Ce 1er septembre 2016 aura été un jour normal pour la plupart des Brésiliens, comme un jeudi de travail et de tâches quotidiennes. Un jeudi comme tous les autres. Et pourtant, la veille s’est tenu le moment politique le plus violent et injuste des cinquante dernières années : un coup d’Etat parlementaire et médiatique qui a destitué la présidente élue Dilma Rousseff. Le 31 août, le Sénat, sous l’autorité du président du Tribunal suprême fédéral, Ricardo Lewandowski , l’a reconnue coupable, par 61 voix sur 81, de « crimes de responsabilité » fiscale.
Bien que les Brésiliens aient été à 60% favorables à cette destitution, rares seraient ceux qui arriveraient à fournir une explication détaillée sur les enjeux du procès. Derrière l’expression désormais célèbre des « rétropédalages fiscaux » se cachent en effet deux accusations très spécifiques : l’autorisation de crédits supplémentaires sans l’aval préalable du Parlement et le retard dans le remboursement de prêts accordés par les banques publiques pour un programme destiné aux agriculteurs. Des faits éminemment techniques qui ont occupé juristes et parlementaires durant de nombreux mois. Si certains reconnaissent que les faits sont avérés, la responsabilité fiscale de la présidente n’est pas pour tous en jeu et constitue encore moins une condition suffisante pour justifier une destitution. De plus, ces pratiques administratives sont relativement fréquentes et nombre de gouvernements fédéraux ou régionaux y ont déjà eu recours.
Lors de sa comparution au Sénat lundi 29 aout, quatrième jour du procès, Dilma Rousseff a résumé l’enjeux de son accusation : « Il s’agit de prétextes juridiques pour justifier un coup d’Etat parlementaire ». Pas de tanks, pas de poudre, ni d’explosions. Un coup d’Etat aux allures du XXIe siècle qui se réalise en costume et en cravate à travers une procédure formellement légale. Un coup d’Etat dont les faits ont en réalité été progressivement construits dès le lendemain de la réélection de Dilma Rousseff.
La construction d’un scénario d’accusation
Retracer la trajectoire qu’a suivie l’entreprise de destitution depuis ses débuts permet de comprendre que les enjeux politiques y sont bien plus prépondérants que les éléments techniques qui lui donnent consistance.
Tout commence fin octobre 2014 lors de la victoire de Dilma Rousseff qui remporte, pour le Parti des travailleurs (PT), son deuxième mandat au score historiquement serré de 51,64%. Bien que 3,5 millions de votes séparent les deux candidats, Aécio Neves (Parti de la social-démocratie brésilienne, PSDB), vaincu, demande le recomptage des voix, puis l’audition par le tribunal supérieur électoral de la procédure de vote. Mi 2015, ce sont ensuite les comptes de campagne électorale de Dilma Rousseff qui sont audités. Quelques éléments suspects y sont soulignés par ses adversaires avant que la piste de la campagne électorale comme base d’une procédure de destitution soit rapidement abandonnée.
Nous arrivons fin 2015, la cote de popularité du gouvernement est faible, la crise économique bat son plein tout autant que le scandale de corruption autour de l’entreprise publique pétrolière Petrobras, l’affaire « Lava Jato », dont la presse distille les révélations pour attiser l’exaspération de la population dans la rue. Eduardo Cunha (Parti du mouvement démocratique brésilien, PMDB), à l’époque président de la Chambre des députés et fervent adversaire de Dilma Rousseff, est cité cinq fois dans les enquêtes de l’affaire « Lava Jato » et accusé du détournement de cinq millions de dollars en Suisse. Dans ce contexte, il entame un chantage avec le gouvernement de Dilma Rousseff pour troquer l’accord de ce dernier quant à la suspension des investigations contre lui en échange du classement des demandes de mise en accusation de la présidente. Le PT refuse de céder et Cunha, après avoir archivé à de nombreuses reprises les premières demandes, accepte finalement début décembre l’ouverture à la Chambre des députés de l’instruction d’une procédure de destitution portant sur les rétropédalages fiscaux.
S’enchaine ensuite la procédure d’instruction au Congrès qui aboutit le 17 avril 2016 à la Chambre des députés, puis le 12 mai au Sénat, avec le vote de la recevabilité de la destitution de Rousseff et sa suspension de la présidence pendant 180 jours.
Ce n’est qu’à l’issue de cette phase que les pièces de l’accusation commencent à se déliter. A peine arrivé à la présidence intérimaire, Michel Temer (PMDB) remanie l’ensemble du gouvernement, troque le slogan et le logo publicitaire de l’Union fédérale et annonce un considérable programme austéritaire de privatisations et de réduction des dépenses publiques. Preuve d’un désaveu du programme qui a fait élire son ticket en 2014 et de sa conviction qu’il ne quittera pas le poste de sitôt. Puis, quelques jours plus tard, un autre scandale, la fuite d’enregistrements entre un ministre du gouvernement Temer, le président du Sénat et d’autres parlementaires, éclate. Des propos conspirateurs sur la nécessité d’éloigner Dilma Rousseff du pouvoir pour mettre fin à la « chasse aux sorcières » et étouffer l’affaire « Lava Jato » qui menace la classe politique sont clairement évoqués. En effet, contrairement à ses prédécesseurs, Dilma Rousseff avait mis fin aux pratiques récurrentes de classement des affaires mettant en cause le pouvoir et accru la liberté d’investigation de la police fédérale, ce qui avait accéléré le rythme des révélations de l’affaire Lava Jato. Ainsi, l’ONG Transparência Brasil évalue que 60% des parlementaires sont concernés par une affaire judiciaire jugée ou en cours.
A partir de là, les arguments de la défense seront vains. Inutile de tenter de démontrer l’innocence de Dilma Rousseff et l’absence de preuve pour l’accuser de crime de responsabilité fiscale. « Il s’agit de prétextes insignifiants, de prétextes utilisés de façon rhétorique, parce que l’on ne cherche qu’à éloigner une femme qui dérange les élites, qui a dérangé en remportant les élections, qui dérange car elle a empêché l’obstruction des investigations de « Lava Jato », une femme qui dérange, une femme » souligne l’avocat de la défense, José Eduardo Cardozo.
Des conquêtes sociales et politiques en péril
Mais rien de nouveau sous le soleil de la jeune démocratie Brésilienne. Depuis 1930, à peine quatre présidents élus ont réussi à terminer leur mandat. Parmi les plus connus : Juscelino Kubitschek, Fernando Henrique Cardoso et Lula. A plusieurs reprises dans l’histoire, des mandats ont été interrompus en raison de profondes divergences entre la ligne politique exercée par le président élu et les intérêts privés de l’élite possédante. Les circonstances divergent selon les époques. Elles conduisent en 1954 au suicide de Getúlio Vargas, en 1964 à la déposition par les armes de João Goulart et en 2016 à la destitution de Dilma Rousseff.
Malgré le temps parcouru depuis la restauration démocratique des années 1980, et surtout l’assimilation dans le sens commun des politiques publiques progressistes du PT depuis 2002, l’impunité politique reste forte autant que les revendications des classes populaires restent étouffées. Ce, principalement dû à un système de production de l’information concentré dans les mains des élites et à la faible redistribution fiscale et sociale qui garantit à cette élite le statu quo dans le contrôle du capital économique, foncier et intellectuel.
Pourtant les treize années de lulisme ont bousculé le modèle en place. Entre 1993 et 2012 le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a baissé de 56 à 20% ; le salaire minimum, en plus d’être réévalué annuellement au taux de l’inflation, a doublé en valeur sur une décennie ; la part de jeunes noirs dans les universités est passée de 16,7% en 2004 à 45,5% en 2014 (sources IBGE, Institut brésilien de géographie et de statistique) ; des milliers de « favelas » et de villages ruraux ont été équipés en eau et électricité ; les mouvements féministes, noirs et homosexuels, ainsi que les revendications culturelles des minorités ethniques ont conquis une certaine légitimité dans le débat public ; les espaces de participation populaires aux décisions publiques se sont multipliés et des programmes comme « Bolsa Familia » (Bourse Famille), « Minha Casa Minha Vida » (Ma maison, ma vie), « Mais Madicos » (Plus de médecins), entre autres, ont construit les bases de la politique sociale du pays.
Pour la société brésilienne, le virage politique opéré para Michel Temer ne relève pas d’une simple alternance politique mais d’un réel démantèlement des fragiles conquêtes des dix dernières années. Les simples annonces réalisées pendant la période intérimaire sont très inquiétantes : privatisation de l’exploitation des ressources pétrolifères du pré-sal, privatisation des entreprises publiques et de la sécurité sociale, suppression des seuils de dépenses des collectivités pour les politiques sociales, augmentation de la retraite à 70 ans, généralisation de la sous-traitance, affaiblissement du système de santé publique, sans compter la suppression des nombreux programmes éducatifs mis en place par les gouvernements du PT. La confirmation de son poste à la présidence entraînera le durcissement de ces orientations.
Quelles stratégies pour la gauche ?
Pour la gauche, l’heure est au bilan et à la reconfiguration des stratégies politiques. Dès la confirmation de la destitution de Dilma Rousseff, le Front Brésil Populaire et le Front Brésil Sans Peur (principales organisations de partis, syndicats et mouvements sociaux de gauche) ont maintenu la ligne du #ForaTemer (Dehors Temer). Il s’agit dans un premier temps de renforcer les mobilisations sociales autour de l’impopularité du nouveau président et de ses mesures pour le déstabiliser, avec la perspective d’élections générales anticipées où la gauche pourrait tenter de revenir au pouvoir.
Pour cela, il faudrait que Temer fasse à son tour l’objet d’une destitution d’ici la fin de l’année. En effet, plusieurs demandes de mise en accusation sont déposées au Tribunal suprême fédéral, en lien avec la campagne électorale. Elles pourraient à leur tour faire l’objet de l’ouverture d’un procès. Mais d’après la Constitution, des élections anticipées ne pourraient être convoquées que si la destitution a lieu avant la mi-mandat, c’est-à-dire d’ici la fin de l’année. Ce qui ne laisserait que quatre mois pour l’ouverture et l’instruction d’un procès. Passé ce délai, ce serait au tour des parlementaires d’élire indirectement le successeur à la présidence, qui, le cas échéant, serait certainement du même bord politique que Temer. Les mouvements de gauche tablent donc plutôt sur d’autres mesures comme la convocation d’un référendum autour d’élections anticipées, voire d’une assemblée constituante. Mais ces mesures nécessitent l’aval du Congrès, devenu majoritairement favorable au gouvernement. Elles n’ont que d’infimes probabilités d’être mises en œuvre à moins d’une forte instabilité politique et de pressions populaires.
Quoi qu’il en soit, les chances de retour au pouvoir à court terme sont minces pour la gauche, même pour 2018. La destruction de l’image du PT par les médias, mais aussi par ses propres erreurs au gouvernement, est incontestable et les élections municipales qui se tiendront les 2 et 30 octobre prévoient un de ses plus mauvais scores. Tout va dépendre des stratégies de redéfinition de son programme et de reconquête de la société. Alors qu’une partie de la gauche a déjà commencé à plancher sur la refonte des bases populaires et sociales de son programme, donnant aussi la voix aux autres partis à gauche du PT, une autre partie cogite des alliances politiques autour du nom d’un futur candidat aux présidentielles. Malgré sa popularité, le nom de Lula, affaibli par les accusations de corruption qui pèsent contre lui, ne fait pas consensus et le nom de Ciro Gomes (Parti démocratique travailliste, PDT) est de plus en plus évoqué. Homme de gauche, bon administrateur, mais dans la tradition de la conciliation luliste qui a fait son temps, il n’incarnera pas la voix de ce projet politique rénovateur dont la gauche a besoin.
Enfin, le rapport à la rue devra aussi se reconfigurer. Si les mesures néolibérales et conservatrices prévues par le gouvernement Temer produiront une réelle insatisfaction de la société, il n’est pas dit qu’elles se traduiront par un retour à la rue. D’une part, à cause de l’éreintement de près d’un an et demi de mobilisations avant la destitution de Dilma Rousseff, et d’autre part car les médias, de nouveau du même bord politique que le gouvernement, vont changer de ligne éditoriale pour adopter une stratégie de légitimation des mesures austéritaires. La gauche, qui dispose de moyens de communication bien moins puissants, sera donc confrontée au défi permanent de la « contre-narration ». Enfin, les annonces du nouveau ministre de la justice sur la répression des mouvements sociaux ne laissent aucun doute sur l’accroissement de l’agressivité de la police lors des manifestations, dont ont déjà fait les frais depuis plusieurs semaines des centaines de militants.
Illustration : Mídia NINJA