Au panthéon mondial dédié à ceux qui ont lutté avec le plus d’ardeur pour la justice sociale et qui ont fait preuve du plus grand soutien à l’égard des damnés de la Terre, Fidel Castro – que ses détracteurs le veuillent ou non – occupe une place privilégiée.
J’ai rencontré Fidel Castro en 1975. C’est Alfredo Guevara qui me l’a présenté à La Havane. Je l’ai souvent revu ensuite et nous avons discuté à de nombreuses reprises, mais – pendant longtemps – dans un cadre très professionnel et précis, par exemple lors de reportages que je faisais sur Cuba ou quand je participais à des congrès, des séminaires ou d’autres événements. Plus tard, notre relation s’est approfondie. Il m’invitait parfois à dîner dans l’intimité de son bureau au Palais de la Révolution, et nous discutions pendant des heures des affaires internationales. D’autres fois, il me confiait des « missions » discrètes, comme rencontrer certains dirigeants de gauche latino-américains qu’il n’arrivait pas à bien cerner, afin que je lui donne mon avis. Il fut le premier à me parler en termes élogieux d’Hugo Chávez (alors perçu avec suspicion par une grande partie de la gauche, car accusé d’avoir mené, le 4 février 1992, une « tentative de coup d’État » contre Carlos Andrés Pérez, le président social-démocrate du Venezuela et chef de l’Internationale socialiste). Fidel m’a conseillé d’aller le voir, d’en faire la connaissance et de l’aider.
En 2003, lorsque nous avons décidé d’écrire ensemble le livre Fidel Castro. Biographie à deux voix (Fayard, Paris, 2007) il m’a invité à l’accompagner pendant des semaines lors de différents voyages, à Cuba (Santiago, Holguín, La Havane) et à l’étranger (Équateur). En voiture, en avion, à pied, au déjeuner ou au dîner, nous discutions longuement, avec ou sans enregistreur. De tous les sujets possibles : l’actualité mondiale, ses expériences passées et ses préoccupations actuelles. Je reconstituais ensuite ces conversations de mémoire dans mes carnets. Puis, pendant trois ans, de 2003 à 2006, nous nous sommes rencontrés fréquemment, au moins quelques jours d’affilée, une fois par trimestre, pour avancer sur le livre.
J’ai ainsi découvert un Fidel intime. Presque timide. Très poli. Écoutant attentivement chacun de ses interlocuteurs. Toujours attentif aux autres, et particulièrement à ses collaborateurs. Je ne l’ai jamais entendu élever la voix. Jamais donné d’ordre. Avec des manières et des gestes d’une courtoisie désuète. Un vrai gentleman. Avec un sens aigu de l’honneur. Qui vivait, d’après ce que j’ai pu voir, de façon spartiate. Mobilier austère, nourriture saine et frugale. Le mode de vie d’un moine-soldat.
Sa journée de travail se terminait généralement vers cinq ou six heures du matin, au lever du jour. Plus d’une fois, il interrompait notre conversation vers deux ou trois heures du matin car il devait encore présider des « réunions importantes »… Il ne dormait qu’environ quatre heures par nuit, auxquelles s’ajoutaient, de temps à autre, une heure ou deux à n’importe quel moment de la journée.
Mais il était aussi un lève-tôt. Et infatigable. Voyages, déplacements, réunions s’enchaînaient sans répit. À un rythme effréné. Ses assistants – tous jeunes et brillants, une trentaine d’années – étaient, en fin de journée, exténués. Ils s’endormaient debout. Épuisés. Incapables de suivre le rythme de ce géant infatigable. Fidel exigeait des notes, des rapports, des dossiers, des télégrammes, des nouvelles, des statistiques, des résumés d’émissions de télévision ou de radio, des appels téléphoniques… Il ne cessait jamais de penser, de méditer. Toujours alerte, toujours en action, toujours à la tête d’un petit état-major – composé de ses assistants et aides – menant bataille après bataille. Toujours plein d’idées. Pensant l’impensable. Imaginant l’inimaginable. Avec une audace intellectuelle stupéfiante, spectaculaire.
Une fois un projet défini, aucun obstacle matériel ne pouvait l’arrêter. Son exécution était une évidence. « L’intendance suivra », disait Napoléon. Fidel disait la même chose. Son enthousiasme suscitait l’adhésion collective. Il galvanisait les volontés. Comme par magie, les idées se matérialisaient, devenant des faits tangibles, des actes, des réalités.
Son talent oratoire, si souvent décrit, était prodigieux. Phénoménal même. Je ne parle pas de ses célèbres discours publics, mais d’une simple conversation à table. Fidel était un torrent de mots, une avalanche, une impétueuse cascade, qu’il accompagnait des gestes gracieux de ses délicates mains.
Il attachait une très grande importance à la précision, à l’exactitude et à la ponctualité. Avec lui, pas de flou ou d’approximations. Il possédait une mémoire prodigieuse, d’une précision extraordinaire. Écrasante. Si riche qu’elle semblait parfois l’empêcher de penser de manière synthétique. Sa pensée était ramifiée, arborescente. Tout était interconnecté. Tout était lié à tout. Des digressions constantes. Des parenthèses permanentes. Le développement d’un sujet l’amenait, par association, en se remémorant un détail, une situation ou un personnage particulier, à évoquer un thème parallèle, puis un autre, et encore un autre. Ainsi, il s’éloignait du thème central. À tel point que son interlocuteur craignait, un instant, qu’il ait perdu le fil. Mais il revenait ensuite sur ses pas et, avec une facilité stupéfiante, retrouvait le sujet central, l’idée principale.
Durant plus de cent heures de conversations, Fidel n’a jamais imposé de limites aux sujets abordés. Intellectuel brillant et d’une stature impressionnante, il ne craignait pas le débat. Au contraire, il l’exigeait, il l’encourageait. Toujours prêt à argumenter avec quiconque, avec un énorme respect et une grande considération pour autrui. C’était un orateur et un polémiste redoutable, aux arguments foisonnants. Seules la mauvaise foi et la haine le répugnaient.
Rares sont les hommes à avoir connu la gloire d’entrer dans la légende et l’histoire de leur vivant. Fidel en fait partie. Il appartenait à cette génération d’insurgés mythiques qui, animés par un idéal de justice, se sont lancés dans l’action politique dans les années 1950, avec l’ambition et l’espoir de changer un monde d’inégalités et de discriminations, marqué par le début de la Guerre froide entre l’Union soviétique et les États-Unis.
À cette époque, dans plus de la moitié du monde – au Vietnam, en Algérie, en Palestine, en Guinée-Bissau –, des peuples opprimés se soulevaient. L’humanité subissait encore, pour la plupart, l’infamie de la colonisation. La quasi-totalité de l’Afrique, certaines régions des Caraïbes et une bonne partie de l’Asie étaient toujours dominées et asservies par les anciens empires occidentaux. Parallèlement, les nations d’Amérique latine, théoriquement indépendantes depuis un siècle et demi, restaient soumises à des discriminations sociales et ethniques, exploitées par des minorités privilégiées et souvent marquées par des dictatures brutales, soutenues par Washington.
Fidel Castro a résisté aux assauts d’au moins dix présidents américains (Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon, Ford, Carter, Reagan, Bush père, Clinton et Bush fils). Il a entretenu des relations politiques avec les principaux dirigeants qui ont façonné le monde après la Seconde Guerre mondiale (Mao Zedong, Nehru, Nasser, Tito, Hô Chi Minh, Kim Il-sung, Khrouchtchev, Olaf Palme, Ben Bella, Boumédiène, Arafat, Indira Gandhi, Salvador Allende, Brejnev, Gorbatchev, François Mitterrand, Jean-Paul II, etc.). Il a également connu personnellement certains des intellectuels et artistes les plus importants de son époque (Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Arthur Miller, Pablo Neruda, Jorge Amado, Rafael Alberti, Guayasamín, Cartier-Bresson, José Saramago, Gabriel García Márquez, Eduardo Galeano, Noam Chomsky, etc.).
Sous sa direction, son petit pays (100 000 km², 11 millions d’habitants) a pu mener une politique de grande puissance à l’échelle planétaire, allant jusqu’à défier les États-Unis, dont les dirigeants furent incapables de le renverser, de l’éliminer, ni même d’infléchir le cours de la révolution cubaine. Finalement, en décembre 2014, Washington dut admettre l’échec de sa politique anti-cubaine, sa défaite diplomatique, et entamer un processus de normalisation impliquant le respect du système politique cubain.
En octobre 1962, la Troisième Guerre mondiale a failli éclater suite à la réaction du gouvernement américain contre le déploiement de missiles nucléaires soviétiques à Cuba. Leur objectif principal était d’empêcher un nouveau débarquement militaire comme celui de la Baie des Cochons en 1961, ou toute autre attaque directe des forces armées américaines visant à renverser la révolution cubaine.
Depuis plus de soixante ans, Washington (malgré le rétablissement des relations diplomatiques) impose à Cuba un blocus économique, commercial et financier dévastateur (renforcé par les 243 mesures adoptées durant le premier mandat de Donald Trump), avec des conséquences tragiques pour les habitants de l’île. Washington poursuit également une guerre idéologique et médiatique permanente contre La Havane via les réseaux sociaux, inondant Cuba d’une propagande hostile rappelant les heures les plus sombres de la Guerre froide.
De plus, pendant des décennies, plusieurs organisations terroristes – Alpha 66 et Omega 7 – opposées à Cuba étaient basées en Floride, où elles entretenaient des camps d’entraînement et d’où elles envoyaient régulièrement des commandos armés pour mener des attaques, avec la complicité des autorités américaines. Cuba est l’un des pays qui a le plus souffert du terrorisme (environ 3 500 morts) et qui en a subi le plus fort impact au cours des soixante dernières années.
Face à ces attaques incessantes, les autorités cubaines ont prôné une unité inébranlable au sein du pays. Elles ont appliqué, à leur manière, la vieille devise jésuite d’Ignace de Loyola : « Dans une forteresse assiégée, toute dissidence est trahison. » Mais il n’y a jamais eu – Fidel l’a explicitement interdit – de culte de la personnalité. Aucun portrait officiel, aucune statue, aucun timbre, aucune monnaie, aucune rue, aucun bâtiment, aucun monument portant le nom ou l’effigie de Fidel, ni d’aucun des dirigeants encore vivants de la Révolution.
Petit pays profondément attaché à sa souveraineté, Cuba, sous la direction de Fidel Castro, a, malgré un harcèlement extérieur constant, obtenu des résultats exceptionnels en matière de développement humain : l’abolition du racisme, l’émancipation des femmes, l’éradication de l’analphabétisme, la vaccination universelle, une réduction drastique de la mortalité infantile et une élévation du niveau culturel général. Dans les domaines de l’éducation, de la santé, de la recherche médicale, de la culture et du sport, Cuba a atteint des niveaux qui la placent parmi les nations les plus performantes.
Sa diplomatie demeure l’une des plus actives au monde. Dans les années 1960 et 1970, La Havane a soutenu des mouvements de guérilla dans de nombreux pays d’Amérique centrale (Salvador, Guatemala, Nicaragua) et d’Amérique du Sud (Colombie, Venezuela, Bolivie, Argentine). Les forces armées cubaines, projetées sur d’autres continents, ont participé à des campagnes militaires d’envergure, notamment aux guerres d’Éthiopie et d’Angola. Leur intervention en Angola, il y a cinquante ans, a permis la défaite des divisions d’élite sud-africaines, ce qui a incontestablement accéléré la chute du régime raciste d’ apartheid en Afrique du Sud et facilité l’indépendance de l’Angola et de la Namibie.
La révolution cubaine, dont Fidel Castro fut l’inspirateur, le théoricien et le chef politique et militaire, demeure aujourd’hui, grâce à ses succès et malgré ses imperfections, une référence essentielle pour des millions de personnes démunies à travers le monde. Ici et là, en Amérique latine et ailleurs, des femmes et des hommes manifestent, luttent et parfois meurent en tentant d’instaurer des systèmes de justice sociale inspirés du modèle cubain.
La chute du mur de Berlin en 1989, la disparition de l’Union soviétique en 1991 et l’échec historique du socialisme d’État et du modèle économique de planification centralisée en Europe de l’Est n’ont pas altéré le rêve de Fidel Castro de construire un nouveau type de société à Cuba : décolonisée, plus juste, plus saine, plus égalitaire, plus féministe, plus écologique, mieux éduquée, sans discrimination d’aucune sorte et dotée d’une culture générale totale.
Jusqu’à la veille de sa mort, le 25 novembre 2016, à l’âge de 90 ans, Fidel Castro est demeuré actif, vent debout contre le changement climatique et la mondialisation néolibérale. Il n’a jamais quitté la première ligne du front, menant le combat pour les principes et les valeurs auxquels il croyait. Des idéaux auxquels rien ni personne ne l’ont jamais fait renoncer.
