Le 23 avril 2018 marque le cinquantième anniversaire du soulèvement étudiant à l’université Columbia [1] en 1968. Ayant été impliqué dans ces événements à divers titres, je voudrais apporter un témoignage sur ce qui s’est passé et sur ce qui me paraît constituer les leçons les plus importantes à en tirer.
Le 1er mai est une date célèbre. C’est May Day [2], date anniversaire des émeutes de Haymarket en 1886 [ndt. qui se termineront dramatiquement le 3 mai, cf. note] et c’est celle qui ouvre la célébration des événements de mai 1968 [3] [ndt. la première manifestation au Quartier latin a eu lieu le 3 mai, cf. note] dont la plupart des commentateurs considèrent qu’ils ont commencé en France. Mais en réalité Columbia a précédé Paris d’une semaine comme je le rappelle souvent à mes amis français, et c’est donc une date plus appropriée pour débuter la célébration des événements.
L’une des plus remarquables leçons de Columbia, c’est la très grande spontanéité qui a caractérisé le soulèvement. Nous savons maintenant que peu de temps avant le début des événements, les dirigeants de l’organisation des Étudiants pour une société démocratique (Students for a Democratic Society, SDS) avaient le sentiment qu’il était pratiquement impossible d’amener des étudiants non seulement à soutenir leurs objectifs mais à se mobiliser pour les défendre.
La SDS avait mis en avant six revendications, dont deux étaient à ses yeux capitales : la première était que Columbia devait mettre fin à ses liens avec l’Institute for Defense Analyses (IDA, Institut des analyses de la défense [4]), qui était un des piliers de l’intervention des États-Unis au Vietnam. La seconde était que Columbia arrête la construction d’un nouveau gymnase au Morningside Park [5], qui était perçue comme l’éviction par Columbia de la communauté noire à Harlem d’un espace qui légitimement était à elle.
La journée commença à midi dans un lieu traditionnellement réservé aux débats publics à Columbia. Parmi les intervenants, il y avait des membres de la SDS et de la SAS, la Société des étudiants afro-américains (Student Afro-American Society). Ils rappelèrent une nouvelle fois les six revendications des étudiants. À un certain moment, le groupe décida de se rendre collectivement à Low Library [6], le bâtiment qui abritait l’administration de l’université. Trouvant les portes fermées lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux, quelqu’un cria qu’il fallait se rendre au gymnase. On ne sait même pas qui lança ce mot d’ordre, mais tous se rendirent sur le site du gymnase.
Trouvant le site protégé par la police, le groupe décida de faire marche sur Hamilton Hall, le centre administratif de Columbia College. Les manifestants tentèrent d’entrer dans le bureau du doyen. Et comme celui-ci était aussi fermé, les protestataires décidèrent simplement de s’asseoir par terre en demandant à ceux qui ne participaient pas au mouvement de quitter le bâtiment. L’administration décréta que le doyen était retenu en otage. Et c’est ainsi que commença l’insurrection.
S’ensuivit une AG des professeurs de Columbia College. Ils débattirent de la conduite à tenir : appeler la police ? Négocier ? Les étudiants « libérèrent » le doyen mais décidèrent de rester sur place. L’indécision était la règle générale. Dans la nuit, les étudiants de la SAS demandèrent aux étudiants de la SDS de quitter Hamilton Hall et « d’aller occuper » leur propre bâtiment – en fait quatre bâtiments –, ce qu’ils firent.
Quelqu’un me téléphona cette nuit-là et me demanda de venir immédiatement au campus. Arrivé là, je trouvais différents professeurs qui ne savaient pas quoi faire. Nous décidâmes de nous réunir au Philosophy Hall, qui offrait plus d’espace. Le responsable du Hall y était très opposé, mais ne pouvait rien faire. En effet, les professeurs « avaient occupé » le Philosophy Hall. Toutefois ils permettaient à tout le monde d’entrer. Les professeurs constituèrent ensuite le Groupe ad hoc des enseignants (Ad Hoc Faculty Group, AHFG) et commencèrent à se réunir sans discontinuer. Un comité exécutif de 17 personnes – si ma mémoire est bonne – fut désigné : j’en faisais partie.
Cela m’amène à ma seconde plus grande leçon. La SAS avait évincé la SDS de Hamilton Hall parce que ses militants étaient indisciplinés. Comme elle avait raison ! La SAS au contraire était très fortement disciplinée. Et il s’avéra rétrospectivement que la SAS joua un rôle beaucoup plus important dans l’évolution de la situation à l’Université et plus largement aux États-Unis que la SDS, même si personne ne sembla comprendre cela à l’époque.
Diverses personnalités politiques de Harlem offrirent de servir de médiateurs à Columbia, ce à quoi Columbia était très réticente. Dans le même temps, l’AHFG avait voté d’envoyer des délégués discuter avec la SDS et la SAS de leurs revendications. On me demanda de faire partie du groupe qui alla parlementer avec la SAS, l’autre groupe devant rencontrer la SDS.
J’allai voir David Truman, le vice-président de l’université, et je lui demandai s’il acceptait que je joue ce rôle. Il était ravi, voyant là le moyen d’éviter l’intervention de personnalités politiques de Harlem. La SAS accepta également que je joue ce rôle à la condition que je discute uniquement avec le groupe de quatre personnes qu’elle avait constitué.
Je rentrai et sortis donc de Hamilton Hall à plusieurs reprises et ne fut autorisé à discuter qu’avec le groupe des quatre personnes. À chaque fois nos entretiens se déroulèrent en langage codé indirect. Je ne peux pas dire que je pus rapporter à l’AHFG un quelconque réel changement de position. La SAS semblait désireuse de garder le contact, mais sans plus. J’avais du moins un peu mieux réussi que ceux qui rencontrèrent la SDS, et qui rapportèrent que c’était l’impasse totale.
Après sept ou huit jours, l’administration de Columbia décida de faire intervenir la police. David Truman vint à l’AG de l’AHFG nous annoncer la nouvelle. Il nous informa seulement de la décision, mais sans en discuter. Divers professeurs prirent des décisions personnelles différentes. Beaucoup décidèrent d’entourer l’entrée des bâtiments occupés. La plupart d’entre eux entourèrent Fayerweather, le bâtiment occupé par les étudiants de 3e cycle. Un groupe plus restreint, dont je faisais partie, décida de se répartir autour de Hamilton Hall.
Et cela m’amène à ma dernière surprise. Lorsque la police arriva là où j’étais, elle se fraya tranquillement un chemin à travers nos rangs. Le groupe qui encerclait Fayerweather fut traité bien différemment. Ils furent molestés, certains très violemment, de même bien entendu que les étudiants qui occupaient le bâtiment. Ce que nous avons appris plus tard, c’est que la SAS avait passé un accord avec la police. Les étudiants sortiraient calmement par une porte de derrière et en échange ne seraient pas arrêtés. C’est la raison pour laquelle ceux d’entre nous qui encerclaient Hamilton furent traités avec autant de ménagement.
Ma conclusion finale c’est que le véritable vainqueur des événements de Columbia ce fut la SAS. L’administration de Columbia fut dévastée et David Truman ne devint jamais président comme cela était plus ou moins prévu avant les événements. La SDS se divisa et fut détruite. Les hommes politiques de Harlem perdirent leur autorité. Et la SAS avait montré son pouvoir d’autodiscipline. La SAS avait gagné mais bien entendu seulement comme un des acteurs d’une longue lutte qui se déroulait contre le racisme aux États-Unis.
Quant aux événements plus globaux de 1968, j’ai écrit à leur sujet à de nombreuses reprises et n’ai pas la place pour redire ici ce que j’ai déjà dit. En une phrase, ce qui se jouait, c’était la fin de la domination géoculturelle du libéralisme centriste et la réouverture d’une lutte idéologique à trois voies entre la gauche globale, la droite globale, et le libéralisme centriste qui s’efforçait de conserver une certaine assise comme alternative réelle.
Traduction et notes : Mireille Azzoug
© Immanuel Wallerstein, distribué par Agence Global. Pour tous droits et autorisations, y compris de traduction et de mise en ligne sur des sites non commerciaux, contacter : rights@agenceglobal.com, 1.336.686.9002 ou 1.336.286.6606. Le téléchargement ou l’envoi électronique ou par courriel à des tiers sont autorisés pourvu que le texte reste intact et que la note relative au copyright soit conservée. Pour contacter l’auteur, écrire à : immanuel.wallerstein@yale.edu.
Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.