Initiatives

Prendre le risque de la Russie

lundi 5 mai 2008   |   Denis Paillard
Lecture .

Je vais intervenir brièvement sur l’espace post-soviétique, et de façon plus centrée sur la Russie. Je vais essayer de poser deux types de problèmes : d’une part, la place actuelle de la Russie et du mouvement soviétique dans le mouvement altermondialiste et les questions qu’elle pose, et d’autre part vous donner un certain nombre d’informations par rapport à ce qui se passe aujourd’hui en Russie et qui est très largement méconnu à l’Ouest.

Sur le mouvement altermondialiste tel qu’il s’est construit, si l’axe Nord-Sud est fortement présent, on peut dire que l’Est a été largement absent et ignoré dans la façon dont s’est construit le mouvement. Je crois que c’est un problème qu’il faut prendre au sérieux. Puisqu’il s’agit d’avancer, il est crucial de bien comprendre pourquoi d’une certaine façon ce qui a pu se passer en Russie depuis une quinzaine d’années, y compris depuis l’implosion du système soviétique, a suscité une telle indifférence de la part du mouvement social à l’échelle internationale. Je donnerai un certain nombre de faits mais nous pourrions les multiplier. Je crois que les facteurs sont complexes.

Le premier point est le bilan de ce qu’a été le siècle soviétique, comme le disait Moshe Levine dans son livre, l’expérience de ce que cela a pu représenter. C’était quand même quelque chose de décisif dans l’espace du XXe siècle. La compréhension de ce qui s’est passé et la situation après l’implosion du système restent encore une question largement non creusée. On reste très souvent dans des doxas, des clichés qui étaient associés à l’espace de l’union soviétique. Je crois que le premier problème est un impensé, un refoulé d’une large partie de la gauche du mouvement social.

Deuxièmement, après l’implosion du système soviétique, il y eut vraiment un désintérêt, que j’ai vécu – j’étais quelqu’un d’assez impliqué dans ce qui pouvait se passer en Russie – de la part du mouvement social, de la gauche ou de l’extrême gauche en France. Je prendrai simplement un exemple, qui est la façon dont la deuxième guerre de Tchétchénie – et nous pourrions même remonter à la première – a été complètement ignorée. On a laissé massacrer des dizaines de milliers de personnes dans la plus totale indifférence. Les comités Tchétchénie étaient vraiment une affaire de quelques individus. C’est vraiment un indice très fort.

Au-delà de cette situation, on pourrait dire que ce sont les médias qui sont responsables, entre la démonisation du régime Poutine et la fabrication d’une opposition à travers « L’autre Russie », dont les dirigeants sont d’anciens responsables gouvernementaux. Un des premiers ministres de Poutine était dans « l’autre Russie », que l’on voit souvent sur Arte ou dans la presse. Ils étaient fondamentalement les acteurs principaux de la politique de réforme ultralibérale qui s’est mise en place en Russie à partir de l’implosion. Il faut comprendre qu’il y a effectivement un problème d’information et de médias, mais aussi quelque chose de plus profond qui est vraiment une question : pourquoi, la présence de militants et militantes venus de Russie, de Moldavie, de Géorgie et du Kazakhstan, était-elle à ce point un phénomène qui est passé complètement inaperçu, y compris dans les forums sociaux européens ?

On ne sait donc pas trop ce qui se passe, et l’on ne veut pas savoir. L’indice le plus fort de ce désintérêt est ce qui s’est passé à l’occasion du G8 en 2006, qui a eu lieu à Saint Pétersbourg, avec une initiative du mouvement social russe. Quasiment personne, ni de l’Ouest ni d’au-delà l’Ouest, n’a été présent au G8 en signe de solidarité, alors que le mouvement est confronté à une vague de répression très forte – 500 arrestations et interpellations sur les 2 000 participants. A l’exception de quelques anarchistes et de deux ou trois militants de SUD, ceux du convoi syndical qui sont également engagés par rapport à la Tchétchénie, il n’y a personne, alors que l’année suivante, mille kilomètres un peu plus à l’Ouest, il y eut des milliers et des milliers de personnes et cela s’est bousculé.

Nous avons vraiment un bilan à en tirer et des questions à nous poser : pourquoi jusqu’à présent ce qui se passe dans le mouvement social en Russie n’intéresse-t-il pas vraiment les gens ? Pourquoi l’Est et l’espace post-soviétique sont-ils quelque chose de fondamentalement délaissé et absent d’intérêt ?

Je qualifierai cette ignorance d’ignorance active car je crois qu’il y a les informations et la possibilité de savoir. Elle est d’autant plus problématique que, depuis la fin 2004, un mouvement social d’une tout autre envergure émerge en Russie par rapport à ce que l’on a pu connaître dans les années 1990 où, face à la « massue » des réformes libérales, la Russie a été vraiment un polygone d’expérimentation de la politique néolibérale, avec un capitalisme prédateur. Moshe Levine disait que ce qui s’est passé avec les privatisations en Russie était le grand hold-up du XXe siècle.

Par rapport à la période des années 1990 où les résistances sont très faibles et les populations assommées par ce qui se passe, à partir de 2004, le pouvoir lié à l’arrivée de Vladimir Poutine à la présidence de la Fédération de Russie ne change pas du tout le cours politique, au contraire. On a une accélération des réformes libérales et du Code du travail. Il y a un changement de politique, mais cela va quand même dans le même sens du point de vue des réformes libérales, de la privatisation de l’éducation et de la santé.

Paradoxalement, et alors même que l’on a un pouvoir relativement brutal qui s’acharne à empêcher l’émergence de toute forme de résistance ou de tout espace citoyen dans le pays, à partir de la fin 2004, on va voir émerger en Russie un mouvement social. Cela va démarrer par la monétarisation des avantages sociaux dont bénéficiaient certaines catégories sociales comme les retraités, les étudiants etc., notamment les médicaments et les transports gratuits. Là, on voit en plein hiver russe, ce qui est quelque chose de sérieux, des milliers et des milliers de babouchkas et de grands-pères descendre dans la rue pour manifester, parce qu’ils ne veulent plus supplier ou attendre simplement que le pouvoir donne. Ils disent qu’ils ont des droits.

Ce qui se passe pendant l’hiver 2004-2005 est, à travers ce mouvement de protestation sur la monétarisation des avantages sociaux, l’apparition d’un mouvement spontané à travers toute la Russie, beaucoup moins à Moscou qu’en Sibérie notamment, où les manifestations et les barrages de routes se multiplient et font localement reculer le pouvoir. Autour de ce mouvement, toute une série de réseaux de coordination et de solidarité vont se constituer dans les villes. Il y a une sorte de démarche exemplaire qui dit que l’on peut résister et non plus attendre et supplier, et être nostalgique de la période soviétique. Un mouvement se développe à partir de 2005 à travers toute la Russie, de Kaliningrad à Vladivostok, mais un mouvement citoyen au sens où il n’est pas organisé ou structuré par des partis, que ce soit le parti communiste de la Fédération de Russie ou d’autres organisations. C’est un mouvement dont les leaders vont réellement émerger progressivement. Il y a vraiment une prise de conscience et une redécouverte de la dignité et de la solidarité à l’échelle des régions.

Peu à peu, on va assister à ce phénomène de construction d’un espace collectif au niveau des villes, dans les régions. Il va se structurer lors du premier forum social russe en 2005. Là encore, personne de l’Ouest n’est présent, à part un camarade autrichien qui était venu expliquer aux camarades russes la façon dont il fallait se battre. Ce forum social va marquer l’apparition d’une coordination à l’échelle des régions. C’est le comité des actions collectives qui est impulsé et qui naît de ce forum social.

Je crois qu’il est très important de noter que ce mouvement est un mouvement venant d’en bas. L’espace politique et du pouvoir est totalement verrouillé, et il l’est encore pour longtemps. Il se met en place à travers ces réseaux et ces coordinations toute une série de prises de conscience selon lesquelles il faut résister localement, régionalement. Devant le problème de la bataille à propos duquel le PC de la Fédération de Russie et les autres organisations issues du PCUS disent toujours qu’il faut que les choses se règlent à Moscou, les populations disent : « Non, prenons les choses en main sur place ».

Quels sont les thèmes ? Un des thèmes est le droit au logement. Cela fut vraiment une campagne très importante. Aujourd’hui encore, plusieurs millions de citoyens russes vivent dans des foyers, qui étaient les lieux d’habitation des travailleurs, et dans des conditions catastrophiques. La privatisation des services municipaux et communaux en fait partie. Il existe donc un énorme mouvement sur le droit au logement.

Il y a aussi un problème autour du nationalisme, qui est l’idéologie de fait du pouvoir : le problème des migrants. Six à huit millions de travailleurs émigrés, venus essentiellement de l’espace post-soviétique, ont une situation 10 fois plus dramatique que celle des travailleurs sans papiers en France.

Enfin, nous avons le problème du droit des travailleurs dans les entreprises. A l’automne 2007, il y eut la grève de l’usine Ford proche de Saint Pétersbourg, une grève de 3 semaines où la majorité des travailleurs, c’est-à-dire 1 500 sur les 2 000, a fait grève de façon très organisée, structurée et efficace. Là encore, nous constatons à travers le mouvement syndical un phénomène de ré-émergence du mouvement social dans les entreprises, malgré la réforme du travail et le fait que le droit de grève aujourd’hui n’est plus un droit en Russie et est quelque chose d’illégal. Je crois que nous avons quelque chose de très important aujourd’hui en Russie, et la preuve en est qu’aujourd’hui, 26 janvier, à l’appel de l’Union des comités de solidarité dans une trentaine de villes, il y a des rassemblements, y compris en Tchétchénie, etc.

Dans le cadre de l’appel à cette journée de mobilisation pour la Russie de l’Union des comités de solidarité, il est dit « Nous sommes solidaires et partie prenante du mouvement mondial contre le néolibéralisme. Nous sommes totalement partie prenante et nos luttes sont également celles qui se passent ailleurs dans le monde ». Par rapport à ce que peut devenir le mouvement social, il est crucial de comprendre que, si le mouvement social russe se déclare partie prenante, il faut qu’il y ait en retour des espaces de solidarité qui se créent et qui soient réellement des espaces de solidarité. Nous avons des espaces microscopiques de solidarité. Ce qui s’est passé à Ford est lié au fait que l’organisation syndicale internationale des travailleurs de l’automobile a envoyé deux ou trois militants syndicaux au Brésil pour se former. Quand ils sont revenus, c’est à partir de là que ce syndicat s’est construit et est devenu majoritaire, et qu’il est devenu l’acteur d’une grève exemplaire qui montre à l’échelle de la Russie qu’il y a réellement des raisons de se battre.

Je crois que le mouvement est aussi très faible. L’espace de la Russie est immense : il a les faiblesses de ce qui fait sa force, c’est-à-dire de ses constructions par en bas à travers des mobilisations citoyennes. Mais je crois qu’il a su résister à toutes les OPA venant des de différentes organisations politiques, que ce soit le PC de la Fédération de Russie ou les libéraux ou d’autres.

Je termine sur l’un des enjeux de cette journée, qui est de savoir quel mouvement nous avons. Un des enjeux du mouvement est qu’il soit celui des solidarités actives par rapport à un continent comme la Russie. Il est crucial que le mouvement altermondialiste ou post-altermondialiste prenne le risque de la Russie. Il ne l’a pas fait pour de bonnes raisons, et surtout de très mauvaises. Sur l’appel lancé par les camarades du mouvement social russe sur cette idée de l’autre monde, il faut se dire que ce monde n’est pas simplement un existant. Il est un existant pour la finance internationale ou le capital, mais l’autre monde que nous voulons construire est vraiment une construction qui passe par le fait que l’on accepte de prendre le risque des autres et de ce qui se passe ailleurs, et que tout ne se ramène pas à deux ou trois pays qui sont considérés comme étant en pointe.

Je terminerai par une référence à un historien philosophe russe qui disait : « L’enjeu de l’humanité aujourd’hui est la construction du monde des mondes ». Les mondes, c’est la diversité des gens, des peuples, des luttes et des résistances. L’objectif est de construire quelque chose de commun. Ce commun n’existe pas, il faut réellement le construire. C’est cela que je voulais faire entendre d’une certaine façon à travers cet exposé sur la Russie.





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