Mardi 19 février 2008, dans un « Message du commandant en chef » publié par le quotidien de La Havane Granma, Fidel Castro annonçait qu’il mettait un point final à sa carrière politique en renonçant à être candidat à sa propre succession à la Présidence de Cuba. Jusqu’au prochain Congrès du Parti, prévu pour la fin 2009, il demeure Premier secrétaire du Comité central du Parti communiste de Cuba (PCC), ce qui est loin d’être une fonction mineure dans un système politique à Parti unique. Vraisemblablement, au cours de ce Congrès, il annoncera sa démission du poste de Premier secrétaire (il n’y a pas eu de Congrès du PCC depuis 1997).
Jusqu’alors, cette charge n’avait jamais été dissociée de celle de chef de l’exécutif dans aucun pays dirigé par un Parti communiste. Il est donc certain que Fidel Castro ne conservera pas ce poste de Premier Secrétaire, puisqu’il a déjà également renoncé à ses fonctions de Président du Conseil des ministres (Premier ministre) et de Commandant en chef des armées. Son influence sur l’opinion publique cubaine cependant perdure. Car, dans son nouveau QG secret, ses armes sont maintenant les mots.
Le fait qu’il ait quitté le pouvoir de son vivant permet une évolution pacifique de Cuba. Après tout, Raúl Castro tient les rênes du gouvernement depuis le 31 juillet 2006 ; et la vie a suivi sons cours sans soubresaut.
Dans un premier temps, Raul Castro et son équipe ont mis l’accent sur trois priorités : l’alimentation, les transports et l’habitat. Trois domaines dans lesquels les carences, les pénuries et les dysfonctionnements donnent lieu au mécontentement permanent de la population. Dans les trois secteurs, des avancées ont été constatées.
Par ailleurs, une discussion générale a été lancée à laquelle ont participé plus d’un million de Cubains sur la manière de rendre plus efficace le fonctionnement de l’économie et de lutter contre les bureaucratisme. De nombreuses critiques y ont été émises contre certains dirigeants et contre des fonctionnements de l’Etat socialiste. Par exemple, le sociologue Aurelio Alonso, sous-directeur de la très officielle revue Casa de las Américas, n’a pas hésité à critiquer « une économie trop étatisée » ; il a réclamé : « une économie qui laisse des espaces à d’autres formes de propriété. » ; dénoncé « un système trop étatisé, trop bureaucratisé avec un niveau de participation populaire trop limité dans la prise de décisions de tous ordres. » ; et est allé jusqu’à mettre en cause « le rôle du Parti qui devrait être modifié, parce que le Parti ne peut pas diriger l’Etat, c’est au peuple de diriger l’Etat » [1].
Alfredo Guevara, camarade d’université de Fidel Castro, est un des piliers historiques de la révolution, mais il n’est pas aveugle face aux ombres du tableau. Au cours de récents débats intellectuels, il a critiqué la dégradation de l’enseignement et de l’éducation, et a plaidé en faveur de la nécessité de « réinventer » le socialisme cubain et d’introduire des changements dans le modèle, décisifs selon lui pour la survie de la révolution [2].
Le chanteur Pablo Milanés, un des artistes les plus représentatifs de la révolution cubaine et parmi les plus populaires, a été encore plus radical dans ses critiques : « Je n’ai plus confiance en aucun des dirigeants de la révolution âgés de plus de 75 ans, parce que tous, à mon avis, ont eu leur heure de gloire, certes nombreux, mais l’heure est arrivé qu’ils partent à la retraite. Il faut passer le témoin aux nouvelles générations pour que celles-ci fassent un autre socialisme. Le socialisme actuel s’est enlisé. Il a déjà donné tout ce qu’il pouvait offrir (…) Il nous faut faire des réformes dans de très nombreux fronts de la révolution, et nos dirigeants n’en sont plus capables. Leurs idées révolutionnaires de jadis sont devenues réactionnaires [3]. »
De ce débat est sorti un agenda de réformes souhaitées par la majorité des Cubains et que la nouvelle équipe a commencé à mettre en oeuvre. Certaines mesures ont déjà été adoptées. Les transports en commun ont été améliorés grâce à l’importation d’autobus en provenance de Chine. Concernant l’agriculture, Raúl Castro est conscient que l’indépendance alimentaire est une conquête politique fondamentale sans laquelle il ne peut y avoir de souveraineté possible. Cuba importe environ 80% des denrées alimentaires. Le pays a dépensé en 2007, environ 1, 6 milliard de dollars en nourriture importée, une somme qui, en 2008, a atteint 1, 9 milliard de dollars. Ces dépenses sont d’autant plus injustifiées que plus de la moitié des terres cultivables à Cuba demeurent en friche …
Raúl Castro a lancé le mot d’ordre : "La terre à ceux qui la mettent en valeur et qui produisent pour l’alimentation de tous." Telle est la priorité. Des terres ont été distribuées à des paysans avec pour seule obligation de produire et de contribuer à la souveraineté alimentaire de l’île.
D’autres mesures - réclamées depuis longtemps par une population excédée -, ont également été adoptées. Tout Cubain disposant de pesos convertibles (CUC) peut enfin loger dans des hôtels qui étaient jusqu’à présent réservés aux étrangers. Des lecteurs de DVD, des ordinateurs, des fours à micro-ondes, des motos ou des téléphones portables sont désormais en vente libre. Les Cubains pourront également acheter et vendre leur véhicule ou leur logement. De même, le visa indispensable pour pouvoir voyager à l’étranger pourrait disparaître. De nombreuses absurdités administratives, provoquées par une excessive bureaucratisation, commencent à être supprimées. L’administration de l’Etat a été restructurée, allégée. Il y aura moins de ministères et moins d’obstacles bureaucratiques pour rendre la vie des Cubains plus normale et moins pénible. Mais les citoyens sont invités à travailler davantage tandis que certains services publics, gratuits jusqu’à présent, pourraient cesser de l’être.
Dans un récent entretien au quotidien Juventud Rebelde, Raúl Castro a annoncé que la gratuité serait supprimée dans plusieurs domaines, et il a révélé qu’une de ses tâches prioritaires était tout simplement de remettre les Cubains au travail : « Nous devons supprimer la gratuité de nombreuses prestations. Si nous voulons que les salaires aient la juste fonction qu’ils doivent avoir, il faut, progressivement ou simultanément, supprimer la gratuité non justifiée de services ainsi que la gratuité de certaines subventions excessives. (…) Il nous faut redonner au travail toute sa valeur ; je ne cesse de répéter, au point de me rendre aphone, que nous devons insister sur le concept de travail. Si nous n’adoptons pas les mesures nécessaires pour que les gens ressentent le besoin vital de travailler pour satisfaire leurs besoins, nous ne sortirons jamais de l’ornière. (…) Il faut travailler, chacun doit prendre conscience de la nécessité vitale de travailler, de produire, d’épargner. Telle est la situation et il faut la comprendre. Ce sont des vérités dures à dire, mais nous ne pouvons les édulcorer ; notre devoir est de les dire [4]. »
Le socialisme cubain est en train d’évoluer. Le fera-t-il à la manière de la Chine ou du Vietnam ? Ces deux pays constituent des exemples que les dirigeants cubains ont étudiés de près et qui figurent parmi leurs sources d’inspiration. Mais leur modèle – qui a favorisé le creusement des inégalités - est brutalement mis à mal par l’actuelle crise économique. C’est pourquoi Cuba poursuivra sa propre voie. Les nouvelles autorités vont continuer d’introduire des changements à l’échelon économique, mais il est peu probable que nous assistions à une « Perestroïka cubaine », à l’adoption d’un « communisme néolibéral », ou à une « ouverture politique », ou à des élections multipartites. Les autorités demeurent convaincues que ce type de "transition" rouvrirait la voie à une mainmise américaine et à une forme plus ou moins déguisée d’annexion. Elles considèrent que le socialisme est le bon choix même s’il doit être perfectionné. A court et à moyen terme, leur préoccupation principale est de maintenir l’unité de la société.
La tâche principale qui attend les héritiers de Fidel Castro est de relever l’éternel défi des relations avec les Etats Unis. C’est un dossier déterminant. A plusieurs reprises, Raúl Castro a annoncé publiquement qu’il était prêt à s’asseoir à une table de négociations pour discuter avec Washington l’ensemble du contentieux entre les deux pays [5].
Et c’est probablement des Etats-Unis que pourrait venir le signe politique le plus important. Le nouveau président, Barack Obama, avait déjà plaidé, en 2003, en tant que candidat au Sénat, pour lever l’embargo et réclamé l’adoucissement des restrictions à voyager et à l’envoi de fonds à Cuba. Durant sa campagne électorale, il a annoncé son intention de discuter avec tous les pays considérés comme « ennemis » ou « adversaires » de l’Amérique. Entre autres, avec Cuba. Le 22 février 2008, il avait déjà réclamé une nécessaire "transition" aux Etats-Unis, du moins sur cette question, en déclarant que s’il y a des signes d’un changement dans l’île, "les Etats-Unis doivent être préparés pour avancer vers la normalisation des relations et adoucir l’embargo". Ce serait une révolution copernicienne dans la politique extérieure des Etats-Unis depuis 1961. La nouvelle Secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, osera-t-elle la mettre en œuvre ?
Même si un changement radical n’est pas probable à La Havane, l’élection d’Obama modifie l’atmosphère des relations cubano-américaines. Certes, M. Fidel Castro a suggéré de modérer les attentes : « Ce serait fort naïf de croire que les bonnes intentions d’une personne intelligente pourraient changer ce que des siècles d’intérêts et d’égoïsme ont créé. L’histoire humaine montre que ce n’est pas ainsi. » Mais les choses peuvent changer si Barack Obama décidait de mettre un terme à l’ embargo commercial unilatéral imposé à Cuba depuis presque cinquante ans. Ce qui d’ailleurs correspond à l’actuelle volonté des Cubains installés aux Etats-Unis puisque, selon une enquête de l’Université Internationale de la Floride, 65% des Cubano-Américains sont favorables à un dialogue avec La Havane. Une atmosphère nouvelle qui a d’ailleurs permis à Barack Obama de l’emporter en Floride le 4 novembre 2008.
Le départ de George W. Bush va conduire Washington – échaudé par les désastreuses leçons de l’Irak et du Moyen-Orient – à un réexamen de sa politique étrangère, et sans doute à se réinvestir en Amérique latine.
Les Etats-Unis vont alors découvrir une situation différente de celle qu’ils avaient façonnée dans les années 1960-1990. Cuba n’est plus seule. Dans le domaine de la politique étrangère, les autorités de La Havane sont désormais convaincues qu’elles doivent entretenir de bonnes relations avec toutes les nations, quelle que soit la nature de leurs régimes ou leurs orientations politiques. Les Cubains ont particulièrement renforcé leurs liens, on l’a vu, avec l’ensemble des Etats latino-américains. Pour la première fois, La Havane y a de nombreux amis au pouvoir, principalement au Venezuela, mais aussi au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Nicaragua, au Panama, en Haïti, en Equateur, en Bolivie et au Paraguay. Cuba a intensifié en particulier ses échanges avec les pays de l’organisation économique et politique ALBA (Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique), a signé des accords de partenariat économique avec les Etats du Mercosur et, lors du récent Sommet de Sauípe (Brésil), le 17 décembre 2008, a été admise au sein de la nouvelle Organisation des Etats d’Amérique du Sud et des Caraïbes.
Il apparaît donc de l’intérêt de Washington de redéfinir ses relations avec l’hémisphère latino-américain. Relations qui ne pourront plus être de nature néocoloniale. Et qui seront sans douté précisées par le Président Barack Obama le 17 avril prochain à Port-of-Spain (Trinidad-et-Tobago) lors du Sommet des Amériques.