Les journées de travail du séminaire international « La transformation du régime mexicain dans le contexte international : défis du prochain sextennat » (7-9 novembre 2018) se terminent.
Parfois, on se dit que ce genre d’événement se tient et ne laisse rien derrière lui.
Ce ne sera assurément pas le cas de celui-ci. Les analystes mexicains parmi les plus fins de l’histoire et de la vie politiques nationales, ainsi que les acteurs les plus centraux du principal projet porté par Morena (Mouvement de régénération nationale) et le président Andres Manuel Lopez Obrador (dit AMLO) – la rénovation et la démocratisation de l’Etat au service d’un projet de souveraineté , de développement économique plus inclusif et autonome et de justice sociale pour le Mexique –, ont offert à tous les participants des interventions de très haut niveau. Dans le cas des acteurs politiques et des futurs membres du gouvernement – ici sont présents les représentants de la gauche de Morena –, ces interventions ne laissent aucun doute sur le niveau d’engagement, de préparation, et de conviction qui les caractérise.
Toutes et tous n’entretiennent aucune naïveté par rapport aux énormes défis et difficultés qu’ils vont rencontrer dans un pays frappé par la pauvreté, les inégalités, la corruption systémique organisée largement depuis l’Etat lui-même – lieu de toutes les porosités et fusions occultes entre la classe politique, les pouvoirs économiques et la criminalité organisée – la décomposition institutionnelle, la violence, le narcotraffic et la dépendance économique aux États-Unis.
Pourtant, les ambitions sont fortes.
Alejandro Encinas, futur secrétaire d’État aux droits humains, résume les enjeux.
« Le 1er décembre (prise de fonction de AMLO), il y aura bien une alternance au gouvernement, mais pas encore un changement de régime ». Et d’ajouter : « Un changement de régime ? Pour arriver à cette étape, nous n’avons qu’une voie possible : en nous appuyant sur la société et ses acteurs organisés – jamais le pays n’a connu une telle vigueur, une telle maturité et une telle autonomie des mouvements sociaux –, nous devons imposer les droits humains (qui sont à la fois politiques, démocratiques, sociaux et économiques) au coeur des politiques publiques de l’Etat et de la citoyenneté. La non protection, et même le dissolution progressive de ses droits par l’Etat, a favorisé la montée en puissance des pouvoirs économiques mais aussi délictueux. Progressivement, depuis des décennies, s’est opéré un transfert du pouvoir réel détenu par l’autorité légitimement constituée vers une autre autorité, celle des pouvoirs illégaux qui captent désormais à la fois la rente publique et privée ».
Violences ? Les chiffres sont étouffants.
Selon M. Encinas, la criminalité et la stratégie de guerre contre le narcotrafic lancée en 2006 ont causé 250 000 morts et 200 000 déplacés intérieurs. Il existerait 1 100 fausses clandestines disséminées sur tout le territoire. Il y aurait également 26 000 corps retrouvés mais non identifiés et 40 000 disparus. Un puissant mouvement des mères de disparus existe au Mexique.
Quelles armes tuent ces gens ? Selon Renato Sales, commissaire national à la sécurité du gouvernement actuel, 2 000 armes entrent chaque jour au Mexique...depuis les Etats-Unis, pays où « il y a plus d’armes – 300 millions – que d’habitants, la plupart concentrées dans les États frontaliers du Mexique : Californie, Arizona, Nouveau Mexique et surtout au Texas. »
A quelques jours de la fin du gouvernement de Enrique Peña Nieto, ce représentant de l’exécutif sortant peut se permettre d’affirmer : « Les États-Unis nous demandent de les aider sur la question migratoire, le Mexique leur demande de nous aider sur la question des armes » qui viennent équiper la criminalité organisée et le narcotrafic que Washington et Mexico prétendent vouloir éradiquer. (La Razon, 7 novembre 2018)
Corruption ? Santiago Nieto sera en charge de l’unité d’intelligence financière, c’est à dire de la lutte contre le blanchiment d’argent auprès du futur ministre des finances. Il rappelle que chaque année au Mexique, ce sont 56 milliards de dollars qui sont blanchis.
Avec Irma Eréndira Sandoval, future ministre de la fonction publique, qui rappelle pour sa part judicieusement que la principale corruption est toujours – plus que celle de la fonction publique – la « corruption financière et économique – dont l’évasion fiscale- bénéficiant des systèmes bancaires et des paradis fiscaux internationaux » , et la future procureure anti-corruption Luz Mijangos, ils forment le trio qui sera au coeur de la politique du nouveau gouvernement en matière de lutte contre la corruption.
Ils devront coordonner tous les services de l’Etat et de la justice pour donner vie à cette politique prioritaire de AMLO, promue dans le cadre de son projet de « 4e transformation » du Mexique (voir chronique précédente).
Mais malgré son projet clair et sa volonté politique, jusqu’où pourront avancer AMLO et son gouvernement ? La question est largement discutée ici, comme partout en ville.
Est-il possible de gouverner – de transformer- un pays comme le Mexique ?
Six ans – durée du mandat – sont ils significatifs pour réaliser, dans le contexte, des changements réels, c’est à dire structurels ? Sera t il possible de faire face à la réaction et aux offensives des pouvoirs non officiels mais réels du pays qui ne manqueront pas de se mettre en mouvement à chaque fois que AMLO remettra en jeu leurs intérêts ?
Et que se passera-t-il si les changements n’adviennent pas – ou trop peu – au sein d’une population qui a investi le vote AMLO comme celui d’une vague démocratique contre le système ?
Où vont pencher les équilibres internes que mettra en place le nouveau président au sein de son gouvernement et de son administration entre les secteurs de la gauche et des mouvements sociaux qui le soutiennent et ceux issus du monde politique traditionnel , du centre-droit , et des secteurs économiques – ceux qui voient en lui celui qui peut stabiliser, et non transformer, un pays devenu à ce point instable qu’il met en péril leurs affaires et la venue d’investisseurs internationaux – également présents et actifs dans la coalition et l’entourage de AMLO ?
Est-il possible de maintenir ce type de coalitions nécessaires dans la phase de conquête du pouvoir une fois aux gouvernement ?
Au sein des secteurs de gauche, des débats et des craintes s’expriment sur tous ces sujets.
Ainsi, beaucoup d’espoirs, de volonté, mais aussi des doutes et des craintes s’entremêlent au Mexique quelques semaines avant le début d’une nouvelle expérience progressiste et démocratique en Amérique latine qui va démarrer tandis que partout s’imposent de nouveaux régimes « liberaux-autoritaires » et que les Etats-Unis se ré-organisent pour réaffirmer leur prétentions hégémoniques et leur politique d’ingérence active, notamment contre le Venezuela, mais aussi Cuba et le Nicaragua, désormais qualifiés de « Troïka de la tyrannie » par John Bolton, conseiller à la sécurité intérieure de Donald Trump.
L’expérience et la lucidité des secteurs organisés de la société mexicaine les conduisent à ne pas contourner toutes ces discussions, mais sans jamais mettre de côté ce pourquoi ils se sont mobilisés : l’espoir.
Et à une intervenante du séminaire organisé par John M. Ackerman de conclure : « Je crois que nous sommes tous habités par une tentation, celle de projeter trop sur AMLO lui-même. Nous avons envie de lui demander tout, de réaliser tout ce que nous voulons et ce dont nous rêvons depuis toujours. C’est une faute et nous devons faire attention à ne pas trop le faire ». Et de poursuivre : « AMLO formule, incarne et affirme une volonté, il ouvre un chemin. Mais ce chemin ne pourra exister que si la société et les gens eux-mêmes l’empruntent et se l’approprient. AMLO sera au coeur d’un univers où de puissantes forces et énergies se déchaîneront et s’affronteront autour et contre lui à chaque fois qu’il ira vers la transformation. Ira-t-il ? »
Les yeux plantés dans ceux de l’auditoire, elle ajoute : « Au fond c’est aussi à nous de l’y pousser et d’être attentifs à ce que des choix ne soient pas faits pour que soient réduits l’expression des mouvements sociaux. Quand nous parlons de lui, de ses qualités, de ses forces, de ses défauts, des limites auxquelles il est confronté et va être confronté, de ses réelles intentions, des alliances et des compromis qu’il passe ou devra passer dans la pratique réelle du pouvoir, nous parlons en réalité de nous. Nous nous parlons à nous-mêmes. Nous sommes le sujet car en réalité, ses succès, ses limites ou ses échecs seront largement nourris par notre mobilisation et notre détermination dans le temps. »
Photos (9 novembre 2018) : Irma Eréndira Sandoval, Santiago Nieto, John M. Ackerman entre autres (photo de groupe), Alejandro Encinas, Juan Carlos Monedero, Bibliothèque de l’Unam, participants au séminaire, muraux consacrés à l’histoire mexicaine (Tlalplan, sud de Mexico).