Les « Commentaires » d’Immanuel Wallerstein

Commentaire n° 269, 15 novembre 2009

Obama, Bush et les putschs latino-américains

lundi 23 novembre 2009   |   Immanuel Wallerstein
Lecture .

Quelque chose d’étrange se passe actuellement en Amérique latine. Les forces de droite de la région sont sur le point de faire mieux sous la présidence de Barack Obama que pendant les huit années de George W. Bush. Bush a dirigé un régime d’extrême droite qui n’avait absolument aucune sympathie pour les forces populaires latino-américaines. A l’inverse, Obama dirige un gouvernement centriste qui cherche à reproduire la « politique de bon voisinage » proclamée en son temps par Franklin Roosevelt pour signaler la fin des interventions militaires directes des Etats-Unis en Amérique latine.

Pendant la présidence Bush, la seule tentative sérieuse de putsch soutenue par les Etats-Unis fut celle commise contre Hugo Chavez au Venezuela en 2002, et elle échoua. S’en suivit une série d’élections dans toute l’Amérique latine et dans les Caraïbes qui virent les candidats de centre-gauche l’emporter presque à chaque coup. Le point culminant fut atteint en 2008 au Brésil lors d’un sommet (le Sommet du Groupe de Rio, NdT) auquel les Etats-Unis ne furent pas invités et où le président cubain Raúl Castro fut pratiquement traité en héros.

Depuis que Barack Obama est devenu président, il s’est produit un coup d’Etat, au Honduras, et il a réussi. En dépit de la condamnation du putsch par Obama, la politique américaine a été ambiguë et les putschistes sont en train de gagner leur pari, celui de rester au pouvoir jusqu’aux prochaines élections qui doivent désigner un nouveau président. Au Paraguay, le président Fernando Lugo, un catholique de gauche, a évité un coup d’Etat militaire. Mais son vice-président de droite, Federico Franco, est à la manœuvre pour obtenir d’un parlement national hostile à Lugo un putsch qui revêtirait la forme d’une procédure d’impeachment. Et les militaires s’aiguisent les dents dans plusieurs autres pays.

Pour comprendre cette apparente anomalie, il faut se pencher sur la politique intérieure américaine et comment elle affecte la politique étrangère des Etats-Unis. Il était une fois, il n’y a pas si longtemps, deux grands partis qui représentaient chacun des coalitions de forces sociales tendant à se chevaucher. Au sein de ces coalitions, les équilibres internes étaient situés à peu près au centre-droit pour le Parti républicain et à peu près au centre-gauche pour le Parti démocrate.

Comme les deux partis se chevauchaient, les élections avaient tendance à pousser les candidats à la présidence des deux partis plus ou moins vers le centre, et ce afin d’y gagner les faveurs de la fraction relativement réduite des électeurs centristes « indépendants ».

Ce n’est plus le cas. Si le Parti démocrate demeure la grande coalition qu’il a toujours été, le Parti républicain s’est, lui, déporté loin sur la droite. Ce qui signifie que les républicains disposent d’une base électorale plus réduite. Logiquement, ils devraient se trouver en grand danger sur le plan électoral. Comme on peut cependant le constater, ce n’est pas exactement ainsi que les choses fonctionnent.

Les forces d’extrême droite qui dominent le Parti républicain sont extrêmement motivées et assez agressives. Elles cherchent à purger le parti de tous les éléments considérés comme trop « modérés » et elles cherchent à faire régner au sein du camp républicain au Congrès une attitude invariablement négative à l’égard de tout ce que le Parti démocrate, et en particulier le président Obama, peut proposer. Les compromis politiques ne sont désormais plus considérés comme quelque chose de politiquement désirable. Au contraire. Les Républicains sont fermement invités à marcher au pas.

Pendant ce temps, le Partie démocrate opère comme il l’a toujours fait. Sa grande coalition va, en gros, de la gauche jusqu’au centre-droit. Les démocrates du Congrès consacrent la plus grande partie de leur énergie à négocier entre eux. Ce qui veut dire qu’il leur est très difficile d’adopter des lois importantes, comme on peut l’observer actuellement avec la tentative de réforme de la santé.

Quelle est la signification de tout ceci pour l’Amérique latine (et aussi pour les autres régions du monde) ? Bush pouvait obtenir quasiment tout ce qu’il voulait des républicains au Congrès, Congrès au sein duquel il a disposé d’une majorité claire pendant les six premières années de son régime. Les vrais débats ont eu lieu au sein de la garde rapprochée de Bush, entourage sur lequel le vice-président Cheney a exercé sa domination pendant les six premières années. Quand Bush a perdu les élections au Congrès en 2006, l’influence de Cheney a décliné et la politique a légèrement changé.

L’ère Bush a été marquée par l’obsession de l’Irak et, dans une moindre mesure, par l’obsession du reste du Moyen-Orient. Il restait encore un peu d’énergie pour traiter de la Chine et de l’Europe occidentale. Du point de vue du régime Bush, l’Amérique latine a disparu du paysage. A sa grande déception, la droite latino-américaine n’a pas bénéficié du type d’engagement qu’elle s’estimait, comme d’ordinaire, en droit d’attendre et d’obtenir de la part du gouvernement américain.

Barack Obama fait face à une situation totalement différente. Sa base est disparate et son programme ambitieux. Ses prises de position publiques oscillent entre un ferme ancrage au centre et des gestes modérés en direction du centre-gauche. Son positionnement politique n’en est rendu que plus fragile. Les électeurs de gauche qu’il avait émoustillés pendant la campagne sont désabusés et se mettent en retrait du jeu politique. La réalité de la dépression mondiale conduit certains de ses électeurs centristes indépendants à prendre leurs distances, effrayés qu’ils sont par l’endettement croissant du pays.

Pour Obama, comme pour Bush, l’Amérique latine n’est pas la première des priorités. Toutefois, Obama (contrairement à Bush) se bat pour se maintenir politiquement la tête hors de l’eau. Il a de grosses inquiétudes sur les élections de 2010 et 2012. Et ses craintes ne sont pas infondées. Sa politique étrangère est considérablement influencée par son impact potentiel sur ces élections.

Ce que les droites latino-américaines sont en train de faire, c’est de profiter des difficultés politiques internes d’Obama pour lui forcer la main. Elles voient bien que, politiquement, il n’a pas l’énergie suffisante pour les contrarier. A cela s’ajoute que la responsabilité de la situation économique mondiale tend à retomber sur les gouvernements sortants. Et en Amérique latine aujourd’hui, les sortants, ce sont des partis de centre-gauche.

Qu’Obama remporte quelques succès politiques importants dans les deux prochaines années (une loi sur la santé correcte, un vrai retrait d’Irak, une réduction du chômage) et le retour de la droite latino-américaine s’en trouverait atténué. Mais ces succès viendront-ils ?

 

 

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