La social-démocratie dans tous ses états

Derniers clous de cercueil sur l’introuvable social-démocratie à la française ?

mercredi 9 mars 2016   |   Fabien Escalona
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Avec le projet de loi sur le travail, porté officiellement par Myriam El Khomri mais élaboré concrètement sous le contrôle de Matignon, le pouvoir socialiste a réussi l’exploit de se mettre à dos la CFDT (seule centrale syndicale considérée comme une alliée) et toute une frange de la majorité légitimiste (hors « frondeurs ») à l’Assemblée et dans le Parti socialiste (PS). Devant ces réactions et la multiplication de mobilisations sociales, l’exécutif a préféré différer l’examen de ce projet, tout en affirmant vouloir conserver son esprit. Que nous dit cet épisode de l’évolution du socialisme français en temps d’austérité ?

« Chérie, j’ai rétréci notre base politique ! »

En premier lieu, il a confirmé un certain nombre de diagnostics que nous avions posés l’été dernier dans cette chronique. D’abord, la tribune du Monde co-signée par Martine Aubry et ses proches, et plus largement la bronca suscitée par le projet jusqu’au cœur de la coalition dominante du parti, ont attesté de la réduction constante de la base politique du gouvernement. A cet égard, le remaniement en trompe-l’œil du mois de février ne doit pas illusionner. Les radicaux de gauche, jamais aussi nombreux au gouvernement depuis 2012, appartiennent à un parti déjà largement satellisé par le PS. Quant aux écologistes débauchés par le président, ils ne représentent qu’eux-mêmes : la majorité de la direction et des militants d’Europe Ecologie-Les Verts, trahis par leur propre dirigeante, reste opposée à un retour dans la coalition gouvernementale.

Ensuite, le projet de loi El Khomri marque la poursuite d’une politique économique relevant d’une inspiration néolibérale (de moins en moins) tempérée. Entre-temps, l’autre facette de ce quinquennat, à savoir l’affirmation d’une rhétorique et d’une ligne d’action « républicano-conservatrice », n’en a pas moins progressé. Elle s’est retrouvée dans la prorogation répétée de l’état d’urgence, l’ahurissant feuilleton de la déchéance de nationalité, ou encore le projet de réforme pénale entérinant l’élargissement des pouvoirs de police par rapport aux juges indépendants. Alors que la gauche gouvernementale avait au moins le terrain de l’universalisme et des libertés publiques pour se distinguer de la droite, l’actuel pouvoir a donc décidé de s’en retirer en validant au passage bien des thèses de ses adversaires.

Une mutation supplémentaire de l’économie politique du Parti socialiste

Cela dit, et c’est le deuxième grand enseignement de cette séquence, les concessions répétées au paradigme néolibéral du couple Hollande-Valls ont atteint avec la loi travail un seuil qualitatif. Jusqu’à présent, l’économie politique du PS était caractérisée par l’application des « réformes structurelles » néolibérales au marché des produits et au système financier, tandis que le marché du travail et la protection sociale étaient plutôt épargnés [1]. Ce n’est plus le cas avec le projet du gouvernement, comme l’a par exemple dénoncé avec vigueur l’économiste « atterré » Benjamin Coriat sur AlterEcoPlus.

On peut y voir une forme de mise en cohérence programmatique, mais elle jure avec l’équilibre qui avait été trouvé jusque là au sein des courants « modernisateurs » du PS, c’est-à-dire ceux qui prennent acte de l’insertion de la France dans la compétition globale mais peuvent toutefois différer sur les stratégies d’adaptation. La fracture ne passe pas entre une gauche idéologique/passéiste et une gauche pragmatique/moderne, mais bien au sein même de la coalition dominante du PS, celle-ci restant unifiée par son désir d’en faire un parti de gouvernement « responsable », et par son acceptation plus ou moins enthousiaste du projet européen existant.

En plus de fracturer un espace de compromis doctrinal, le projet implique aussi un problème de stratégie électorale. Pour l’économiste Bruno Amable, la retenue socialiste en matière de marché du travail répondait en effet à l’objectif d’ « épargn[er] les institutions les plus importantes pour la base traditionnelle de la gauche et probablement pour une fraction significative de la classe moyenne  » [2]. Du côté de Manuel Valls, ce choix correspond assez bien à son projet à long terme de redéfinition de la gauche. Du côté de François Hollande, on peine à discerner la cohérence entre ce tardif projet de loi et sa vision plus classique des rapports de forces politiques (le storytelling vallsiste des « deux gauches » aurait en effet le don d’agacer celui qui n’a a priori pas renoncé à rassembler son camp au premier tour de la présidentielle de 2017).

L’introuvable social-démocratie à la française

La volonté de donner plus de place au contrat par rapport à la loi est certes ancienne chez lui, comme il l’avait clairement expliqué dans une tribune sur « la démocratie sociale » pendant les primaires socialistes en 2011. Pourtant, son texte prenait soin de valoriser le dialogue social et les organisations représentatives du salariat et du patronat, tout en plaçant ses espoirs dans les « conférences sociales » qui se tiendraient dès l’alternance acquise. Or, l’actuel projet de loi a été élaboré essentiellement par des acteurs étatiques, comporte des dispositions contournant les syndicats, et apparaît surtout déséquilibré en faveur des revendications traditionnelles du Medef, qui cherche à étendre le champ de la contractualisation au niveau de l’entreprise, là où les salariés, même organisés, sont les plus vulnérables [3]. Que s’est-il passé ?

Le projet initial de « démocratie sociale » souffrait déjà de l’absence des conditions nécessaires à son épanouissement, compte tenu de la fragmentation et de la faiblesse historiques des intérêts organisés en France. Même des libéraux partisans de la réforme actuelle soulignent qu’elle aurait dû permettre le renforcement des syndicats de salariés pour avoir un sens. Au demeurant, les Etats souvent donnés en exemple à cet égard (notamment les pays scandinaves et l’Allemagne) ont connu une transformation des relations professionnelles dans le sens d’une décentralisation des négociations collectives et d’un affaiblissement des acteurs sociaux traditionnels, de sorte que le rapport salarial issu du fordisme s’est « décomposé » et « flexibilisé » aux dépens des travailleurs ordinaires [4].

Entre-temps, la croissance attendue comme le deus ex machina n’est pas revenue (quelle surprise…), le chômage de masse a continué de s’incruster, et la Commission européenne a régulièrement rappeler ses recommandations en matière de « réformes structurelles ». Dès lors, s’est enclenchée une fuite en avant dans le paradigme de l’offre, auquel il ne faut pas sous-estimer l’adhésion intime de François Hollande. Après la baisse du coût du travail, vient désormais le déblocage des « rigidités » du contrat de travail, aux conséquences pourtant douteuses sur l’emploi. De ce point de vue, l’interview dans Libération du socialiste Philippe Doucet (qui reprend tous les poncifs néolibéraux et se livre à un éloge décomplexé de l’intérim) n’est qu’une version caricaturale de cette tendance à accumuler les sacrifices de l’Etat social existant, en négligeant des pans toujours plus larges des soutiens électoraux du PS. Si l’inspiration du projet de loi est conservée, il s’agira sans doute –voilà le troisième enseignement de cette séquence– de la liquidation définitive sous ce quinquennat du rêve de social-démocratie à la française.

Pour dépasser ces contradictions, peut-être le président de la République mise-t-il sur une double image de « père de la nation » et de réformateur courageux, tout en comptant sur la discipline de son camp face à la menace d’une élimination de la gauche dès le premier tour. En attendant, la France, et la zone euro avec elle, naviguent toujours au bord du pot-au-noir de la déflation, en semblant compter sur les seuls remèdes monétaires de Mario Draghi. Un sacré pari.

La social-démocratie face à la crise des réfugiés

Les autorités et les gouvernements de l’Union européenne (UE) ne sont toujours pas parvenus à établir un mécanisme commun d’accueil et de répartition des réfugiés et des migrants qui arrivent toujours plus nombreux sur les côtes grecques. Face à cette nouvelle crise communautaire, la social-démocratie réagit en ordre dispersé. Nous avons déjà évoqué ici le traitement répressif et anti-multiculturel de la question des réfugiés par plusieurs partis sociaux-démocrates d’Europe centrale. Le SDP croate, qui faisait exception, a depuis quitté le pouvoir, remplacé par la droite alliée aux élus indépendants de Most. Mais en Europe de l’Ouest aussi, des réactions de fermeture ont pu être observées. Le cas le plus attentatoires aux valeurs humanistes est celui du Danemark, où les sociaux-démocrates ont soutenu sans barguigner une loi prévoyant l’expropriation des réfugiés de leurs liquidités ou biens supérieurs à 1340€, et durcissant leurs conditions de résidence sur le territoire danois. Une décision plus lourde de conséquences (parmi lesquelles l’étranglement de la Grèce et la mise en difficulté d’Angela Merkel) a par ailleurs été prise de façon unilatérale par Werner Faymann, le chancelier social-démocrate autrichien. En accord avec neuf pays des Balkans partisans de la même politique, son pays filtrera drastiquement l’accueil des migrants arrivés à sa frontière.

En Suède, ce n’est qu’à contrecœur que la coalition entre sociaux-démocrates et Verts a pris des dispositions restrictives, rompant avec la générosité qui caractérisait jusqu’à présent sa politique migratoire et d’asile. Le pays, qui a déjà accueilli un nombre record de réfugiés en proportion du nombre d’habitants, faisait face à la saturation de ses capacités d’accueil. Entre-temps, cependant, la scène politique a été bouleversée. Les Démocrates de Suède (extrême-droite) en ont effet profité pour proclamer la justesse de leurs thèses et pousser l’exécutif à encore plus de fermeté. Ayant déjà atteint un score record de 12,4% des suffrages il y a deux ans, cette formation qui végétait encore dans les marges néo-nazies il y a quinze ans recueille désormais entre 16 et 25% des intentions de vote selon les enquêtes, arrivant même en tête des autres partis dans certaines d’entre elles. A l’inverse, le Parti social-démocrate suédois des travailleurs (SAP) est donné bien en-dessous de son étiage déjà historiquement bas de 2014, oscillant entre 22 et 27%.

 

Elections en Irlande : la déroute du Labour

Le 26 février dernier, les électeurs irlandais ont choisi leurs députés au Dáil Éireann (la Chambre basse). Le Parti travailliste a mené une campagne fidèle au rôle qu’il a joué dans la coalition sortante : un accompagnement loyal de la politique d’austérité du Fine Gael (centre-droit), qui promettait désormais à la population de profiter du redressement du pays. En réalité, les désastres sociaux et démographiques de cette politique n’ont pas disparu, et le redressement est dû moins à l’austérité qu’à la vieille et fragile stratégie d’attraction des multinationales [5]. La coalition sortante a donc été punie par l’électorat, en voyant sa part des suffrages reculer de 23 points et demi par rapport à 2011. Treize d’entre eux ont été perdus rien que par le Labour, qui était pourtant apparu comme le deuxième parti aux élections générales pour la première fois de son histoire. Le travaillisme en Irlande a en effet rencontré des obstacles structurels très forts : la domination du système de partis par les nationalistes rivaux pendant la guerre civile de 1922-23, la faible base industrielle du pays et des concessions précoces faites aux petits paysans, et enfin le poids de l’Eglise catholique [6].

Lors d’une conférence spéciale en 2011, les délégués du parti avaient massivement approuvé la participation à une coalition vite acculée par les autorités européennes à mener une politique fidèle à celle conduite par la majorité précédente. En 2014 déjà, le Labour a subi en conséquence des reculs massifs aux élections locales (perte de la moitié de ses sièges) et européennes (division de son précédent score par 2,5). En 2016, il se retrouve avec le nombre de députés le plus bas de son existence (6) et le troisième des pires scores jamais enregistrés (6,6%).




[1Voir le travail de Bruno Amable, Elsa Guillaud et Stefano Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie , Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012. Lire aussi l’analyse de Laurent Mauduit pour Mediapart.

[2Bruno Amable et alii, op.cit., p. 75.

[3Voir l’entretien donné par Sophie Béroud à Médiapart.

[4Isabelle Schönmann, “Labour law reforms in Europe : adjusting employment protection legislation for the worse ?”, European Trade Union Institute, 2014.

[5Voir le reportage édifiant de Christian Losson dans Libération, et l’interview de l’économiste Alan Raidan par La Tribune.

[6Michael Holmes, « Ireland », in Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona, Mathieu Vieira (dir.), The Palgrave Handbook of Social Democracy, Palgrave Macmillan, 2013, pp. 206-221.



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