Le socialisme, il faut bien le reconnaître, est exempt de contenu. Par conséquent, la chose la plus importante est de lui donner un contenu, non par une construction venant du haut, mais par une construction au départ des expériences et des réflexions qui ont eu lieu dans le passé et aujourd’hui.
L’utilisation du mot « socialisme » permet précisément de construire une cohérence qui n’est pas seulement une addition d’initiatives de changement, mais qui aille précisément dans le sens d’une cohérence. Quand on parle du socialisme du XXIe siècle, on dit aussi que ce n’est pas le socialisme du XXe siècle, sans cependant effacer les acquis.
Comment pourrait-on proposer quelques grandes lignes de réflexion ? Je voudrais en proposer quatre de façon très modeste, mais comme propositions pour avancer dans la construction des cohérences. Je vois quatre grands axes pour cette construction de cohérences. Tout d’abord, une utilisation des ressources renouvelables du monde et un contrôle collectif de toute ce qui n’est pas renouvelable, ce qui signifie au fond une tout autre philosophie du rapport à la nature de celle que le capitalisme a développée suite à toute une philosophie du progrès : passer d’un rapport de la nature, qui est un rapport d’exploitation comme dans le capitalisme, à un rapport de la nature qui est une symbiose entre l’être humain et la nature, et donc une critique du progrès sans fin qui a considéré la nature comme une source d’exploitation sans fin.
Cela signifie aussi l’apport d’autres visions du monde que celle qui s’est développée après le siècle des Lumières, même de philosophie pré-capitaliste, mais qui avait une tout autre approche du rapport à la nature.
Ceci nous amène à chaque fois à réfléchir, pour les quatre points que je vais proposer, à la possibilité ou l’impossibilité du capitalisme à réaliser cela, et à l’expérience du socialisme. Dans ce premier point, je crois que nous pouvons conclure que le capitalisme est incapable de développer une autre philosophie du rapport à la nature, pour la bonne raison que sa philosophie fondamentale est précisément de la mettre en utilisation et en ce que les ressources de la nature peuvent apporter à l’accumulation du capital. Le socialisme tel qu’il a existé n’a pas toujours été meilleur dans son rapport à la nature. Je crois que c’est précisément parce qu’il s’est défini très rapidement comme un rattrapage du capitalisme au niveau de la consommation, et qu’il se situait aussi dans la même logique. Comme le disait d’ailleurs Maurice Lhotelier : « le drame du socialisme est d’avoir dû commencer à marcher avec les jambes du capitalisme ».
Le deuxième aspect est de privilégier la valeur d’usage sur la valeur d’échange. Ce n’est pas une idée nouvelle, mais je pense qu’elle est extrêmement importante parce qu’elle signifie aussi une tout autre philosophie de l’économie, non pas de l’économie comme création de la valeur ajoutée, en faveur bien sûr des intérêts privés, mais de l’économie comme une activité collective humaine qui crée les bases de la vie physique, de la vie culturelle ou spirituelle, de tous les êtres humains à travers le monde.
Si l’on définit l’économie de cette façon, on se rend compte qu’il sera impossible pour le capitalisme de répondre à ce type de définition, parce que cela va exactement dans le sens contraire de sa philosophie de base qui est de privilégier la valeur d’échange, car si un bien ou un service n’a pas de valeur d’échange, il ne peut pas contribuer à l’accumulation.
Cela peut avoir des conséquences énormes, aussi bien sur la durée de vie des produits que sur la contradiction de cette logique du just in time, c’est-à-dire de mettre tous les stocks des industries sur les routes, etc. L’apport du socialisme a été par ailleurs le plus important dans ce domaine, en essayant de créer justement une autre philosophie de l’économie.
Le troisième aspect est la démocratisation généralisée, pas seulement sur un plan politique avec une démocratie participative qui complète une démocratie représentative, comme aujourd’hui nous essayons de l’institutionnaliser, même au Venezuela ou dans d’autres pays de l’Amérique latine, mais aussi dans tous les rapports sociaux, y compris dans les rapports économiques, par l’appropriation collective des moyens de production, y compris dans les rapports de ce genre entre les différents peuples. Là aussi, nous nous rendons compte que cela va à l’encontre de toute la philosophie même du capitalisme, qui ne peut pas être démocratique pour ce qui est des décisions à prendre, surtout sur un plan mondial pour l’orientation économique et politique du monde.
Par ailleurs, je pense que le socialisme a marqué aussi des faiblesses très fortes dans ce domaine de démocratie généralisée. Nous savons pourquoi et nous essayons d’apprendre et d’analyser ce pourquoi, mais s’il a eu des faiblesses fondamentales dans ce domaine, je ne crois pas qu’il soit incapable en soi de développer ce type de perspectives.
Je termine par le dernier point : la multiculturalité. Quand je parle de multiculturalité, je veux parler de la possibilité pour toutes les cultures de participer à la délégitimation du capitalisme et à la construction des nouveaux rapports sociaux, et non du monopole de la culture occidentale telle qu’elle a été créée et dans laquelle nous vivons. Accepter la possibilité d’une participation de toutes les cultures, mais aussi de tous les savoirs, y compris de ceux qui ont été marginalisés et qui étaient les savoirs traditionnels : la possibilité d’une participation de toutes les philosophies, de toutes les religions, de toutes les spiritualités, et bien sûr toujours avec la délégitimation des rapports capitalistes et la construction de nouveaux rapports sociaux.
Ceci suppose en dernier point la laïcité, car la laïcité est la condition même de la possibilité d’une multiculturalité dans tous les domaines. Le capitalisme lui-même est incapable de réaliser cela, car pour lui, la seule valeur est la valeur du marché. Il est intolérable pour le capitalisme de se faire critiquer s’il s’agit de critique des rapports sociaux capitalistes. Il est très tolérant pour tout ce qui relève du plan culturel ou philosophique ou autres, pour tout ce qui ne critique pas de façon fondamentale et efficace le rapport social du capital.
Pour le socialisme, il est évident qu’il y a eu aussi des limites très fortes. Le jour où le socialisme a fait de l’athéisme la religion d’État, il s’est coupé de toute une possibilité de contribution valable à sa construction. Je crois que ces quatre points – mais nous pourrions probablement en rajouter d’autres encore - peuvent contribuer à construire une cohérence théorique absolument nécessaire si nous voulons avancer dans l’avenir, à la fois comme base des stratégies et comme base de jugement pour toutes les initiatives particulières.