Les contributions de Jacques Sapir

Comment sauvegarder l’unité de l’Ukraine

mardi 4 mars 2014   |   Jacques Sapir
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Depuis le samedi 1er mars, les événements s’accélèrent en Ukraine. Le premier point important à relever est le soulèvement des populations russes, russophones et minoritaires dans la partie Est du pays. Le nombre de mairies où le drapeau russe a été hissé est ici significatif. Dans certains cas, à Donetsk et à Kharkov, on a assisté à des manifestations de très grande ampleur qui, si elles n’ont pas été ignorées par les journalistes occidentaux, n’ont cependant pas eu droit à la même couverture médiatique que les manifestations de Kiev de ces dernières semaines.

On supposera que c’est par manque de place et en raison des pénuries de papier qui sévissent dans notre beau pays que les journalistes se sont donc censurés sur ce sujet…

I. - Ces manifestations, tant populaires que politiques, en particulier avec le drapeau russe, dessinent la carte d’une partition possible qu’il est encore dans le pouvoir des acteurs de chaque camp d’éviter. On a représenté sur cette carte la ligne de démarcation entre la zone dite « pro-russe » et la zone « pro-ukrainienne ».

Graphique 1


Ces manifestations et ces installations de drapeaux russes, alors que jusqu’au moment où ces lignes sont écrites (lundi soir 3 mars) l’armée russe n’est présente qu’en Crimée montrent que ce ne sont pas seulement les russophones au sens strict qui ont ainsi manifesté leur défiance par rapport au pouvoir de fait en place à Kiev. Il est hautement instructif de regarder une carte du découpage linguistique de l’Ukraine établie par l’Université de Kiev.

Graphique 2
Répartition des langues en Ukraine (2009)


Cette carte montre que, outre la présence du russe et l’ukrainien (ce dernier n’existant à l’état « pur » que dans la partie la plus occidentale du pays), on est en présence de nombreuses autres langues ou dialectes. C’est le cas du surzhik, dialecte de russe et d’ukrainien, mais aussi du trasianka, dialecte de russe et de biélorusse.

Cette diversité linguistique, qui recoupe une diversité ethnique, est le produit de l’Histoire. L’Ukraine actuelle n’est pas l’Ukraine soviétique des années 1920 et 1930. Il lui a été rattaché des territoires polonais, hongrois, roumains et slovaques en 1939 et 1940, mais aussi la Crimée, « donnée » en 1954 dans le cadre de l’Union soviétique par la Russie. Par ailleurs, la frange côtière du pays (autour d’Odessa) a toujours eu une nature plus « levantine » qu’ukrainienne avec des minorités grecques et juives importantes. Cette hétérogénéité se reflète dans la pratique, héritée des temps soviétiques, de distinguer la citoyenneté et la nationalité. Il était ainsi possible de se revendiquer Russe, Grec, Bulgare ou Ruthène et de s’affirmer citoyen ukrainien.

II. - Cela impliquait néanmoins un pacte fondateur pour l’Ukraine indépendante en 1991, celui du respect des diverses minorités, dans leurs droits culturels et religieux, mais aussi l’affirmation de la double pratique des deux langues majoritaires, le russe et l’ukrainien, comme langues ayant un statut légal dans le pays.

Pour avoir travaillé à Kiev de 1999 à 2001, je puis témoigner que rares sont les personnes ne parlant « que » l’ukrainien, et que l’on pouvait parfaitement se dire un ferme partisan de la souveraineté de l’Ukraine et parler de manière préférentielle le russe. C’est ce pacte qui a été érodé de 2004 à nos jours, avant d’être brutalement rompu. Avant les événements qui ont commencé au mois de novembre 2013, on ne comptait plus que 6 écoles-lycées enseignant en langue russe à Kiev, alors que ces écoles se comptaient encore par centaines en 2000, et que la population russophone se compte à Kiev en centaines de milliers.

L’abrogation de la loi garantissant le statut du russe comme langue officielle a constitué, pour une large partie de la population, la preuve ultime que le pouvoir issu de la place Maïdan était tombé aux mains des ultra-nationalistes. Le président du Parlement ukrainien - qui exerce les pouvoirs de fait du président de la République - a décidé ce lundi 3 mars d’opposer son veto à cette loi. Il a eu entièrement raison, mais c’est probablement trop tard. Le mal est fait. C’est ce qui explique la rupture du pacte fondamental sur lequel était basée l’Ukraine. Il reste à voir s’il peut être réparé.

III. - On doit savoir en France qui sont réellement les militants de Pravogo Sektora et du parti Svoboda, deux organisations minoritaires, mais extrêmement actives dans le mouvement de Maïdan, et qui ont pris sa direction au début de février. Les dirigeants de Svoboda dénoncent ce qu’ils appellent la « mafia judéo-russe » autour du président Viktor Ianoukovitch, et n’hésitent pas à représenter Vladimir Poutine avec une étoile de David sur le front. Ses militants, ainsi que ceux du Pravogo Sektora, ont repris à leur compte le slogan classique de l’antisémitisme en Russie en l’adaptant pour les besoins de la cause : « Bats les juifs et sauve l’Ukraine ».

L’historien Jean-Jacques Marie, grand spécialiste de Trotsky - et que nul ne peut soupçonner de complaisance vis à vis du pouvoir russe - a écrit les lignes suivantes qui m’on été transmises par un correspondant, Michel Gandilhon, que je tiens ici à remercier : « Malheureusement, les nationalistes ukrainiens se sont désormais joints aux staliniens pour propager à nouveau ce slogan. Et ils partagent avec eux des méthodes similaires. En effet, indique Marko Bojcun le 13 novembre, la présentation de ce recueil qui devait avoir lieu à la librarie Yé, rue Lyssenko à Kiev, et qui devait être animée par lui-même, Youri Chapoval de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, par Zakhar Popovitch et Denis Pilash du collectif « Opposition de gauche » ( à l’origine de l’édition de ce recueil) a été brutalement interrompue par l’irruption de plusieurs dizaines de nervis du parti d’extrême droite mal nommé Svoboda (« Liberté », nouveau nom du Parti national-social d’Ukraine, fondé en 1991).

Ces individus avaient déjà perturbé la présentation du recueil dans la ville de Lviv. Maniant la calomnie, l’amalgame et la violence avec la même agilité que les staliniens en leur temps, les svobodistes réussirent à empêcher la tenue de la réunion, hurlant des slogans accusant Léon Trotsky (exclu du Parti communiste en 1927 et expulsé d’Union soviétique en 1929) d’être responsable du Golodomor (la famine en Ukraine en 1932-1933), donc de « génocide ». A la sortie, les svobodistes vandalisèrent la voiture d’un des orateurs prévus, Zakhar Popovitch, avant que finalement, une heure après le début des incidents, la police n’arrive.

Je partage l’indignation du professeur Marko Bojcun contre ces méthodes qui visent à interdire, par la terreur, la diffusion de ces textes qui contribuent à rétablir la vérité historique et la réalité des positions de Léon Trotsky, longtemps bannies d’Union soviétique par la bureaucratie, et ses méthodes de terreur. J’ajoute que le parti Svoboda en question est connu comme se revendiquant ouvertement de Bandera et Stetsko, auteurs d’une « proclamation d’indépendance de l’Ukraine » datée du 30 juin 1941, soit huit jours après l’agression nazie contre l’Union soviétique. Cette déclaration précisait que l’Etat ukrainien « indépendant » allait « coopérer étroitement avec la Grande Allemagne nationale-socialiste, sous la direction de son chef Adolf Hitler, qui est en train de fonder un ordre nouveau en Europe et dans le monde ».

Svoboda se revendique de la continuité de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et de l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine (UPA) de Bandera et Statsko, dont le rôle d’auxiliaires des nazis dans l’extermination des juifs d’Ukraine n’est plus à prouver. Dans cette remarquable continuité, Svoboda a multiplié ces dernières années des déclarations et actes provocateurs antisémites, mais aussi contre la minorité hongroise d’Ukraine, et contre les Russes et la Russie, qualifiant de « mafia judéo-moscovite » l’entourage du président de la République d’Ukraine ».

Or, ce sont avec des dirigeants de ce parti, notoirement fasciste et antisémite, que les dirigeants européens, dont Mme Catherine Ashton, responsable de la diplomatie de l’Union européenne, ont choisi de s’afficher à Kiev. Honte à eux. Mais honte à nous aussi si nous acceptons que de telles personnes nous représentent. Il faut rappeler que Svoboda a fourni plusieurs ministres au gouvernement de fait en place à Kiev, et que le procureur général d’Ukraine en est membre.

IV. - Quelle pourrait donc être la voie d’une sortie de crise qui respecterait la souveraineté de l’Ukraine ? Pour cela, il importe avant toute chose de voir s’il est possible de reconstruire le « vivre ensemble » qui « fait nation ». Cela passe par trois conditions.

La première est, à l’évidence désormais, une fédéralisation de l’Ukraine et des garanties importantes quant aux droits des minorités, que ces droits soient culturels ou religieux. Cette fédéralisation devra accepter le fait que la Crimée, qui est déjà une république autonome, jouisse d’un statut particulier.

La deuxième condition est la mise au ban politique des extrémistes de Pravogo Sektora et de Svoboda, leur désarmement et leur interdiction. Dans aucun pays de l’Union européenne, dans aucun pays civilisé, il n’est acceptable de tolérer des partis dont le discours et l’idéologie sont ceux des nazis. Ceci est aussi important afin de libérer l’opposition démocratique de la pression et des menaces que font peser ces extrémistes sur ses dirigeants.

La troisième condition est une déclaration de neutralité de l’Ukraine pour une période de vingt ans, déclaration qui vise à rassurer la Russie quant à une possible intégration de l’Ukraine tant dans l’Otan que dans l’UE. Cette déclaration de neutralité pourrait être levée si la Russie et les pays de l’UE tombaient d’accord. Sur ces bases, il devient possible d’envisager des élections tant législatives que présidentielle, sous le double contrôle de l’UE et de la Russie. Ces élections permettront de faire émerger un nouveau pouvoir, à la fois légitime et légal.

Faire émerger un tel pouvoir n’aura cependant de sens que si la stabilité de l’économie ukrainienne est assurée. Or, compte tenu de la crise que l’UE traverse, et compte tenu également des spécialisations économiques de l’Ukraine, cette stabilité ne peut provenir que d’une intégration économique avec la Russie. Cette intégration devrait être aussi pensée entre régions d’Ukraine et de Russie, car les complémentarités sont très importantes. C’est une réalité qu’il faut admettre. Faute de quoi, il faut se préparer à des vagues d’immigration à la mesure d’un pays de 46 millions d’habitants.

À ces conditions, une Ukraine souveraine et indépendante est encore possible. Mais plus on s’enfoncera dans une logique d’affrontement insensée entre l’UE et la Russie, et moins cette perspective restera possible. Car la logique de l’affrontement aboutira inéluctablement à la partition du pays.




http://russeurope.hypotheses.org/2045



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