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Le « court XXe siècle » semble éternel

lundi 2 juin 2014   |   Alberto Burgio
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Cet article a été publié dans Il Manifesto le 2 mai 2014

Les années 1900 sont de retour. Un siècle après la première guerre mondiale (et la révolution russe de 1917), le monde contemporain est de nouveau otage des pulsions « populistes », xénophobes et impérialistes du capitalisme.

Sur la scène politique mondiale actuelle, existe-t-il des liens souterrains qui rapprochent tout ce qui se produit de plus funeste sous nos yeux, de la brutale répression en Egypte aux vents de guerre soufflant sur l’Ukraine en passant par la prolifération d’ultranationalismes fascistes dans toute l’Europe ?

Répondre à cette question n’est pas simple, et peut-être même hasardeux. Une perspective qui considère de manière identique des phénomènes enracinés dans des contextes différents est par définition aléatoire : nous sommes ici dans le règne de l’hypothèse, sinon de l’impression. En outre, beaucoup, sinon tout, dépend des limites du cadre historique de référence, définies avec quelque risque d’arbitraire. Restent les faits. Des signes de tension menaçants apparaissent non seulement dans les pays qui étaient opposés durant la guerre froide, mais aussi au sein des pays européens qui ont vécu en paix soixante années durant. On pense ici à la propagation d’une sourde rancœur antiallemande dans la zone euro. A ces signes s’ajoute la résurgence des plus sombres fantasmes de la modernité « avancée » (nationalisme et populisme, xénophobie et racisme). L’histoire des années 1900 semble revenir en bloc sur la scène politique, comme un brusque retour du refoulé. Si c’est naturellement par hasard que tout cela advient cent ans exactement après le déclenchement de la première guerre mondiale, il est vrai aussi que les anniversaires offrent souvent des repères instructifs. Essayons de voir ce que suggère cette circonstance « non heureuse ».

Le vingtième siècle a été celui des guerres mondiales. On a l’habitude de dire que, entre 1914 et 1945, le monde a vécu une nouvelle guerre de trente ans. Il y a du vrai. L’impérialisme fut le dénominateur commun des deux conflits : le premier fut un combat entre impérialismes anciens et nouveaux (ou potentiels) à la suite de la première crise globale du capitalisme ; l’impérialisme constitua aussi un facteur crucial dans la seconde guerre mondiale, que l’Allemagne nazie déclencha dans l’intention de se doter d’un empire colonial principalement à l’Est (et le colonialisme fut un mobile essentiel de l’alliance avec l’Italie fasciste, manœuvre à son tour motivée par la volonté d’expansion en Afrique).

Mais cette analogie néglige une différence essentielle. Au cours de la grande guerre, la première révolution prolétarienne victorieuse de l’histoire transforma la scène politique mondiale de manière définitive.

Aujourd’hui, nous n’avons plus la mémoire du vent de panique que l’ « octobre bolchevique » projeta sur l’occident capitaliste. Un fait suffit pourtant pour s’en rappeler : Grande-Bretagne, Etats-Unis, France et Italie appuyèrent l’Armée blanche contre-révolutionnaire, envoyant en Russie plus de six-cent mille hommes aux côtés des Cosaques.

Le monde entré en guerre en 1914 en sortit transfiguré en 1918. Non seulement sur le plan « géopolitique », mais aussi à l’intérieur de chaque pays. Chacun fut, en effet, le théâtre de conflits sociaux qui semblaient inscrire alors à l’ordre du jour la perspective de la révolution ouvrière dans une grande partie de l’Europe de l’entre deux guerres. En ce sens, la seconde guerre mondiale enfante le monde contemporain et constitue un « passé qui ne passe pas ». Ce conflit fut bien plus complexe que le précédent. Il fut non seulement un affrontement entre Etats et empires, mais, explicitement, une lutte armée entre classes sociales. La première guerre totale de la bourgeoisie contre le prolétariat, du capitalisme contre le communisme. Ceci explique l’indulgence initiale des « démocraties occidentales » confrontées aux fascismes (à commencer par la guerre civile espagnole) comme la réticence qu’elles eurent à s’allier avec l’Union soviétique contre Hitler. Ceci explique également les bombes atomiques américaines sur le Japon ; l’incohérence post-conflit dans la construction des élites politiques et des appareils bureaucratiques des pays vaincus.

Cette complexité – l’entrelacement organique entre facteur militaire et conflit social – est justement la marque du second après-guerre. On le voit à l’enseigne de l’affrontement entre le « monde libre » (l’économie-monde capitaliste) et le bloc socialiste hétérogène qui interfère lourdement dans le processus de décolonisation. Plus que la guerre de trente ans (1915-1945), c’est donc le demi-siècle 1939-1989 qui est la phase constituante de notre monde. C’est en quelque sorte la marque du continuum entre conflits militaires et sociaux. Ou, si on préfère, la reconnaissance de la nature belliqueuse - de « guerre civile » dirait Karl Marx - de la lutte des classes.

Que s’est-il passé ensuite ? Tout a changé ? On peut le penser. Dans les utopies « démocratiques » qui s’installent en tirant profit de la chute du mur de Berlin (et qui accompagnent en Italie la liquidation du Parti communiste italien – PCI –), la période 1989-1991 devait marquer le commencement d’une « ère globale de paix et de démocratie ». Cette espérance suggère la pertinence de la notion de « siècle court » proposée par l’historien Eric Hobsbawm. Mais l’histoire des vingt-cinq dernières années la contredit et impose de lire notre présent dans un cadre de longue durée. Non pas parce que le monde est identique à celui d’avant. La Russie post-soviétique n’a plus, même de nom, de connotation révolutionnaire. La Chine entretient d’étroits rapports avec le monde capitaliste, dont par certains aspects (commerce et finance), elle fait partie de façon toujours plus évidente. Le « bloc socialiste » n’existe plus, absorbé par l’Union européenne ou immédiatement intégré, à travers l’OTAN, dans l’orbite américaine. Et ce, bien que la frontière (politique, économique et même symbolique) demeure cruciale entre l’Est et l’Ouest. C’est encore la ligne longue dans laquelle se maintient forte la tension internationale.

Quant à savoir pourquoi les choses demeurent en ces termes malgré la crise du projet révolutionnaire dans les pays du « socialisme réel », ce n’est pas un mystère. L’Union soviétique implosée, l’Occident tente un saut qualitatif dans ses pratiques de domination. Occupé à dépasser la crise structurelle du capitalisme qui fait encore rage (vient d’ailleurs de tomber la nouvelle selon laquelle le PIB des Etats-Unis est stagnant), le néolibéralisme à centralité américaine unifie les marchés financiers contre les sociétés et les Etats ; relance les dépenses militaires ; exacerbe l’exploitation du travail vivant ; démantèle les systèmes publics du Welfare (l’Etat social), fruit de la compétition avec le système socialiste. D’où l’explosion des inégalités. D’où la dérive autoritaire, post-démocratique. D’où aussi l’architecture techno-oligarchique de l’Union européenne, efficace pour l’instauration de hiérarchies continentales conformes à celles dont avaient rêvé, dans la première moitié du XXe siècle, les théoriciens de la Mitteleuropa et les architectes du Nouvel ordre européen.

Mais il ne s’agit pas seulement du soft power du « libre marché ». Avant même la fin officielle de l’Union soviétique, la guerre, dans sa dimension concrète, revenait au centre de la scène internationale, suite à la poussée impérialiste renouvelée de l’Occident (des Etats-Unis, y compris contre une partie de l’Europe) au Moyen-Orient (Irak), en Asie centrale (Afghanistan) et jusqu’aux portes de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Pays Baltes) et de la vieille Europe (guerres dans les Balkans des années 1990). C’est ainsi que le monde offre aujourd’hui un panorama par maints aspects similaire à celui qui l’a vu naître avec un mélange explosif entre éléments de la période 1914-1938 (nationalismes, irrédentismes et populismes, surtout dans l’Europe frappée par la nouvelle grande dépression) et éléments de la période 1939-1989 (conflit Est-Ouest, entre « Occident » capitaliste et « Orient » post-révolutionnaire). Pour le dire en forme de paradoxe, nous assistons à la longue durée d’un siècle court qui se structure sur la base de la régression autoritaire des Etats « démocratiques » et de la centralité renouvelée du thème impérial et colonial.

Si cela est correct, il ne faut pas sous-estimer la gravité des commentaires infondés auxquels nous assistons ces temps-ci. L’explosion de mouvements revanchards racistes et néofascistes dans toute l’Europe – de la Hongrie à la France en passant par la Grèce, la Finlande, la Hollande, la Suède, l’Autriche et la Pologne, les pays baltes et l’Italie – révèle le visage archaïque du capitalisme défié par la crise systémique. La répression des « printemps arabes », la balkanisation de la Lybie et la restauration du pouvoir militaire en Egypte sont l’expression de la nouvelle impulsion impérialiste de recolonisation du Proche-Orient. Le drame de l’Ukraine est un concentré de tout cela et semble réactualiser tous les motifs de la tragédie des années 1900, du conflit entre nationalismes ethniques à l’affrontement entre blocs « géopolitiques » alimenté dans une large mesure par la politique d’élargissement de l’OTAN à l’Est. Il ne faut pas sous-évaluer, et encore moins dissocier des processus qui, tout en étant différents, se relient entre eux dans le contexte politique mondial.

Deux considérations ultimes nous concernent de près. Nous peinons à comprendre tout cela parce que nous avons sacrifié les outils de l’analyse du matérialisme historique à une futile - et malheureuse- « modernisation » idéologique. A plus forte raison, nous ne savons pas quoi faire contre cette nouvelle course vers le précipice.

Repliés sur nos soucis quotidiens, nous sommes privés d’antennes, mais aussi d’une direction politique digne de ce nom. Pour autant, nous ne répéterons pas ce qu’a pu dire – « Seul un Dieu peut encore nous sauver » – un philosophe compromis avec le chœur des ténèbres du siècle dernier [1]. Mais voir une lumière à laquelle se fier sera difficile, en Italie et en Europe, tant que ne renaîtra pas une puissante force d’opposition au capitalisme. Une force capable de préparer une transition historique mûre depuis longtemps déjà.

Traduction : Marc Mangenot
Edition : Mémoire des luttes




[1L’auteur fait référence à Martin Heidegger.



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