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Entretien avec Ignacio Ramonet

« Le Venezuela demeure le grand laboratoire politique de notre temps. »

mardi 9 septembre 2025   |   Geraldina Colotti
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À l’heure où le capitalisme mondial traverse une crise systémique, où l’Europe s’enferme dans une logique de réarmement et où l’Amérique latine oscille entre expériences émancipatrices et retours autoritaires, la question du futur de l’humanité prend une dimension urgente.
Docteur en sciences sociales, professeur de théorie de la communication, ancien directeur du mensuel « Le Monde diplomatique », auteur de plusieurs livres de référence et analyste politique respecté, Ignacio Ramonet propose, dans cet entretien avec la journaliste italienne Geraldina Colotti, une lecture radicale des bouleversements en cours : crise de civilisation, guerres cognitives, recompositions géopolitiques, mais aussi espoirs en germe dans les résistances populaires.

GC : Nous vivons une période de transformations profondes et dramatiques qui impactent tous les aspects d’un modèle — le capitalisme dominant — en crise systémique, mais avec la volonté claire d’entraîner toute l’humanité dans son agonie. De votre point de vue, celui d’un analyste politique fin et expérimenté, comment interprétez-vous cette crise ?

IR : Nous ne sommes pas face à une crise ponctuelle du capitalisme, mais bien face à une crise de civilisation. Le système, dans sa version néolibérale et financiarisée, a atteint un point où il ne parvient plus à se reproduire sans détruire ses propres fondements : le travail, la nature, les liens sociaux, et même l’idée de communauté politique. Le capital transforme son effondrement en stratégie, érige la précarité en norme et administre la catastrophe comme s’il s’agissait d’un état naturel des choses. Son agonie, longue et violente, cherche à entraîner dans sa chute l’humanité entière. Ce qui s’annonce, ce n’est pas seulement l’épuisement d’un modèle économique, mais la fin d’une rationalité historique : celle qui identifiait le progrès à l’accumulation infinie.

GC : Et quels contrepoids identifiez-vous dans ce que certains perçoivent comme l’émergence d’un monde multicentrique et multipolaire, sans qu’en émane toutefois une vision claire de l’avenir, comme c’était le cas au siècle dernier, lorsque une grande partie du monde croyait en l’espérance du communisme ?

IR : Le monde multipolaire est déjà une réalité, mais ce n’est pas encore un horizon. La multipolarité signifie la diversification des centres de pouvoir, l’affaiblissement de l’hégémonie absolue des États-Unis, l’émergence d’acteurs comme la Chine, l’Inde ou la Russie. Mais cela n’équivaut pas à une émancipation. Au XXᵉ siècle, même au milieu des guerres et des contradictions, l’espérance communiste offrait un récit d’avenir, une boussole collective. Aujourd’hui, le multipolarisme apparaît davantage comme une négociation entre puissances que comme un projet pour l’humanité. Cela dit, en marge, dans les mouvements sociaux du Sud global, dans les résistances féministes, celles des peuples originaires et des écologistes, s’esquisse une autre logique : celle d’une vie qui ne se mesure pas au seul profit, mais à d’autres dimensions plus humaines et plus solidaires. C’est là, encore à l’état de germe, qu’apparaît une perspective porteuse d’espérance.

GC : Parlons de la crise de l’Europe, à commencer par celle du système politique français, actuellement plongé dans une nouvelle chute du gouvernement. Quelle est votre analyse des forces en jeu et des solutions possibles ?

IR : La France incarne, de manière particulièrement nette, la crise politique européenne. La Ve République, conçue pour garantir la stabilité, est devenue un régime bloqué, incapable de produire de la légitimité. Le président Macron gouverne avec arrogance technocratique, mais aussi avec un vide de projet : il ne s’adresse pas à la société, mais aux marchés, aux riches et à Bruxelles. Cette déconnexion explique la colère sociale, la fragmentation de la gauche et la montée de l’extrême droite. L’Europe voit en France son propre miroir brisé : des institutions qui ne représentent plus la société, des gens qui ne se sentent pas écoutés, des communautés qui cherchent des issues dans la protestation ou dans le vote sanction. La véritable solution exigerait une refondation démocratique par le bas, mais cet horizon ne parvient pas encore à s’organiser politiquement.

GC : La France est le moteur du réarmement européen, le pays qui mène le plus grand nombre de projets financés par le Fonds européen de défense (FED). L’Italie de Giorgia Meloni suit la même voie, l’Allemagne se réarme, et les pays baltes ne sont pas en reste. L’Union européenne peut-elle être réduite au complexe militaro-industriel, éternellement subordonnée aux États-Unis ? Et quelles conséquences cela peut-il avoir dans le cadre des conflits actuels ?

IR : Le réarmement européen est le symptôme le plus évident de la subordination du continent aux intérêts stratégiques des États-Unis. La France, l’Allemagne, l’Italie ou les pays baltes ne se réarment pas pour défendre un projet autonome, mais pour renforcer le complexe militaro-industriel sous tutelle de l’OTAN. L’Europe investit dans les armes ce qu’elle refuse à la cohésion sociale, à l’éducation ou à la transition écologique. Ce déséquilibre révèle un choix historique : être un champ de confrontation plutôt qu’un acteur de paix. Ce faisant, l’Europe non seulement se militarise, mais elle devient aussi insignifiante comme projet civilisationnel. En abdiquant toute politique étrangère indépendante, elle renonce à sa capacité d’offrir au monde une autre rationalité que celle de la guerre.

GC : La crise des démocraties occidentales révèle deux phénomènes en expansion : le désenchantement de l’électorat (notamment de gauche) et la montée des partis xénophobes et d’extrême droite, apparemment les moins enclins à recourir aux « manières fortes » sur le plan géopolitique. Comment en est-on arrivé à cette impasse, et comment en sortir ?

IR : L’impasse des démocraties occidentales a des racines profondes. Pendant des décennies, la social-démocratie et une grande partie de la gauche ont accepté le néolibéralisme comme cadre inévitable. Ce fut le moment de la trahison : des millions de travailleurs, de jeunes, de secteurs populaires se sont sentis privés de toute représentation réelle. L’extrême droite s’est alors imposée comme le seul discours de rupture, offrant des identités fermées, des souverainetés fictives et des sécurités illusoires. C’est un récit pauvre et excluant, mais qui entre en résonance avec la souffrance sociale de ceux dont les droits ont été balayés. La sortie ne peut consister à imiter ce récit, mais à reconstruire un horizon d’émancipation : redistribution radicale des richesses, démocratie participative, internationalisme, féminisme, justice sociale, fiscale et écologique. En d’autres termes, redonner à la politique la capacité de nommer l’avenir.

GC : Alors que s’effiloche la possibilité d’une alternative anticapitaliste ou d’une démocratie avancée — ce que l’on a appelé « la renaissance latino-américaine » après la victoire de Chávez aux présidentielles de 1998 au Venezuela —, la menace d’une nouvelle internationale fasciste, aux visages multiples, se profile. Le « modèle » européen est-il en train de s’imposer aussi en Amérique latine ?

IR : Le cycle progressiste latino-américain, que certains ont appelé « renaissance » après la victoire de Chávez en 1998, a ouvert un horizon inattendu au milieu de la domination néolibérale : la possibilité d’une démocratie avancée, populaire, inclusive, souveraine et sociale. Cependant, cet élan initial s’est rapidement heurté à des limites et à des résistances : sabotage économique, sanctions, blocus, coups d’État « soft », lawfare, guerre médiatique, mais aussi contradictions internes aux processus eux-mêmes. Dans ce vide réapparaît un danger que l’on croyait disparu : une internationale fasciste aux multiples visages — religieux, néolibéral, médiatique, militariste — qui agit en réseau avec une forte inspiration européenne. L’Amérique latine, qui a si souvent été laboratoire d’émancipation, risque de devenir aussi celui de nouvelles formes d’autoritarisme. L’enjeu actuel est d’empêcher cette rationalité excluante de s’imposer comme norme, et de retrouver l’audace d’imaginer un projet historique propre.

GC : Quelle analyse faites-vous du « laboratoire Venezuela » à la lumière des nouvelles attaques impérialistes contre la révolution bolivarienne, mais aussi du point de vue des forces de transformation ? Comment cette « expérience » s’inscrit-elle dans l’histoire du marxisme ?

IR : Le Venezuela demeure le grand laboratoire politique de notre temps. On y tente quelque chose que le système mondial dominant ne tolère pas : combiner démocratie participative, souveraineté nationale et redistribution sociale dans une perspective socialiste. Voilà pourquoi les agressions ne cessent pas : blocus, sanctions, asphyxie économique, guerres cognitives, campagnes de délégitimation. Mais on y a vu aussi les formes les plus créatives de résistance populaire : les communes, l’autogestion, l’idée d’un pouvoir par le bas. Dans l’histoire du marxisme, l’expérience bolivarienne représente une tentative d’actualisation : ne pas répéter des dogmes, mais greffer la tradition émancipatrice sur les réalités latino-américaines, avec Bolívar, avec Chávez, avec Fidel Castro, avec les peuples autochtones, les femmes et avec la mémoire insurrectionnelle du continent. C’est un processus inachevé et traversé de tensions, mais il constitue aussi la preuve que le marxisme n’est pas mort : il mute, se réincarne, cherche de nouvelles synthèses.

GC : Les appareils idéologiques de contrôle sont de plus en plus sophistiqués. À la guerre de quatrième et de cinquième générations s’ajoute la guerre cognitive, comme on le voit avec le génocide en Palestine — le plus médiatisé et en même temps le plus occulté —, mais aussi avec l’agression contre le Venezuela. Pourtant, avec l’arrivée de Trump, l’attaque contre les secteurs populaires et contre les visions qui prétendaient les représenter au siècle dernier (le socialisme, le communisme) est devenue directe et frontale. Comment faut-il interpréter tout cela ?

IR : Nous vivons une époque où la domination ne s’exerce plus seulement par les armes et les armées, mais par les récits et les dispositifs de contrôle des consciences. La guerre de quatrième et cinquième générations, dite « guerre cognitive », consiste à modeler les perceptions, fabriquer des consentements, naturaliser les injustices. Bref, s’emparer des cerveaux. La Palestine en est l’exemple le plus brutal : un génocide diffusé en direct et, dans le même temps, dissimulé sous des couches de manipulation médiatique. Il en va de même pour le Venezuela et pour tout processus qui défie l’ordre impérial. Le trumpisme, et des phénomènes analogues sous d’autres latitudes, comme le miléisme en Argentine, ne font que mettre à nu cette logique : l’attaque frontale contre les secteurs populaires et les mémoires d’émancipation (le socialisme, le communisme, les luttes ouvrières, féministes ou anticoloniales). L’objectif est d’extirper l’idée même d’alternative. Notre tâche est précisément l’inverse : préserver la mémoire, soutenir les résistances et maintenir vivante l’imagination politique d’un autre monde possible.

GC : Cent ans après la naissance de Fanon, Malcolm X et Lumumba, le Sud global, la Palestine et l’Afrique en particulier (je pense notamment au Sahel), ont-ils encore besoin de leur message ? Le socialisme bolivarien a-t-il raison de croire en la possibilité de construire un homme et une femme nouveaux aujourd’hui sans détruire ce qui l’en empêche ? Ou devons-nous revenir à la machette ?

IR : Un siècle après la naissance de Franz Fanon, Malcolm X et Lumumba, leur message demeure essentiel. Fanon nous a appris que la colonisation n’occupe pas seulement les territoires, mais aussi les consciences, et que la libération doit être à la fois matérielle et psychologique. Malcolm a incarné la dignité radicale face au racisme structurel. Lumumba a symbolisé la souveraineté africaine dans un monde divisé en blocs. Aujourd’hui, en Palestine, en Afrique et dans le Sud global, ces leçons restent vitales : sans émancipation culturelle, il n’y a pas d’émancipation politique. Le socialisme bolivarien, en parlant de « la femme et de l’homme nouveaux », reprend cette tradition : transformer l’être humain au cours du processus même de la lutte, et non après. Il ne s’agit pas de « revenir à la machette » comme pure violence, mais de reconnaître qu’aucun projet émancipateur ne peut s’épanouir sans démanteler les dispositifs d’oppression qui l’étouffent. Le défi demeure le même : libérer l’être humain dans sa totalité.

(Propos recueillis par Geraldina Colotti pour la revue « Resumen Latinoamericano ».)


Portrait d’Ignacio Ramonet / Édition Galilée – Wikimédia





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