Chroniques du mois

Vers un automne chaud en Espagne ?

samedi 1er septembre 2012   |   Ignacio Ramonet
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Avec Le Monde diplomatique en español

Comme si les vacances estivales étaient une sorte de potion magique pouvant faire oublier la brutalité de la crise, les grands médias espagnols ont tenté de détourner la mobilisation des citoyens au moyen de doses massives d’abrutissement distractif : championnat d’Europe de football, Jeux Olympiques, commérages sur les célébrités… Ils voulaient occulter que le gouvernement de Mariano Rajoy prépare de nouvelles coupes budgétaires et que le nouveau plan d’aide de l’Union européenne (UE) à l’Espagne sera socialement très douloureux… Mais ils n’y sont pas parvenus. Notamment parce que les audacieuses « expropriations » conduites par Juan Manuel Sanchez Gordillo, maire de Marinaleda, et le Syndicat andalou des travailleurs (SAT) [1] ont brisé le « mur de l’info » et maintenu l’alerte sociale. L’automne pourrait être chaud en Espagne.

A condition que les Espagnols, assommés par soudaineté et la dureté de la crise, sortent de leur pessimisme et cessent de ressentir ce grand dégoût à l’égard de la politique. Au cours d’une conversation publique, maintenue en août dernier, dans le cadre d’un Forum social [2], avec le philosophe Zygmunt Bauman [3], nous avons dit que la crise devait, au contraire, encourager les citoyens à cesser d’être des sujets individuels isolés les uns des autres. Nous avons rappelé qu’une des bases essentielles du système actuel est la compétitivité. Et que c’est en son nom que nous sommes poussés à nous opposer constamment les uns aux autres. Les solidarités sont concassées. En un jeu de concurrences d’autant plus féroce que la crise réduit les chances de réussite de chacun. C’est la société en tant que telle qui est ainsi menacée. Contre un tel risque, nous avons recommandé que chaque citoyen devienne, au contraire, un agent du changement, un activiste social interconnecté avec tous les autres. Pour maintenir la cohésion sociale et renforcer la résistance collective.

« Nous devons reprendre le contrôle de nos vies – a affirmé Bauman – Nous vivons un moment de très grande incertitude. Le citoyen ne sait plus qui se trouve au poste de commandement. D’où une perte de confiance dans la politique et les institutions traditionnelles. Ce qui produit un effet de peur et d’insécurité… Des dirigeants politiques utilisent d’ailleurs la crise pour instiller la peur et mieux pouvoir contrôler les citoyens, réduire leurs droits, limiter leurs libertés. C’est un moment très dangereux, parce que cela a des conséquences sur notre vie personnelle. Par exemple, ils nous répètent que, en ces temps de chômage massif, il nous faut à tout prix garder notre emploi… Et ils en profitent pour durcir les conditions de travail, élargir la précarisation, faire taire toute contestation… La peur est une arme de contrôle social fort puissante. »

Si les citoyens ne savent plus qui commande c’est parce qu’il s’est produit une bifurcation entre pouvoir et politique. Naguère, pouvoir et politique se confondaient. Dans une démocratie, le candidat (ou la candidate) qui, par la voie politique, gagnait une élection était le seul (ou la seule) à exercer le pouvoir exécutif en toute légitimité. Aujourd’hui, dans l’Europe néolibérale, ce n’est plus ainsi. Le succès électoral d’un chef de l’exécutif ne lui garantit plus l’exercice du pouvoir réel. Parce que, au-dessus de lui, se trouvent désormais (outre Berlin et Mme Merkel) deux pouvoirs supérieurs non élus que le chef de l’exécutif ne contrôle pas et qui lui dictent sa conduite : la technocratie européenne et les marchés financiers.

Ces deux instances imposent leur agenda. Les eurocrates exigent obéissance aveugle aux traités et mécanismes européens qui sont, génétiquement, néolibéraux. De leur côté, les marchés sanctionnent la moindre indiscipline qui dévierait de l’orthodoxie libérale [4]. De sorte que, prisonnier de ces deux rives, le fleuve de la politique avance obligatoirement dans une direction unique sans marge de manœuvre. C’est à dire : sans pouvoir.

« Les institutions politiques traditionnelles – note Zygmunt Bauman – sont de moins en moins crédibles. Parce qu’elles n’aident pas à régler les problèmes qui se sont dernièrement, et soudainement, abattus sur les citoyens. Il s’est produit une sorte de court-circuit entre la démocratie (ce que les gens ont voté) et les diktats imposés par les marchés qui détruisent les droits sociaux des gens et leurs droits fondamentaux. »

Nous sommes au chœur de la grande bataille du Marché contre l’Etat. Nous avons atteint un point où les marchés, dans leur ambition totalitaire, voudraient tout contrôler : l’économie, la politique, la nature, la culture, la société, les individus… Ils veulent aussi, en alliance avec les grands médias qui constituent leur appareil idéologique, démanteler en Europe l’édifice des avancées sociales, ce que nous appelons l’Etat providence.

Ce qui est en jeu c’est donc un principe essentiel du contrat social : l’égalité des chances. Par exemple, en Espagne, le gouvernement, silencieusement, est en train de privatiser (soit transférer aux marchés) l’enseignement public. La réduction massive des crédits crée une éducation publique de bas niveau en raison des nouvelles contraintes imposées aux professeurs et aux élèves : davantage d’heures de cours pour les enseignants (avec des salaires réduits !) et davantage d’élèves par classe… De telle sorte que l’enseignement public aura du mal à favoriser l’émergence de jeunes d’origine modeste. En revanche, pour les familles aisées, l’enseignement privé va connaître un nouvel essor. On risque donc de revoir des catégories sociales privilégiées dont les enfants accéderont naturellement aux postes de décision du pays. Et d’autres, de seconde catégorie, qui n’auront naturellement accès qu’à des postes d’exécution. C’est intolérable.

Dans ce sens, la crise en Espagne agit comme le choc dont parle la sociologue canadienne Naomi Klein dans son livre La Stratégie du shock [5]. Le système se sert du désastre économique pour avancer vers la conquête des objectifs libéraux. Ainsi, des mécanismes sont créés pour mettre sous surveillance les démocraties européennes et pour pouvoir appliquer (en Espagne, en Irlande, au Portugal et en Grèce) de très durs programmes d’ajustement contrôlées par une nouvelle autorité non élue : la troïka, constituée par des représentants du Fonds Monétaire International, de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne.

Bien qu’elles ne représentent pas les citoyens, ces institutions –soutenues, là encore, par les grands médias qui obéissent aux intérêts des groupes qui en sont propriétaires – sont chargées de mettre au point les outils de contrôle dont le but est de réduire la démocratie à un théâtre d’ombres et d’apparences. Avec la complaisante complicité des partis de gouvernement. A propos de l’Espagne, beaucoup de citoyens se demandent qu’elle différence y a-t-il entre la politique austéritaire de José Luis Rodriguez Zapatero et celle de Mariano Rajoy ? Pratiquement aucune. Tous deux se sont servilement inclinés devant la spéculation financière et obéi aveuglément aux consignes eurocratiques. Tous deux ont sacrifié la souveraineté nationale. Tous deux se sont abstenus de prendre des mesures pour freiner l’irrationalité des marchés. Tous deux ont estimé que, devant les exigences de Berlin et l’attaque des spéculateurs, la seule solution consistait à sacrifier le peuple comme si son tourment pouvait apaiser la convoitise des marchés.

Dans un tel contexte, les Espagnols ont-ils les moyens de reconstruire la politique et de régénérer la démocratie ? Sans aucun doute. La protestation sociale ne cesse de s’étendre. Les mouvements revendicatifs se multiplient. Pour l’instant, la société espagnole croit encore que cette crise est un accident et que les choses redeviendront bientôt comme elles étaient. Elle se trompe. Lorsqu’elle prendra conscience qu’il n’y aura pas de retour en arrière et que les mesures austéritaires ne sont pas circonstancielles mais définitives, le mécontentement social probablement s’amplifiera.

Que demanderont alors les protestataires ? Pour notre ami Zygmunt Bauman, c’est très clair : « Il faut construire un nouveau système politique qui permette d’établir enfin un autre modèle de vie et une authentique démocratie du peuple. » Un beau programme. Qu’attendons-nous pour le mettre en œuvre ?




[1Personnalité fort populaire en Espagne, Juan Manuel Sanchez Gordillo, maire de Marinaleda (province de Séville), député (Izquierda Unida, gauche unie) au Parlement d’Andalousie et dirigeant syndicaliste, a conduit en août dernier, à la tête d’un groupe de quelque 400 ouvriers agricoles, plusieurs opérations d’expropriations d’aliments dans des supermarchés, qu’il a ensuite remis à des familles sans-domicile-fixe de la ville de Séville.

[2Organisé au sein du Festival Rototom Sunsplash à Benicassim (Espagne) du 16 au 23 août 2012. http://www.rototomsunsplash.com/fr

[3Né en Pologne en 1925 et professeur émérite à l’université de Leeds (Royaume Uni), Zygmunt Bauman est un des plus importants sociologues et philosophes contemporains. Il demeure inexplicablement mal connu en France où quelques uns de ses ouvrages ont été, malgré tout, traduits. On citera, entre autres : Le coût humain de la mondialisation (Hachette, Paris, 1999), La vie en miettes (Hachette, Paris, 2003), La Vie liquide (Rouergue, Chambon, 2006), et La Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes (Actes Sud, Arles, 2007).

[4D’où la nécessité d’un vrai débat sur le « Pacte budgétaire » que seul un référendum peut permettre.

[5Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre, Actes Sud, Arles, 2008.



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