Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire N° 388, le 1er novembre 2014

Victoire de la gauche au Brésil et retour sur quatre autres élections dans le monde

lundi 8 décembre 2014   |   Immanuel Wallerstein
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Le 26 octobre, Dilma Rousseff, la candidate du Parti des travailleurs, (PT), a été réélue présidente du Brésil au second tour des élections. Elle s’est ainsi imposée avec une faible avance face à Aécio Neves, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB). Contrairement à ce que suggère le nom de cette dernière formation, il s’est agi d’un classique face-à-face gauche-droite, dans lequel les Brésiliens ont voté, pour la plupart d’entre eux, selon une logique de classe. Et ce, en dépit du contenu de chacun des deux programmes, à bien des égards plus centriste que réellement de gauche ou de droite.

Pour comprendre cette apparente contradiction, il nous faut analyser la politique brésilienne et ses spécificités. Cette dernière est en effet, sur de nombreux points, plus proche de celle de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord que de celle de l’immense majorité des pays du Sud. Comme au Nord, les combats électoraux se réduisent au bout du compte à un affrontement entre un parti de centre-gauche et un parti de centre-droit. Les scrutins sont réguliers et les électeurs ont tendance à défendre leurs intérêts de classe malgré l’orientation centriste des deux principales formations, qui se succèdent au pouvoir. Le résultat est l’existence d’un mécontentement permanent des citoyens vis-à-vis de « leur » parti et des tentatives incessantes, de la part de la vraie gauche et de la vraie droite, d’influer sur les politiques menées.

Les stratégies développées par ces groupes de gauche ou de droite dépendent dans une certaine mesure de l’organisation des systèmes électoraux. De nombreux pays possèdent de fait un mode de scrutin à deux tours, ce qui permet à toutes ces forces de présenter leurs candidats au premier tour, puis de se rallier à l’un des grands partis au second. Il existe cependant une exception notable : aux Etats-Unis, le système électoral oblige les forces de droite comme de gauche à intégrer les principales formations et à s’affronter en leur sein.

Le Brésil, lui aussi, possède une caractéristique particulière. Tandis que dans tous ces pays, la plupart des responsables politiques restent fidèles à leur parti, au Brésil, les changements d’étiquette sont monnaie courante dans un Congrès où la formation dominante dispose généralement d’une courte majorité. Cette situation contraint les grandes organisations à consumer une énergie considérable pour reconstituer en permanence des alliances et explique que la corruption, à défaut d’être réellement plus grande, soit légèrement plus visible qu’ailleurs.

Lors des dernières élections, alors que le PT était handicapé par la désaffection croissante de ses électeurs, Marina Silva, une candidate issue d’un parti tiers, a tenté de proposer une alternative. Dans un premier temps, la cote de popularité de cette femme non blanche, connue pour ses positions écologistes, son appartenance au culte évangélique et ses origines sociales modestes a semblé monter en flèche, avant de s’effondrer comme un château de cartes. Le programme profondément néolibéral qu’elle a mis en avant a en effet agi comme un repoussoir pour les citoyens, qui se sont finalement tournés vers Neves, représentant d’une droite plus traditionnelle.

La déception des électeurs du PT se cristallise sur son incapacité à rompre structurellement avec l’orthodoxie économique et à tenir ses promesses en ce qui concerne la réforme agraire, les préoccupations environnementales et la défense des droits indigènes. A cela s’ajoute la répression des manifestations populaires des forces de gauche, notamment celles de juin 2013. Pourtant, les mouvements sociaux de gauche ont massivement appuyé le PT au second tour des élections.

Ce soutien s’explique du fait des points positifs à mettre à l’actif du PT. Premièrement, il faut noter la forte extension de la Bolsa familia [1], programme qui a fourni une allocation mensuelle au quart le plus pauvre de la population brésilienne, améliorant sa vie quotidienne de manière significative. Deuxièmement, il convient de souligner l’excellente politique étrangère de Brasilia, très peu évoquée par la presse occidentale, qui a également pesé dans le choix des électeurs. Le pays a en effet joué un rôle de premier plan dans la construction d’institutions sud-américaines et latino-américaines permettant de contenir l’influence des Etats-Unis dans la région. Les forces de gauche étaient certaines que Aécio Neves s’attaquerait aux mesures sociales du PT et réorienterait le Brésil vers une position davantage pro-américaine. Il semble donc que pour elles, ces points positifs l’aient emporté sur les points négatifs.

Le même week-end se sont tenus trois autres scrutins majeurs : en Uruguay, en Ukraine et en Tunisie. Dans le premier cas, il s’agissait, comme au Brésil, du premier tour des élections présidentielles. C’est le Frente Amplio (Front élargi) qui était au pouvoir depuis 2004. Comme son nom l’indique, celui-ci constitue un large front allant du centre-gauche aux communistes et aux ex-guérilleros. Tabaré Vasquez, son candidat, faisait face à un adversaire de la droite traditionnelle, Luis Lacalle Pou du Parti national, mais aussi à Pedro Bordaberry, issu de l’un des deux partis – le Parti Colorado – ayant mis l’Uruguay en coupe réglée pendant plus d’un demi-siècle.

Vasquez a obtenu 46,5 % des suffrages contre environ 31 % pour Lacalle, un résultat insuffisant pour éviter un second tour. Si Bordaberry, qui a récolté 13 % des voix, a apporté son soutien au candidat de droite, il est cependant probable que le Frente Amplio l’emporte, plus ou moins pour les mêmes raisons que le PT au Brésil. Mais à la différence de celui-ci, le parti de Tabaré Vasquez sera majoritaire au Congrès. Ainsi, l’Uruguay pourra lui aussi poursuivre les efforts visant à créer une structure géopolitique autonome en Amérique latine [2].

La situation ukrainienne est radicalement différente. Dans ce pays, la politique ne s’articule pas autour d’un clivage gauche-droite, avec deux partis centristes se disputant le pouvoir, mais se caractérise désormais par une division régionale et ethno-linguistique. Lors de ce vote, les dés étaient pipés, le gouvernement pro-occidental s’étant assuré que les « mouvements séparatistes » de l’est de l’Ukraine ne pourraient jouer aucun rôle réel. Ces derniers ont donc boycotté le processus en annonçant qu’ils organiseraient leurs propres élections pour les mandats régionaux. A l’issue du scrutin convoqué par Kiev, les responsables désormais au pouvoir – le président Petro Porochenko et son rival d’un autre parti, le premier ministre Arseni Iatseniouk – maintiendront leur tandem en privant Pravy Sektor (le Secteur droit), une formation ultranationaliste, de toute influence.

La Tunisie, enfin, est également un cas à part. Considéré comme le déclencheur du « Printemps arabe », le pays semble aujourd’hui en être le seul survivant. Ennahda, le parti islamiste qui avait remporté les premières élections, s’est ensuite considérablement affaibli en voulant mettre en œuvre, à marche forcée, un programme d’islamisation de la politique tunisienne. Il y a quelques mois, il a ainsi été contraint de céder la place à un gouvernement intérimaire technocratique et a perdu un grand nombre d’électeurs (y compris parmi les islamistes) lors de ce deuxième scrutin.

C’est Nidaa Tounes (« l’appel de la Tunisie ») qui a remporté les élections. D’une certaine manière, son positionnement est clair : il s’agit d’un parti laïc. Son leader, Béji Caïd Essebsi, est un homme politique respecté de 88 ans. Ayant participé aux gouvernements « destouriens », qui ont dirigé le pays après l’indépendance, il est ensuite devenu un dissident de poids. Il devra relever un défi de taille : maintenir l’unité d’une coalition de forces laïques très divisées, à commencer par les jeunes gens qui ont été à la pointe du soulèvement contre l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali en 2011 et les diverses figures du gouvernement déchu, qui ont signé leur retour dans l’arène politique.

Nidaa Tounes dispose d’une majorité relative de 85 sièges sur 217 tandis qu’Ennahda n’en possède plus que 69, les autres formations de moindre importance se partageant le reste. Un gouvernement de coalition est donc incontournable, et il se peut même que celle-ci regroupe tous les partis. Ainsi, alors que les jeunes révolutionnaires tunisiens célèbrent leur victoire face à Ennahda, nul ne sait où cette configuration mènera la Tunisie.

Je me réjouis des résultats au Brésil, où la plus significative de ces quatre élections a eu lieu. Quant aux autres pays, la partie est loin d’être terminée.

 

Traduction : Frédérique Rey
Édition : Mémoire des luttes

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Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.





[1La Bourse famille. Note de l’éditeur.

[2Tabaré Vazquez a été élu dimanche 30 novembre. Note de l’éditeur.



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