Les analyses de Sami Naïr

La « rue » tunisienne

jeudi 3 février 2011   |   Sami Naïr
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Le bras de fer entre le gouvernement et la population en révolte continue en Tunisie. Le changement de gouvernement intervenu le 27 janvier est une victoire de la rue ; le maintien du premier ministre Ghannouchi, symbole de la collaboration obéissante à Ben Ali, est en revanche un gage donné aux partisans d’une certaine continuité. Rien n’est donc tranché et tout semble, au fil des jours, encore incertain. C’est sans doute inévitable, étant donné le caractère absolument original et inattendu de l’insurrection contre le régime de Ben Ali. Le mouvement a surgi des bases profondes de la société, des couches populaires les plus déshéritées ; il est parti de la périphérie du pays, des villes et villages les plus pauvres, pour se déployer en vagues jusqu’aux villes plus cossues et finalement embraser Tunis, la capitale.

Un mouvement spontané, seulement aiguillonné par la colère, le refus de supporter les symboles, les hommes et les femmes d’un pouvoir honni. Mais dés avant l’explosion, les syndicats régionaux et la direction nationale de l’UGTT avaient avancé des revendications sociales précises (emploi, refus de la précarité, augmentation du pouvoir d’achat, etc.) pour pallier les effets des grandes inégalités qui se sont développées ces dernières années.

La fuite de l’ex-président, loin d’apaiser ces revendications, les a au contraire aiguisées : on assiste à un face à face entre les aspirations populaires, la « rue », et les résistances du système instauré par Ben Ali. La révolte populaire revêt désormais deux aspects : d’une part, ce qui est exigé, c’est la dissolution des structures politiques de l’ancien régime et la disparition des hommes et femmes qui les incarnaient ; d’autre part, une demande de réforme profonde des relations entre groupes sociaux favorisant les intérêts des plus démunis. Tout ceci dans un contexte d’inorganisation flagrante et d’absence de direction politique reconnue et légitime. La figure de cette confrontation, c’est celle qui oppose le gouvernement, sans légitimité réelle, et la rue, sans légitimité formelle. C’est dans ce creuset que va se dénouer, dans les semaines et mois à venir, la révolution démocratique tunisienne.

Ce qui a fait la force de cette révolution, ce fut d’emblée l’alliance de toutes les classes et groupes de la société pour se débarrasser de la dictature ubuesque de Ben Ali ; tant que durera cette alliance, les forces qui pourraient tirer le pays dans un sens ou dans l’autre le pays ne pourront pas faire grand-chose. Mais il suffit que des fissures apparaissent entre ces forces sociales pour que la bataille change de contenu. C’est pourquoi les tenants de l’ancien régime ont intérêt à casser ce front de classe pour rallier à eux les forces qui voulaient la disparition de la dictature, mais pas du système social qui leur assurait une situation confortable.

Les couches moyennes sont ici les principales cibles. Elles se sont différenciées ces dix dernières années : des couches moyennes hautes se sont constituées dans le milieu des affaires, des professions libérales, du commerce et des services, mais la majorité a été socialement déclassée et rejetée soit vers un fonctionnariat au rabais soit, carrément, dans la pauvreté. Or ce sont ces dernières couches sociales qui ont constitué le fer de lance de la révolte avec les couches populaires précarisées et marginalisées. L’indécision des orientations politiques et sociales du pouvoir actuel, ajoutée à l’insécurité pour l’instant verrouillée par le couvre-feu, risquent de créer une situation chaotique propice à la rupture de solidarité entre ces couches.

Le temps joue, de fait, en faveur des partisans de l’autorité qui attendent l’élargissement de ces fissures pour se présenter comme un moindre mal face au chaos. Déjà, les groupes sociaux privilégiés dénoncent la grève qui dure, les fermetures d’écoles, le non fonctionnement des services publics, etc. La thématique de la sécurité, du refus du « désordre », fait donc son apparition et elle peut devenir le point de ralliement de toutes les forces qui, pour des raisons souvent différentes, ne veulent pas courir le risque de l’aventure.

Le chef du gouvernement cherche à réunir autour de lui le plus grand éventail de représentants de la société. Mais, en l’absence de refonte des institutions et de réformes de structure, il aura du mal à convaincre. La police se terre et l’armée reste pour l’instant en position d’arbitre. Le général Rached Ammar, chef d’état-major, a rappelé, au cours d’une manifestation, que « l’armée nationale se porte garante de la révolution ». Formule qui peut avoir plusieurs interprétations. Les manifestations du Caire vont certainement aider les Tunisiens dans leur détermination. Mais la répression qui commence en Egypte donnera également des idées aux ennemis de la démocratie dans le monde arabe.





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