Si le Guatemala éblouit par la beauté de ses gens, la diversité de ses peuples, le tracé de ses paysages, il révolte par la brutalité de ses injustices. Des injustices structurelles comme figées dans la lave refroidie de ses terres volcaniques. Près d’un quart de siècle après la signature d’« accords de paix » – aux ambitions sociales pourtant tempérées – entre le gouvernement et l’Union des quatre mouvements de guérilla (URNG), force est de reconnaître que la société guatémaltèque s’érige toujours en triste parangon, presque caricatural, de discriminations, d’asymétries et de violence.
Un indicateur, récemment actualisé, l’atteste. Dans ce pays tropical – dit « de l’éternel printemps » –, à la nature luxuriante, près d’un enfant sur deux souffre de dénutrition. De loin, le pire résultat du continent : plus de trois fois supérieur à la moyenne centro-américaine, plus de six fois la moyenne sud-américaine. [1] Et la proportion porte sur l’échelle nationale, ce qui signifie que dans les régions à forte majorité indigène, sur les hauts-plateaux notamment, là où l’accès à un emploi ou à une terre de qualité n’est plus qu’un rêve, le constat concerne environ trois enfants sur quatre, quelque 75% des familles. Cela dans un pays dont les ressources et les richesses, mieux réparties, suffiraient à nourrir aisément, à satiété, l’ensemble de la population.
En cause, une économie nationale – la plus forte d’Amérique centrale (!) – et des choix politiques qui privilégient, objectivement et de longue date, les intérêts d’une minorité. Au détriment de l’intérêt général, de l’équité sociale et de la préservation environnementale. L’essentiel des exportations du pays provient encore et toujours de l’antédiluvien modèle d’exploitation des sols et des sous-sols, qui s’est singulièrement renforcé depuis le début du millénaire, à la faveur de la croissance chinoise, sur tout le sous-continent. Aux mains de quelques dizaines de grandes sociétés nationales ou étrangères, l’agrobusiness guatémaltèque alimente le marché mondial en café, bananes, sucre, cardamome, biocarburants..., tandis que le secteur extractif le fournit en argent, zinc, or, etc. La valeur des produits agricoles exportés chaque année a été multipliée par quatre entre 2000 et 2015, celle des produits miniers par huit ! [2]
La puissante industrie textile et les visites de touristes internationaux complètent la forte extraversion de l’ordre économique guatémaltèque, tandis qu’une part majoritaire des populations rurales vit d’une agriculture de subsistance, et les autres, urbains et ruraux confondus, des services (commerce, communication, finance, enseignement, santé…), de la construction ou, pour l’essentiel d’entre eux, de l’activité informelle (petits boulots et trafics en tout genre). Activité informelle qui, à elle seule, concerne 70% de la population active. [3] La fiscalité faible et régressive – la plus accommodante du continent, en particulier pour le capital et les investisseurs privés – ne permet pas à l’État national de corriger les très fortes disparités, en finançant par exemple des politiques sociales redistributives dignes de ce nom. [4]
Résultat : selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), « au Guatemala, le coefficient Gini – qui mesure les inégalités de revenus – s’élève à 0,63, l’un des plus hauts taux du monde » [5]. Le pays serait aussi le seul du continent américain (une fois encore), à ne pas avoir enregistré de diminution de la pauvreté durant la période de cours élevés des matières premières exportées (2000-2015) [6]. Au contraire même, elle y aurait augmenté de 7%, pour atteindre en 2017, 66,7% des Guatémaltèques. Et 86,6% des seuls indigènes, nouvelle manifestation chiffrée de l’« apartheid de fait » qui tend à prévaloir dans cet État, responsable d’« actes génocidaires » à l’égard des peuples mayas (particulièrement entre 1980 et 1984 sous pouvoir militaire [7]), mais dont la plupart des dirigeants d’alors demeurent impunis.
Autres effets, environnementaux cette fois, de ce modèle de développement inégalitaire et insuffisamment régulé : la contamination des sols, de l’eau et de l’air, la dégradation de la biodiversité et, bien sûr, la déforestation du territoire au taux alarmant d’environ 2% l’an. Pour le PNUE et le ministère guatémaltèque des Ressources naturelles, le déboisement accéléré du Nord du pays est principalement dû « à l’extension des zones d’élevage, aux plantations de palmiers à huile et à la prospection minière et pétrolière ». Les forêts couvrent aujourd’hui moins de 30% du territoire, pour plus de 40% au début de ce siècle. Certes, la réglementation écologique existe sur papier, mais « la faiblesse des institutions conjuguée à la soif de profits » accroissent « la vulnérabilité socio-environnementale du Guatemala aux impacts du changement climatique et aux catastrophes naturelles ». [8]
UN VENT DE CHANGEMENT ?
Face à pareil bilan, un changement d’orientation à la tête de l’État et de l’économie nationale est-il envisageable ? Une mutation politique à même de substituer au capitalisme de prédation qui prévaut les germes d’une véritable démocratisation inclusive, orientée marché local, souveraineté alimentaire et développement durable ? Existe-t-il au Guatemala des forces sociales progressistes, porteuses des intérêts des « majorités minorisées », capables de peser dans les rapports de force ? De brider l’oligarchie locale, de jouer sur ses rivalités internes, de subordonner le pouvoir de l’armée au bien commun, de réguler les appétits des investisseurs extérieurs ?
Dans l’état des résistances qu’elle dresse pour le Centre tricontinental (CETRI), Simona Yagenova de la Faculté latino-américaine des sciences sociales (FLACSO) à Guatemala Ciudad ne pèche pas par optimisme : « La classe dominante guatémaltèque a pris l’habitude d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour empêcher les peuples de s’emparer des rênes de l’État-nation, pour y construire une société juste et démocratique. Si d’importantes luttes se déploient face aux contradictions systémiques, elles manquent d’une perspective stratégique commune et de synergies suffisantes pour affronter avec succès les différentes composantes du modèle dominant. » [9] À la décharge de ces acteurs sociaux en rébellion, il convient de rappeler que les séquelles des années de guerre en matière de clivages politiques, de fractionnements culturels, de dispersion sociologique et de ralliements hétéronomes restent très prégnantes. [10] Et retardent de facto l’émergence d’une « expression politique autonome », alternative et fédératrice des revendications des populations indigènes et des secteurs populaires.
En attendant, étonnement, c’est une Commission des Nations unies qui a joué les trouble-fête ces dernières années au Guatemala. Si elle est loin encore d’avoir renversé l’ordre des choses, elle a pour le moins fait bouger les lignes. Créée en 2007 à la faveur d’un accord entre le président d’alors – Álvaro Colom – et l’ONU, la CICIG (pour Commission internationale contre l’impunité au Guatemala) a en effet pris son rôle au sérieux. À son palmarès : trois anciens présidents, plusieurs ministres, des chefs d’entreprises, des gradés militaires et officiers de police, des juges et des politiques… derrière les barreaux ! Motif ? De multiples affaires de corruption mises au jour. Le fait de collusions mafieuses qui tendent à considérer les institutions publiques guatémaltèques comme un « État-butin classique » à prendre ou à occuper « pour mettre la main sur les ressources du pays », analyse la politologue et ancienne diplomate Sandra Weis. [11]
Au-delà, si le taux d’homicides par habitant et l’impunité restent au Guatemala parmi les plus élevés au monde [12], le travail de la CICIG serait aussi parvenu à les réduire, respectivement de 50% et de 30%, entre 2009 et 2018. Voire même « à faire révoquer les concessions de quelques mégaprojets de développement douteux », souligne Weis dans la revue Nueva Sociedad. Également dans l’œil de mire de la CICIG pour financement électoral illicite, l’actuel président de la république, Jimmy Morales (ex-prédicateur évangélique et ex-humoriste de télévision), en poste jusqu’aux élections générales de juin prochain. En poste, s’il finit par gagner son bras de fer avec la CICIG. Celle-ci, soutenue par la Cour constitutionnelle, requiert une levée de l’immunité du président. Celui-ci en revanche exige de la Commission onusienne qu’elle quitte le pays sur-le-champ, sans attendre le terme officiel de son mandat international prévu en septembre.
Or, si les activités de la CICIG ont pu compter sur le soutien déterminant du président états-unien Obama en son temps, il semble que la situation soit moins claire aujourd’hui avec l’administration Trump. Là où le premier considérait l’outil comme un frein à la corruption, au crime organisé, à l’instabilité et donc aux migrations de Guatémaltèques vers le Nord, le second lui préfère à l’évidence les politiques dissuasives de verrouillage des frontières. Et ne serait pas resté insensible, qui plus est, aux « flatteries » du président Morales « à l’égard de sa politique extérieure » [13] et au transfert de l’ambassade guatémaltèque à Jérusalem deux jours après celle des États-Unis… [14]
Bref, à quelques encablures des prochaines élections présidentielles et législatives, la redistribution des cartes n’est nullement garantie. « Ils craignent que des élections libres, démocratiques et transparentes ne permettent l’arrivée de forces différentes aux portes du pouvoir » ou empêchent de « prolonger le contrôle des secteurs qui ont besoin que ce pouvoir reste entre leurs mains », prévenait le commissaire de la CICIG, Iván Velásquez, le 23 janvier dernier. [15] À la veille des précédentes élections présidentielles, en 2015, la rue guatémaltèque s’était mobilisée par dizaines de milliers pour soutenir la Commission onusienne dans une procédure qui avait abouti à la destitution et à l’emprisonnement du président sortant, Otto Pérez. [16] La forte sympathie (70%) dont continue à bénéficier aujourd’hui la CICIG dans l’opinion publique jouera-t-elle dans le même sens cette année encore ? Ce n’est pas gagné.
Pour rappel, Jimmy Morales (du parti FCN Nación, droite) est le huitième président élu depuis le retour à un État de droit « de façade » au Guatemala en 1986. Invariablement soutenus par l’un ou l’autre secteur de l’oligarchie nationale, ses prédécesseurs se sont chacun offert les services d’un nouveau parti politique ad hoc, machine médiatico-électorale éphémère qui s’est systématiquement écrasée, comme son candidat, lors des élections suivantes. Huit partis distincts donc à la tête de l’État guatémaltèque en huit mandats. Volatilité politique record qui, ajoutée à un système électoral vicié, à l’atomisation de l’offre partisane, à la continuité conservatrice et ultralibérale du pouvoir et à l’absence d’options de changement mobilisatrices, a ruiné jusqu’ici le sens réellement démocratique de l’« alternance » guatémaltèque.
Article publié sur le site du CETRI
Illustration : U.S. Army photo : Sgt. Tamika Exom