La « République numérique » comme la « démocratie numérique » sont des fantasmes d’une toxicité redoutable. Face à leur instrumentalisation politique et commerciale invasive, il importe d’instruire leur critique sans concession. À défaut de quoi, ils continueront de nourrir et justifier des projets de loi ou de « gouvernance » précisément… despotiques.
D’abord, il ne s’agit bien sûr pas de concepts, mais tout à l’inverse : de fourre-tout, de patchworks — un ramassis de notions vagues et confuses. Des slogans de publicitaires béats diffusés massivement par les industriels des médias et des « TIC », puis recyclés par des politiques trop heureux de substituer le bruit du consensus à toute forme de réflexion exigeante sur les fausses « mutations anthropologiques » et les authentiques nœuds coulissants. La « démocratie numérique » érigée désormais en fait d’évidence, et projetée dans le cadre idyllique d’une « République numérique » qui la favoriserait et la porterait jusqu’aux limbes : que pourrait donc désirer de plus le nouveau peuple hybride des consommateurs-contribuables-internautes ?
Ensuite, force est de noter que ces assemblages ne sont en vérité que des oxymores. Montesquieu ne manquerait pas aujourd’hui de formuler la question : mais comment une « démocratie » peut-elle être « numérique » ? Comment imaginer, à défaut de le penser, l’attelage du « numérique » à la « démocratie » ? Comment « numérique » pourrait-il définir l’essence même de la démocratie contemporaine, sa visée et son projet, son alpha et son oméga ? Ne mesure-t-on pas à quel point cela est antinomique ?
Il en va de même pour l’invocation magique d’une « République numérique ». Car, lorsque Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, déclare avec solennité : « Je concentrerai mon propos sur la vision globale, très ambitieuse, que défend le gouvernement pour que le potentiel du numérique soit pleinement exploité comme un outil mis au service du développement économique, de la création d’emplois, de l’égalité, de la démocratie, du service public, bref de nos fondamentaux, dont le logiciel doit néanmoins être actualisé pour construire ensemble la République à l’heure du numérique, la République numérique » [1] — quel est le sens de son propos ? Elle réduit la substantifique moelle de la démocratie et de la République à une série interminable de lignes de code, à une programmation conçue et réalisée de l’extérieur même de la Cité, à un « logiciel » désuet qu’il conviendrait a minima d’« actualiser », et bien plutôt de « formater » (soit en français : détruire), puis « réinitialiser ».
Voilà la conception pionnière, la vista (si l’on peut encore dire sans payer de droits de propriété ?), la Weltanschauung des leaders modernes du commerce politique « en charge du numérique » — ce nouveau monde d’opportunités, de potentialités et de promesses sans équivalent.
Enfin, de quoi parle-t-on vraiment, lorsque l’on invoque une démocratie ou une République « numériques » ? Pas du tout d’une démocratie ou d’une République d’un genre nouveau, qui seraient d’une qualité supérieure ou d’un intérêt général plus élevé. Cela n’apparaît nullement dans la perspective considérée. Car la visée et l’objectif d’une « République numérique » telle que celle annoncée par la ministre sont d’une tout autre espèce. La « République numérique », ce n’est pas le gouvernement de l’intérêt public par les lois, dont Rousseau [2] estime qu’il constitue la condition, sinon l’essence de toute République ; c’est seulement le gouvernement des nombres, par les nombres et pour les nombres. C’est le gouvernement par les chiffres, le chiffrage, et pour les chiffres, afin que, par un simple clic de souris, la République puisse être gouvernée avec le moins d’obstacles susceptibles d’entraver le déploiement du projet de ses dirigeants.
La « République numérique », c’est la mise au pas cadencé de toute la société, sa mise en bases de données, son archivage incontrôlable et illimité, sa surveillance générale grâce aux inventifs algorithmes administratifs introduits de concert avec les non moins innovants algorithmes commerciaux de Google, Facebook et Netflix. Une numérisation multilatérale qui permet de se dispenser des (obsolètes) droits de l’Homme et du citoyen, des lois écrites et non écrites, des pratiques et obligations républicaines les plus ancrées, du respect de la vie privée (cette obscénité), des déclarations et des preuves manuscrites (ces encombrants)…
La « République numérique », c’est la République des souris (ou des « mulots ») qui grignotent jour et nuit, de manière inexorable, à peu près tout ce que la République - dont on se réclame avec des trémolos - avait édifié, éprouvé, consolidé depuis plus de deux siècles contre vents et marées, césures et crevasses. Si l’on laisse ses apprentis sorciers la développer et promouvoir à leur gré, quelle place sera réservée à l’avenir aux principes du contradictoire, de l’opposabilité, de la preuve écrite et matérielle, de l’indépendance et de l’équilibre des pouvoirs, de la liberté même de circulation et d’information ?
Aucune, bien sûr. C’est pourquoi, en réplique aux dérives incarnées par la loi Renseignement et le projet de loi sur le numérique, je propose de promouvoir le statut d’objecteur de conscience numérique. Non à la « démocratie numérique » ! Non à la « République numérique », et à tout ce qui y ressemble, de près ou de loin ! Refusons la Peste, maintenant.
Illustration : Alexander Svensson