Si l’année 2016 a enfanté un événement clef mettant en exergue des décennies de brouillage médiatique en Colombie, c’est bien celui de la défaite au référendum organisé le 2 octobre – devant initialement permettre au premier accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple (FARC-EP) d’être ratifié. Force est de rappeler que tout comme l’œil, l’oreille s’habitue – adhère même – et que l’intériorisation profonde d’une version simpliste et manichéenne du conflit armé est aussi le résultat d’une longue et tenace construction médiatique.
C’est autour de cette question, et conscients des défis à venir pour les FARC dans l’univers de l’information, qu’en décembre dernier Maurice Lemoine, journaliste-écrivain et Yezid Arteta Dávila, ancien combattant des FARC et enseignant de l’Ecole de culture et paix de l’université autonome de Barcelone, ont donné une conférence commune au Lieu-Dit à Paris [1].
Intelligiblement posé dès le départ par Maurice Lemoine : s’il est un acteur sur lequel nous n’avons pas suffisamment mis l’accent pour comprendre le rejet lors du référendum, ce sont les médias [2]. Et c’est qu’effectivement, nous sommes face à un pouvoir insidieux et silencieux ayant tout intérêt à rester invisible pour que nous ayons encore l’illusion de pouvoir faire un pas de côté. Partant de là, il semblerait donc surprenant qu’un mouvement insurgé, se proclamant marxiste-léniniste, soit célébré par les médias de cet ordre social ; c’est justement tout le contraire que le cas colombien n’a cessé de nous offrir et qui pourrait expliquer, sans vouloir justifier une quelconque violence, la faible estime dont bénéficient les FARC dans l’opinion colombienne – avant tout urbaine. Dans ce sens, les deux intervenants se sont accordés pour dire que les médias ont depuis fort longtemps dessiné une ligne opposée aux guérillas et, sauf périodiquement, aux négociations de paix – tendance qui s’intensifie considérablement sous le gouvernement d’Alvaro Uribe. La diabolisation constante des FARC, l’estompage des violences paramilitaires, des violences d’Etat ou encore la négation du conflit armé en le reléguant à du simple « narco-terrorisme » sont autant de procédés qui, ne cherchons pas trop loin, répondent aux intérêts économiques et politiques d’un petit nombre de privilégiés probablement hermétiques aux changements démocratiques.
Maurice Lemoine a ainsi distinctement mis en lumière les tentacules de l’information colombienne, au sein de laquelle quatre groupes économiques contrôlent l’intégralité des grands opérateurs médiatiques. Que ce soit le groupe des frères Santo Domingo, celui de Carlos Ardila Lülle, le groupe espagnol « Prisa » ou encore celui de Luis Carlos Sarmiento Angulo – homme le plus riche de Colombie –, tous quatre ont en commun d’être les principaux actionnaires de la presse la plus lue, des programmes TV les plus vus et des radios les plus écoutées du pays (Caracol radio et tv, El Espectador, RCN ou encore El Tiempo). C’est donc tout autour des intérêts du secteur de l’immobilier, de l’automobile, de la construction, du transport, du sport, des assurances, des banques ou encore des boissons gazeuses que les lignes éditoriales colombiennes semblent naviguer. Le cas d’El Tiempo est sûrement le plus emblématique.
Et quand bien même le rapport entre ce colosse et le traitement de la réalité colombienne – plus précisément celle du conflit armé – ne serait toujours pas évident, il suffit de s’attarder sur l’idiome médiatique. Comme l’ont rappelé les deux intervenants, cela ne saurait se faire sans tenir compte de l’une des règles du conflit : l’information traitée par les journalistes colombiens provient des forces armées ; l’histoire du conflit est donc en partie relatée par une institution militaire, aussi l’une des principales adversaires des FARC. En ressort de ce fait la dimension inhumaine des guérillas – minutieux détails à l’appui – alors que les violences des paramilitaires et de l’armée sont le plus souvent tues. Cette hiérarchisation des violences se manifeste à travers l’usage des mots ; lorsque un soldat tombe, il est question de « soldat assassiné », lorsque il s’agit d’un membre des FARC, on parle de « terroriste abattu ».
A cela s’ajoute l’autocensure des journalistes colombiens, résultat d’années de répression, de menaces et de violences. Comme l’a indiqué Maurice Lemoine, entre 1979 et 2009, plus de 130 journalistes ont été assassinés en Colombie. En 2013, 112 journalistes ont dû être placés sous protection. Sous la présidence d’Uribe, l’espionnage de journalistes a été même monnaie courante. Dans de telles conditions, il n’est guère surprenant que les journalistes colombiens tendent à se plier aux directives, que s’accomplisse un efficace amollissement idéologique et que l’information au rabais soit de mise.
Face à cet incontestable édifice médiatique et son langage, nous ne sommes plus étonnés lorsque Yezid Arteta, après avoir énuméré les nombreuses batailles menées par les FARC contre l’armée ou les paramilitaires - rendant compte de leur résistance – nous indique que la seule guerre qu’elles aient perdue est celle des médias.
C’est, en conséquence, devant toute une fabrication de l’opinion publique que nous nous trouvons. Et en effet : comment penser le conflit armé colombien alors qu’il s’est avéré « inutile » de tendre le micro aux paysans et aux principales victimes, qu’une affaire comme celle des « faux positifs » [3] a été niée ? Comment y voir clair alors qu’il est d’usage de criminaliser les mouvements sociaux ?
En s’alignant sur le lexique antiterroriste post-11 septembre, le gouvernement colombien, ainsi que les grands médias, ont avant tout réussi à dépolitiser le débat, à contourner la question essentielle qui est, elle, de caractère idéologique. En simplifiant et aplatissant la réalité du conflit, on s’est finalement interdit de penser les causes, on s’est enfermé dans une représentation collective induite derrière les récits médiatiques contrôlés par leurs propriétaires. Et, naturellement, c’est cette fruste perception du conflit qui s’exporte et s’infuse en dehors des frontières colombiennes.
Malgré cela, les deux intervenants s’entendent pour dire qu’avec le début des négociations en 2012, le panorama change, engageant en parallèle les médias à s’adapter à un nouveau contexte, à « découvrir » aussi la charpente idéologique des FARC, ainsi que leur proposition politique.
Alors que les accords définitifs de paix ont finalement été signés puis ratifiés le 1er décembre 2016 par la voie parlementaire [4], une nouvelle étape s’ouvre pour la construction d’une paix durable et stable. Dans ce temps de mise en œuvre des accords, le rôle des mobilisations sociales, mais aussi des médias est fondamental. Qu’une couverture médiatique accompagne cette phase délicate, tout en alertant, par exemple, sur les nombreuses violences paramilitaires que subissent les dirigeants sociaux et communautaires est crucial dans la construction d’une société plus juste, où la banalisation de la criminalisation des mouvements sociaux et politiques n’aurait plus sa place. Comme ailleurs, la question des médias doit trouver en Colombie une centralité dans le débat politique pour que le journalisme réussisse à la fois à représenter la réalité sociale et politique du pays et à devenir un levier pour la transformation de la société colombienne.
C’est, au demeurant, dans le paysage de l’information que l’un des défis majeurs des FARC se présente. Alors qu’elles sortent progressivement de la clandestinité, se dévoilent loin des caricatures guerrières, des années de diatribe exigent décidément des efforts de communication pour introduire une nouvelle image et, au-delà, peser sur la scène politique. Yezid Arteta nous a ainsi présenté l’alternative médiatique qu’ont construite les FARC et qui, malgré des déficits encore visibles, a permis tout de même d’apposer l’importance de l’élément médiatique. De plus, pour lui, la reconnaissance par les FARC de leurs violences et de leurs erreurs, le fait d’avoir demandé pardon aux victimes, sont autant d’éléments qui permettront de continuer à « aplanir » une partie de l’opinion publique.
Alors même qu’il leur reste encore un long chemin à parcourir pour communiquer auprès des classes urbaines – encore très réticentes – Yezid Arteta confirme l’importance pour les FARC de conter leur propre histoire, de confier comment une organisation paysanne s’est transformée en armée révolutionnaire, de dire au monde que c’est à présent tout un cycle de lutte armée qui s’achève en Amérique latine.
Qu’on le veuille ou non, les FARC ont des choses à dire. Que l’on soit d’accord ou pas avec leur vision du monde, elles ont le droit aussi de vouloir porter leur histoire plus loin, de rendre compte de ce qu’il y a en elles d’unique et de désirer se sauver du silence. Conter son histoire, c’est d’abord recueillir sa vérité, puis envoyer ses idées se battre contre d’autres mots pour rétablir un certain équilibre dans le paysage littéraire, social et politique. Un travail ardu de narration et de communication s’annonce ainsi pour les FARC. Ce n’est qu’à travers cet exercice de mémoire qu’elles pourront, par exemple, éclairer le fait que la lutte armée est aussi la conséquence d’une violence préalablement subie, une défense ultime contre ceux qui agressent avec l’arme de la faim et de l’ignorance. Que ce récit soit entendu et retentisse demandera que commence à opérer l’art du pardon. Cela exigera des nouvelles générations une oreille plus fine. Des générations rajeunies qui voudront bien entendre le pays autrement, mais aussi contribuer à le raconter différemment, à le réécrire ; en somme : à réinventer leur langue. Alors les médias auront tout intérêt à embrasser, loin du vacarme, cette nouvelle histoire qui est en train de s’écrire.
Illustration : Ana Uribe. Los desaparecidos (2013)