurs stratégiques. C’est également le cas des visas environnementaux ou d’une taxe carbone aux frontières afin de cibler le dumping écologique et fixer un réel coût d’entrée au contenu carbone de production et de transport.
Cependant, le développement de certaines filières stratégiques comme la sidérurgie supposent un redémarrage sur le sol national sur un temps plus long. Dans ce cadre l’utilisation graduée de contingents tarifaires qui permettent la suspension partielle ou totale de droits de douane peut cependant être pertinente. Ils permettront d’assurer les approvisionnements essentiels tout en diminuant progressivement les importations, afin de solidifier la filière nationale à rebâtir.
Par ailleurs, l’entrée sur le territoire de produits interdits par la législation intérieure doit être prohibée par cohérence. Si la France ne permet pas l’exploitation de houilles de schiste sur son sol pour des raisons environnementales, elle doit logiquement refuser l’importation de tels produits extraits à l’étranger. On ne fait pas produire aux autres ce qui est considéré comme néfaste sur notre territoire national.
Briser la concurrence, organiser les coopérations
L’instauration de ces mesures aux frontières ne se confond donc absolument pas avec une économie d’autarcie. Bien au contraire, elles complètent une politique coopérative dynamique mise en place avec les autres espaces souverains. Le libre-échange a limité le cadre des échanges internationaux au seul démantèlement des instruments douaniers. À l’inverse, un gouvernement des échanges dynamique inscrirait les termes commerciaux dans des accords de coopération plus vastes, prévoyant des programmes d’échange scientifiques, culturels, éducatifs, en particulier avec les pays jusqu’ici réduits à la seule fourniture de matières premières.
La mise en place d’un tel outil se heurterait cependant à des nœuds politiques complexes pour la gauche. En premier lieu, celui du territoire sur lequel instaurer de telles mesures. En toute logique, les instruments douaniers doivent être déployés aux frontières de l’espace producteur de normes économiques et sociales qu’il s’agit de protéger.
Cette cohérence essentielle n’existe pas aujourd’hui sur le territoire de l’UE, cette dernière étant détentrice des compétences douanières et commerciales quand le pouvoir normatif est demeuré pour l’essentiel sous l’autorité des États [14]. Soit donc elle devient un État fédéral à part entière, ce qui est ni possible dans les faits, ni souhaitable dans les principes. Soit elle rétrocède ses compétences commerciales et douanières aux États, ce qui implique de modifier les traités de l’UE [15].Les instruments douaniers doivent s’appliquer à l’échelle du territoire qu’il s’agit de protéger. Des filières productives devant être réinstallées sur un territoire comme celui de la France et relevant du secteur privé doivent être concernées par des restrictions aux frontières du territoire national, en premier lieu les filières du textile, de l’automobile et de l’électroménager. Des enjeux prioritaires doivent être démocratiquement fixés, comme l’indépendance sanitaire et la souveraineté numérique.
En parallèle, il s’agit de prendre en compte ce qu’il est impossible de produire localement comme certaines matières premières ou des produits alimentaires tels que le café, le thé, le chocolat, etc. Dans ce cas, il s’agit de mener des politiques coopératives avec les autres espaces.
Pour une politique émancipatrice de la frontière
Au final, la gauche doit donc être en capacité de dessiner les contours de la politique de la frontière qu’elle entend mettre en œuvre. Assumer de réguler ses échanges commerciaux, pour mieux retrouver toute la souveraineté, est l’étape indispensable pour prendre des mesures fortes en matière d’égalité et de justice sociale. Car il faudra contraindre le capitalisme libéral et financier par des outils efficaces, au-delà des seuls appels à relocaliser.
Les promoteurs du libre-échange, qu’ils soient politiques ou médiatiques, n’hésiteront pas à caricaturer ce projet, en assimilant tout projet régulateur aux pires figures politiques du moment, de Donald Trump au Rassemblement national. Si ce dernier a en effet soutenu un projet protectionniste, il n’a jamais décrit de quelle façon il souhaitait le décliner et sa politique commerciale a surtout été contradictoire par plusieurs aspects. Si cette dernière a été volontariste, au point d’obtenir de vrais résultats au bénéfice des salariés lors de la renégociation du traité Alena (accord de libre-échange nord-américain) [16], elle a surtout été défendue avec véhémence au seul nom du patriotisme américain. C’est d’ailleurs ce dernier biais qui ne lui a pas permis d’obtenir des résultats probants ; dirigées idéologiquement et uniquement contre la Chine, les mesures commerciales américaines n’ont pas permis de relocaliser les activités aux États-Unis. Elles ont même provoqué des délocalisations dans d’autres pays à bas coût comme le Mexique, l’Inde ou le Vietnam [17].
Une politique de la frontière de gauche pourrait s’articuler autour d’un axe contraire à celle poursuivie par la plupart des pays occidentaux. Ces derniers libéralisent les flux commerciaux et financiers mais durcissent les conditions d’entrée des personnes, en particulier envers les migrants. Au contraire, une vision émancipatrice de la frontière s’incarne par la défense de la liberté de circulation des individus mais le retour et le renforcement de la régulation aux frontières des marchandises et des capitaux.
Ce qui, finalement, ne serait que mettre en pratique politique la citation de Keynes : « Je sympathise avec ceux qui veulent réduire au minimum l’enchevêtrement économique des nations plutôt qu’avec ceux qui veulent l’étendre au maximum. Les idées, le savoir, l’art, l’hospitalité, les voyages, voilà des choses qui par nature devraient être internationales. Mais que les marchandises soient de fabrication nationale chaque fois que cela est possible et raisonnable. Et par-dessus tout, que la finance soit prioritairement nationale ». [18]
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