Il y a quelques années dans un cours magistral diffusé par la Sept/Arte, l’historien Marc Ferro comparait les actualités cinématographiques de la deuxième guerre mondiale. En observant les visages de ceux qui agitent des fleurs au passage de Hitler ou de Pétain, l’envie vous prenait d’arracher ce « nous autrefois » à son inconscience.
Caracas, mai 2016. Comme la Constitution le lui permet, la coordination de la droite (MUD) a remis au Centre national électoral (CNE) les signatures nécessaires pour que celui-ci organise un référendum révocatoire contre le président Nicolas Maduro. Garant de processus électoraux validés depuis 17 ans par les organisations internationales (Union européenne, Organisation des Etats américains, Union des nations sud-américaines), le CNE est en train de vérifier l’authenticité de ces listes de signatures [1]. La présence d’identités usurpées ou de personnes décédées fait croire à certains que la droite a « auto-saboté » sa collecte pour mieux crier à la dictature en cas de rejet : une grande puissance y trouverait le prétexte à une intervention. Quoi qu’il en soit, si le nombre requis de signatures est validé et si l’on tient compte les délais de chaque phase du processus, le référendum pourra être organisé au début de 2017, après les élections des gouverneurs.
Le 14 mai, l’ancien président colombien Alvaro Uribe, dont on attend encore la comparution devant la justice pour crimes contre l’humanité, a déclaré depuis Miami que l’opposition vénézuélienne devrait avoir « une armée pour la défendre » et qu’il fallait utiliser contre Maduro la même technique ayant servi contre Dilma Rousseff [2]. Le 18 mai, ses apprentis paramilitaires, regroupés au sein de l’Aube dorée vénézuélienne, partent à l’assaut du CNE, déjà victime de plusieurs agressions, pour exiger la « tenue immédiate » du référendum, blessant gravement plusieurs fonctionnaires de police, s’acharnant sur une femme policière [3].
Que dit France 2 de tout cela ? Que « le gouvernement rejette le référendum » et que « la police réprime des manifestants ».
Voilà ce que la grande majorité des téléspectateurs voit, entend et croit, jour après jour, année après année. Images fabriquées sur commande durant quelques minutes sur quelques mètres carrés de la capitale, destinées à alimenter le « storytelling » des médias. L’objectif est de provoquer la violence pour dénoncer devant les organisations internationales les soi-disant violations des droits de l’homme. Alors que le hors-champ réel montrerait la population indifférente ou lassée des provocations, une voix off de journaliste, loin du Venezuela, évoquera une « guerre civile ». Mais qui le devinera ?
Retour à la case départ, aux visages des archives de Marc Ferro. Au bout de 17 ans de révolution, le mot « Venezuela » active automatiquement dans notre cortex l’image « répression ». Plus de contre-champ, plus de hors-champ, plus de temps, plus de suivi. La quantité devient qualité. Dire le réel devient impossible. A moins d’être pris pour un fou et de perdre ses amis.
Le cas de Podemos (Espagne) est exemplaire, qui a dû se forger un programme consensuel et rompre ses liens avec la révolution bolivarienne. Son dirigeant Pablo Iglesias a souhaité la libération de Leopoldo Lopez (dirigeant d’extrême-droite condamné pour sa responsabilité directe dans les violences et la mort de 43 personnes en 2014) et déclaré que le « pays est au bord de la guerre civile » [4]. Il sait que c’est faux car il connaît la réalité. Mais pourquoi ne pas sacrifier un réel lointain si cela permet d’améliorer son image dans les médias et gagner des voix ?
Ce besoin de protéger l’image de marque s’exprime en général dans la position « sciences-po » : une critique « d’intellectuel vigilant » avec pour argument « attention, restons prudents, il y a des expériences dans le passé qui ont mal fini ». Il y a pourtant une alternative : écouter les mouvements sociaux vénézuéliens, la critique faite de l’intérieur et en connaissance de cause par les acteurs d’un processus aussi difficile que la construction d’un pouvoir citoyen, parfois frustrés, souvent impatients face aux lenteurs de l’Etat, déterminés à construire une démocratie participative.
En 17 ans de révolution bolivarienne, j’ai observé mille fois la réaction des visiteurs qui prenaient la peine de sortir de l’hôtel, sidérés par l’abîme entre l’image créée par les médias et la réalité qu’ils découvraient. Tel Jon Jeter, chef du Bureau Amérique du Sud du Washington Post s’exclamant en 2004 : « Mais je ne comprends pas ! Ce n’est pas une dictature ! » ou les enquêteurs du prestigieux institut chilien Latinobarometro concluant en 2013 que « le Venezuela est le pays où on observe la plus grande différence entre ce que pensent ses citoyens de leur démocratie et l’image qui circule dans la communauté internationale ». Ironie de l’Histoire, c’est un… socialiste espagnol (et non un membre de Podemos), l’ancien premier ministre José Luis Rodriguez Zapatero, observateur officiel d’élections législatives remportées par la droite en décembre 2015, qui « partage des impressions très positives sur le déroulement du processus électoral, contrairement à l’image que donnent les médias internationaux ».
Comment oublier l’expérience du Nicaragua, où j’ai vécu dans les années 1980 : le même bombardement médiatique cherchait à rendre « totalitaire » la révolution sandiniste qui avait mis fin à cinquante ans de la dictature des Somoza. Affaiblis par l’étau économique et militaire des Etats-Unis reaganiens, les sandinistes perdirent les élections de 1990. Ils reconnurent aussitôt leur défaite. En 2006, les urnes les ramenèrent au pouvoir, après 16 ans de néolibéralisme et de paupérisation massive. Leurs politiques sociales recueillent aujourd’hui, selon les instituts privés de sondage, une forte popularité.
La majorité ne peut voyager, prisonnière de la Caverne de Platon. Sur l’international, les réseaux « sociaux » sont l’ombre portée des médias dominants. Des coups d’Etat menés par une droite majoritaire médiatiquement (Paraguay, Brésil, Venezuela…) sont justifiés par des journalistes « de gauche » [5]. Lorsqu’en 2009 le président du très pauvre Honduras, Manuel Zelaya, fut victime d’un coup d’État notamment parce qu’il avait cherché auprès de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (Alba) l’appui économique refusé par les Etats-Unis, Gérard Thomas de Libération lui reprocha d’avoir « joué avec le feu » [6]. Le pays bat depuis lors les records en nombre de journalistes et de militants sociaux et des droits de l’homme assassinés mais M. Thomas semble l’avoir oublié.
En laissant la propriété des médias se concentrer aux mains des transnationales, en poussant le service public à imiter le privé au lieu de renforcer sa spécificité et de former ses journalistes comme historiens du présent, en méprisant la création de médias associatifs ou d’autres modes de production de l’information, la gauche occidentale s’est coupée du monde, de ses alliés potentiels. Elle s’est livrée elle-même à l’excision de la pierre de folie par les « journalistes » de la pensée unique.
Source : https://venezuelainfos.wordpress.com/2016/05/24/venezuela-pierre-de-folie/
Illustration : Joka Madruga