Chroniques du mois

Le tandem Merkel/BCE danse sur le volcan européen

vendredi 1er mars 2013   |   Bernard Cassen
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Avec Le Monde diplomatique en español

On cite souvent cette question que Henry Kissinger aimait poser à la cantonade « L’Europe, quel numéro de téléphone ? ». Son successeur actuel à la tête du département d’Etat, John Kerry, connaît la réponse. Et ce n’est pas celle que suggère l’organigramme de l’Union européenne (UE) où l’on ne dénombre pas moins de trois présidents : celui du Conseil européen, celui de la Commission européenne et celui du Parlement européen. Tout le monde sait que les grandes décisions ne se prennent pas avec eux.

Pour parler de choses sérieuses, Barack Obama et John Kerry doivent composer les numéros du tandem qui fait vraiment la loi au sein de l’UE : celui de Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE) et celui de la chancelière allemande, Angela Merkel. De quoi déprimer François Hollande dont la promesse électorale de « réorienter » la construction européenne a débouché sur un fiasco humiliant. Il ne pouvait pas en être autrement, dans la mesure où le président français avait d’emblée fait allégeance au premier article de foi du tandem : « sauver » l’euro et les banques, quel qu’en soit le coût social.

A cette fin, Angela Merkel n’a jamais changé de ligne, et elle l’a imposée à tous ses partenaires par le biais de plans d’austérité, de « réformes structurelles » – traduire précarisation de l’emploi et régression sociale –, de placement de bientôt une demi-douzaine de gouvernements de l’UE sous la tutelle néocoloniale de la troïka (BCE, Commission, FMI) afin qu’ils s’acquittent de leur dette souveraine, et de contrôle préalable de tous les projets de budgets nationaux par Bruxelles. Les résultats sont là : explosion des inégalités et du chômage (11,8 % en moyenne dans la zone euro avec des pics de 26 % en Espagne et en Grèce), baisse générale des revenus du travail, destruction de l’appareil productif dans les pays de la périphérie de l’UE, récession, paupérisation des sociétés.

Il faut saluer le tour de force de la chancelière qui a réussi à faire accepter sans discussion par les autres gouvernements l’idée qu’ils devaient s’aligner sur le « modèle allemand » au motif que ce qui est bon pour l’Allemagne est bon pour l’Europe tout entière. Pourtant, un ouvrage récent [1], écrit par Guillaume Duval, très bon connaisseur de l’Allemagne – ce qui n’est pas le cas de la quasi totalité des économistes orthodoxes et des dirigeants politiques –, montre que ce « modèle » ne peut justement pas en être un pour ses partenaires, ne serait-ce que par une démographie en chute libre (1,36 enfant par femme en Allemagne, contre 2,01 en France), d’où une pénurie de jeunes arrivant sur le marché du travail, alors qu’en Espagne près de la moitié sont au chômage.

Le simple bon sens indique par ailleurs que les énormes excédents commerciaux allemands ne sont pas extrapolables au reste de l’UE : les excédents des uns sont, par définition, les déficits des autres ! Quant à la politique de l’euro fort, elle convient parfaitement à l’Allemagne, mais pas à la France et à l’Italie. Un économiste de la Deutsche Bank a calculé que le « seuil de douleur » pour les exportateurs européens s’élève à 1,79 dollar pour 1 euro pour les Allemands, alors qu’il se situe à 1,24 dollar pour les Français et à 1,17 pour les Italiens [2].

La logique économique classique voudrait que ces pays dévaluent leur monnaie en conséquence, ce que l’existence d’une monnaie unique, l’euro, rend impossible. Alors, les gouvernements ont recours aux dévaluations « internes », c’est-à-dire à la baisse des salaires, au recul de l’âge de départ à la retraite et au délabrement de la protection sociale. C’est exactement ce qu’a fait l’Allemagne entre 2003 et 2005 avec les lois dites Hartz I, II, III et IV, votées à l’initiative du gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder et constamment invoquées comme l’exemple à suivre. On connaît les conséquences : baisse de 5,6 % du pouvoir d’achat du salaire médian entre 2003 et 2010, prolifération des CDD, du temps partiel, des mini-jobs à 400 euros mensuels et de l’intérim.

A force d’exiger de l’UE qu’elle s’aligne sur ses seuls intérêts nationaux immédiats – en bénéficiant de la « servitude volontaire » des autres gouvernements –, l’Allemagne est cependant en train de se tirer une balle dans le pied : au cours du dernier trimestre 2012, et faute de demande extérieure, la production y a baissé de 0,6 %. Plus grave pour elle, les élections italiennes viennent de montrer le rejet majoritaire, par les électeurs, des plans d’austérité qui portent la signature du tandem Merkel/BCE et de la Commission. Elles ont également témoigné de la dangereuse montée d’un anti-germanisme déjà très présent en Grèce.

Comme si de rien n’était, et alors qu’il devrait craindre l’extension probable à d’autres pays européens de la rébellion des Italiens, le président de la Commission, José Manuel Barroso, vient de signer un communiqué conjoint [3] avec le président du Conseil sortant, Mario Monti, appelant à la poursuite des « réformes ambitieuses » engagées par un candidat qui a seulement réuni 9 % des voix dans son pays ! On ne saurait mieux afficher le total mépris du suffrage universel qui est la marque de fabrique des institutions européennes. N’y a-t-il personne, dans les entourages des hauts dirigeants de l’UE, en particulier celui de François Hollande, pour leur dire qu’ils dansent sur un volcan ?

 




[1Guillaume Duval, Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes, Seuil, Paris, 2013. On lira également à ce sujet l’encadré « L’Allemagne, un anti-modèle » dans le rapport En finir avec la compétitivité publié par Attac et la Fondation Copernic : http://www.france.attac.org/en_finir_avec_la_competitivite.pdf.

[2 Le Monde, 8 février 2013.



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